III

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Tandis que je redescends, j'interroge mon reflet. Pourquoi ce malade semble-t-il en faire une affaire personnelle ? Qu'est-ce que ce psychopathe a vraiment l'intention et le pouvoir de me faire ? Je me corrige immédiatement : de nous faire ; dans ses menaces, Béatrice paraissait tout aussi en danger que moi. Et le chevalier en moi, même s'il n'a ni arme, ni armure, ni cheval, ne s'en redresse pas moins, prêt à lutter pour la Dame de ses pensées.

Et puis, je ne suis plus vraiment sans armes : je peux lui concocter une tisane laxative pas piquée des vers et, peut-être, l'hypnotiser lui aussi ? Et puis Prakaash est un peu ma botte secrète, mon armure magique...

Mon héroïsme se trouve brusquement douché par une fugitive réminiscence de ma pathétique nuit à sombrer de Charybde en Scylla entre les mâchoires risibles mais affamées de mes monstres intérieurs : nyctophobie et hématophobie, les duettistes improbables du noir et du rouge, alliés pour me nuire dans l'anecdotique manipulation d'un banal interrupteur qui ne m'a libéré de la nuit que pour me pétrifier de terreur en me confrontant à la vue de mon propre sang suite à une négligeable égratignure... C'est pas gagné pour lundi !

Cet auto-apitoiement digne du maniacodépressif que je deviens en ce moment me conduit vers un autre souvenir égaré. Je le laisse m'envahir tandis que je m'affaisse dans le siège du bus, mon épaule effleurant celle d'une jeune asiatique totalement murée dans sa tour d'ivoire technologique, barricadée derrière ses écouteurs et l'écran hypnotique de son iPad.

J'ai six ou sept ans, pas plus, et je joue dans le jardin avec le fils d'une amie de maman. Nous nous disputons le ballon comme des champions à grands tacles et dribbles adroits. Dans le feu de l'action, nous nous approchons trop près du tilleul et le heurtons au passage, en trébuchant dans ses racines, empêtrés l'un de l'autre. Quand nous achevons la roulade, Gabriel est au-dessus de moi et nous éclatons de rire. Et c'est là que, brusquement, tout a basculé : un filet de sang se met à ruisseler de son nez, qui devient ruisseau, puis torrent, me cascadant sur le visage, emplissant mes yeux, noyant ma bouche et mon nez. Nous nous mettons tous deux à hurler et pleurer et, tandis que nos mères accourent, je bascule dans la folie, hurlant et ruant au moindre contact avec objet ou personne, griffant mon visage pour me débarrasser de mon masque pourpre et visqueux, jusqu'à ce que je finisse par m'évanouir en m'assommant contre l'arbre. Ce n'est que lorsque j'ai repris conscience, couché dans mon lit, nettoyé, le visage de mes parents me dominant de toute leur inquiétude aimante, que j'ai appris que Gabriel était hémophile et avait l'habitude de gérer ce type d'incident, qu'il n'y avait rien de grave en tout cas, même si c'était normal que j'aie eu peur. Mon père avait effleuré ma joue de sa main en silence, mais son regard planté dans le mien soulignait son accord avec le discours de ma mère...

Revoir son visage après si longtemps, le redécouvrir si vivant et si nettement tant d'années après me fait prendre conscience que j'ai parcouru un long chemin depuis sa mort, au point que j'avais presque oublié ses traits. L'aiguillon de la culpabilité se plante dans ma poitrine tandis que ma gorge se contracte douloureusement, mais un cahot de la route me ramène au monde extérieur et je réalise in extremis que le bus vient de dépasser mon arrêt.

Je jaillis de mon siège comme un diable de sa boîte en interpellant le conducteur mais celui-ci m'ignore jusqu'à ce que j'aie rejoint son cockpit et qu'il consente à me marmonner qu'aucun arrêt ne peut se faire en dehors des stations prévues à cet effet. Tandis que j'insiste aussi poliment que possible compte tenu de la situation - la nuit tombe - et de mon humeur - je vacille entre crise de nerf et panique -, il me suggère, taciturne et impassible, de presser le bouton si je souhaite manifester mon désir de descendre à l'arrêt suivant.

Devant cet automate humanoïde de la RATP, je déclare forfait et, résigné mais angoissé, regagne la sortie du milieu du bus en écrasant d'un pouce rageur le bouton rouge en songeant - vengeance puérile que je regrette presque aussitôt - que je viens de commander le lancement d'une mini ogive nucléaire qui, comme aiment à le dire et le croire les américains, procèderait à une frappe chirurgicale au niveau du siège conducteur, n'y laissant qu'un peu de suie sous un champignon évanescent... Mais bon, après tout, il faut bien un exutoire à ma hargne et celui-ci ne porte guère à conséquence au final !

Enfin, l'engin massif ralentit et s'immobilise dans un soupir asthmatique avant de daigner laborieusement m'ouvrir sa gueule grinçante afin que je m'expectore précipitamment dans un sprint mi chute-mi fuite en avant au bas des marches. Pourtant, la nuit semble en passe de gagner la course ce soir...

Je cours aussi vite que je le peux, fouetté au sang par la vision de nappes d'obscurité qui rampent hors de leurs cachettes comme autant de monstres cherchant à me happer à mon passage pour m'entraîner loin de la vie. Je bondis d'une flaque de lumière salvatrice à l'autre avec l'énergie du désespoir, la trachée et les poumons comme rongés à l'acide de l'air froid qui entre en moi comme mon ennemi en déchirant tout sur son passage, aidé dans son sabotage de ma course par un fulgurant point de côté qui manque me faire rouler à terre. Je halète comme un asthmatique moribond, je claudique comme un vieux cheval en bout de carrière, et les larmes ruissellent sur mes joues tandis que mes sanglots m'asphyxient un peu plus. Plus que trois cents mètres.

Au loin, sur le trottoir, j'ai une double apparition qui me fait rater un battement de coeur et il s'en faut de peu que je me fasse un croche-pied qui m'envoie bouler dans le caniveau : le lampadaire devant chez moi est éteint et une coulée de nuit a dévoré trottoir et portail mais, tremblotante et inespérée, la lueur électrique d'une torche illumine doucement la silhouette de ma mère qui guette mon arrivée de loin, prête à me secourir.

J'ai un regain de courage et j'avale la dernière centaine de mètres sans m'écrouler, des râles de soulagement se mêlant à mon essoufflement déjà bruyant. Je tombe presque dans les bras de ma mère qui, forte comme un roc, encaisse le coup et me soutient le long de l'allée et jusqu'au canapé du salon où je m'écroule, quasi inconscient, réduit à l'état pitoyable de vieux soufflet sifflant de forge hystérique.

Peu à peu, ma respiration revient à la normale et le poignard dans mon rein cesse de fouailler pour se retirer en ne laissant qu'une vague douleur pulsatile qui me permet de m'ouvrir à nouveau à mon environnement. Voix chaleureuse et enjouée de Nagui, qui encourage gentiment un candidat à se décider, jingle musical entraînant, couleurs vives et artificielles qui viennent chahuter le contour des objets de salon et leurs ombres, le halo atemporel des lampes qui dispensent dans la pièce une lumière douce et, liant toutes ces perceptions, une bonne odeur de beurre cuit qui flotte sur toute la scène. Et la main tendre de ma mère qui masse doucement mon dos qui se décrispe. Et son regard compatissant auquel s'accroche le mien, encore hagard et piteux.

Elle ne dit rien, comme toujours. Elle sait et je sais. C'est assez.

Quand enfin je me suis repris, elle prend la parole.

- J'ai préparé une bonne platée de coquillettes beurre-gruyère et des courgettes dorées à la poêle : ça te va ?

J'acquiesce doucement et elle se lève énergiquement.

- Alors à table, dans ce cas ! J'ai une faim de loup !

Je me lève péniblement, la trachée encore douloureuse et le corps déjà courbaturé par les efforts inhabituels auxquels je ne l'ai guère accoutumé, et je la suis à la cuisine, l'esprit brumeux mais l'estomac gargouillant d'un appétit vorace qui remplace pour l'heure avantageusement mon cerveau démissionnaire.

Le repas se déroule dans un silence apaisant rythmé seulement par les cuivres de la vaisselle et les percussions de la mastication, en un jazz répétitif et lénifiant qui convient tout à fait à mon état. Je fais mine de ne pas remarquer les regards que ma mère me lance à la dérobée et je me concentre sur la tâche nourricière qui me rassérène le ventre autant que l'esprit.

Le repas achevé, je lui souhaite une bonne nuit, coupant lâchement aux explications que ma sauveuse mérite légitimement d'avoir et, déshabillé et drogué à la va-vite, je plonge dans mon lit comme on se jette dans l'oubli.

Et la mémoire me revient.

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