IV

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En nage, je me débats férocement, pour me libérer de leurs coups et de leurs étreintes mortelles. Je crie dans la nuit qui m'entoure, mais je tombe et une nouvelle douleur vient irradier depuis mon coude et mon coccyx. J'ouvre les yeux et regarde hystérique le décor qui m'entoure. Je suis seul, dans la pénombre. Emmêlé dans mes draps. Le halo jaunâtre de ma lampe de chevet donne une allure inquiétante aux masques qui m'observent pourtant de leur regard familier.

Je suis dans ma chambre.

Je suis.

Je ne sais plus qui je suis. Je suis Samba qui vient de mourir sous les coups d'une foule hargneuse, qui saigne intérieurement de l'amour qu'il porte à mademoiselle Sophia, mais je suis pourtant Baptiste, pathétique multiphobique et agent de télécommunication au bord du licenciement.

Je reste à pleurer, confus, tâchant de me libérer des fantômes de douleur qui hantent mon corps courbaturé. Au bout de minutes interminables dans le silence de la maison, je me relève, tremblant, trempé, et j'allume l'écran de mon ordinateur, toujours en marche.

Je lance Internet avec des clics nerveux et pianote dans Google deux mots. Je tape sur Entrée.

Les résultats s'affichent, innombrables, et tous hors du sujet qui me préoccupe. J'affiche une page après l'autre, fébrile.

Enfin, une nécrologie en anglais que je déchiffre avec peine : « Forbes Mathias, 51 ans, cultivateur du comté de Greenville, Alabama, décédé ce 18 juin 1961. »

Je reformule ma recherche, tombe sur l'archive numérique du Greenville Daily News daté du 15 juin de la même année. La une me laisse bouleversé et les larmes ruissellent lentement tandis que je déchiffre l'article.

« Suite aux événements tragiques de mai dernier, la famille Forbes a achevé ce jour sa funeste histoire.

On se souvient de l'épisode sanglant qui avait vu le juste châtiment d'un violeur nègre par la fière population de Greenville. On se rappelle avec émotion comme sa victime, mademoiselle Sophia Forbes, s'était donné la mort le lendemain de cette légitime exécution, bouleversée par l'agression dont elle avait été l'objet.

Les jours suivants, un complice du criminel mis à mort s'était vengé sur le jeune frère de la défunte, un des braves justiciers qui avaient conduit l'arrestation du violeur. Le complice avait été retrouvé peu après et exécuté avec équité pour son crime.

Dans les semaines qui avaient suivi, Theresa Forbes, la mère de ces deux innocents martyrs, était partie consumée par le chagrin, laissant le patriarche, Mathias Forbes, seul et dévoré par le deuil atroce qui l'avait triplement frappé à si peu de distance.

Hier, le corps sans vie du pauvre homme a été retrouvé par l'un des ses domestiques, dans son bureau. Le revolver trouvé près de lui ne laisse planer aucun doute sur les circonstances de cette fin affreuse.

A l'heure où des nègres revendiquent un peu partout dans le pays le droit à l'égalité sous le prétexte discutable de notre humanité partagée, le drame dont notre paisible comté vient d'être le théâtre nourrit un peu plus la position des conservateurs, favorables au maintien de la séparation des races, dans l'intérêt de chacune des deux. »

S'en suit un long développement sur les mesures à prendre contre les nègres et leur bestialité pour la protection des honnêtes citoyens et une série de critiques venimeuses contre les pacifistes envoûtés par cette race noire fidèle au Mal.

Accompagnant l'article, des clichés de mauvaise qualité laissent deviner en noir et blanc la famille Forbes. La silhouette d'une jeune fille, surtout, retient mon attention.

Mademoiselle Sophia.

Magnifique.

Morte.

Depuis plus de cinquante ans.

Et qui vivait encore il y a quelques heures dans mon cauchemar.

Et Alim, mort aussi pour avoir voulu me venger.

Et ma mère, seule et écrasée par le chagrin.

Je reste encore longtemps à fixer la photographie, perdu et abattu.

La souffrance que je ressens, celle de Samba, est sincère et renforcée par celle de Baptiste, faite de compassion pour cet autre moi qui était si fort et qui avait trouvé le bonheur – et la mort.

Tandis que les premiers rayons de l'aube filtrent entre les volets, je me frotte le visage et réalise que je suis trempé de larmes. Je m'essuie et décide de faire un tour dans le jardin pour me changer les idées et tâcher de comprendre ce qui m'arrive.

Bien sûr, entre vouloir et faire, il y a souvent un pas, mais chez moi, ce pas est celui qu'il faut accomplir pour franchir un abysse. L'escalier. Au bord de la nausée, je m'agrippe à la rampe et j'entame ma descente infernale, entre angoisse et panique, vertige et mal de tête.

Enfin, au bout de peut-être un quart d'heure d'efforts surhumains, j'atteins le rez-de-chaussée et m'aventure dans le jardin. Comme d'habitude, l'air matinal, frais et humide, les chants des oiseaux tout juste éveillés et la douce verdure du jardin m'apaisent immédiatement. Mais le relent de pollution des premiers bouchons vient entacher mon bol d'air et ajoute même à mon amer chagrin et à mon désarroi une colère vengeresse.

Je me force à m'asseoir sur le petit banc, contre mon arbre, puis je laisse dériver mon regard autour de moi en tâchant de faire le vide dans mes pensées. Le souffle court et la poitrine oppressée, j'avise une scutellaire qui pointe ses corolles violacées dans une touffe d'herbe. La coïncidence est trop belle pour être négligée. Je la cueille à la base de la tige et retourne la préparer dans la cuisine.

Chemin faisant, je tente de relativiser. Manifestement, le traitement du docteur Prakaash est fort et ma nuit, entre cauchemars et hallucinations, m'a perturbé. Manifestement aussi, mes angoisses ont amplifié des éléments logiques qui se sont mêlés au délire. Je n'ose pas me pencher trop rigoureusement sur ma connaissance de la famille Forbes. Je classe arbitrairement et de loin tout ça dans le cadre des impressions de déjà-vu consécutives aux vitesses de traitement de l'information et de la mémorisation, allant jusqu'à saupoudrer tout ça de fatigue et de souvenirs de recherches lointains. Tout cela ne tient guère debout, mais je dénouerai cet imbroglio effrayant et confus plus tard. Pour l'instant, je vais me préparer mon infusion et partir pour le travail.

Devant l'évier, je retrouve ma mère qui remplit la cafetière.

- Tu es bien matinal aujourd'hui !

Sa voix guillerette me fait penser à la mère de Samba, sans doute dévastée par la douleur d'avoir perdu son fils et de l'avoir vu trahi, sali, déshonoré quand elle devait savoir au fond de son cœur qu'il était innocent des crimes dont on l'a accusé.

Je m'installe à ses côtés et commence à nettoyer la plante à l'eau claire. Ma mère s'arrête pour me regarder faire. Je sépare la tige des restes de racines puis découpe les parties aériennes au ciseau dans un bol. Les bribes de tiges claires se mêlent à celles, plus foncées, des fleurs, tandis que les pétales déchirés assombrissent l'ensemble en laissant apercevoir ci et là quelques filaments mauves.

Me rappelant que nous n'avons pas de boule à infuser, j'attrape un filtre à café, dépose la mixture humide dedans et, mettant une casserole d'eau à bouillir, je consens enfin à lever les yeux sur ma mère, qui me fixe désormais avec un regard stupéfait et inquiet.

- Mais qu'est-ce que tu fais ?

- Je me prépare une infusion, bien sûr !

Je réponds crânement avec une intonation surprise pour lui cacher les raisons de mon trouble. Je ne veux surtout pas qu'elle reconnaisse la scutellaire et devine mon état de stress. Je ne veux pas lui parler de cette nuit. Je ne veux pas parler de Samba ni de... Peut-être que, lundi, j'aurai repris un peu de force et que j'aurai le courage d'en parler à Prakaash. Mais là, à peine sorti de ce cauchemar, je ne me sens pas prêt à le rappeler à ma mémoire.

Et puis elle risque de me prendre pour un fou !

- Comment sais-tu que cette fleur de notre jardin est comestible ? Tu as une nouvelle passion pour les plantes à tisanes ?

Son sourire enjoué mais crispé m'arrête soudain.

J'examine le filtre à café et la mixture qu'il contient. J'entends le frémissement de l'eau proche de bouillir et je réalise que oui, je sais pertinemment ce qu'est cette plante et en quoi elle peut être un remède dans mon état, mais que non, je ne suis pas sensé savoir. Je ne l'ai jamais su. Et pourtant, je le sais. Je connais cette plante, tout comme des centaines d'autres qui me reviennent quand j'y réfléchis, qui surnagent au-dessus de mon inconscient, inattendues mais là.

Je suis devenu Samba. Ou, plutôt, nous avons fusionné. Pourtant, il est mort il y a près de cinquante ans.

Soudain, toute la pièce semble s'animer et se mettre à tourner ; la luminosité, changeante, vacille vers la pénombre et les sons, comme du fond d'une baignoire pleine, m'arrivent déformés. Je tente de me raccrocher au plan de travail pour ne pas tomber et je vois du fond de mon vortex tourbillonnant les bras de ma mère se tendre vers moi et ses cris, méconnaissables, accompagner ma chute dans l'inconscience.

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