I

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A la fois terrifié et excité comme une puce, je pousse timidement la porte du cabinet. La salle d'attente du docteur Prakaash est comme dans la description de l'article. A peine la porte est-elle entrouverte que le voyage commence, entre patchouli et tentures roses. Les murs blancs sont surmontés de moulures fleuries et colorées. Un peu partout, les parois sont creusées de niches abritant des statuettes ou agrémentées de tableaux et tapisseries bariolées. Les premières représentent des dieux et déesses de la mythologie Hindoue, tandis que les seconds traitent de sujets aussi variés que les travaux des champs, l'architecture traditionnelle ou le kama sutra.

Autour de tables basses massives et sculptées avec abondance de motifs orientaux, des fauteuils profonds et colorés attendent les voyageurs de l'intérieur. Sur chacune des tables, des livres d'arts et d'histoire proposent de grandes illustrations de l'Inde millénaire. Aux quatre angles de la pièce, de petites étagères en coin supportent de discrètes enceintes, seules concessions à la modernité avec les appliques murales quasi opaques qui diffusent chichement une lueur orangée que ne jalouseraient pas des bougies. Sur chacune des enceintes, un petit encensoir ouvragé fume doucement, laissant dériver les spirales évanescentes à travers la pièce. Une musique douce et entêtante, faite d'airs de flûte graves, de bruits d'écoulement d'eau et de chants d'oiseaux ou de stridulations d'insectes, baigne la pièce. Il y fait bon et chaud.

Je me laisse tomber sur l'un des fauteuils comme on s'abandonne après un voyage éprouvant. L'endroit a beau être outrageusement tape-à-l'œil, il s'en dégage néanmoins une touffeur confortable qui met à l'aise. De là où je suis, je constate enfin que chaque fauteuil est orienté de manière à dissimuler les autres patients à sa vue et à proposer à chacun des sujets de méditation en excitant ses sens.

Charlatan ou non, Prakaash a su insuffler à sa salle d'attente un indéniable pouvoir d'apaisement. Et c'est un bon point. Na ! lance intérieurement l'enfant plein d'espoir à l'adulte blasé que je suis devenu. Je me surprends à fermer les yeux. La pièce est assez grande et, malgré l'absence de fenêtres, ne m'angoisse pas réellement. Les velours rouges des tentures et des sièges, la profondeur ocre du tapis, les dorures et la bigarrure des décorations, l'atmosphère enfumée, l'ambiance décontractante me bercent doucement comme l'enfant s'apaise en naissant dans les bras chauds et moelleux de sa mère.

A la porte d'entrée en bois noir ouvragé répond à l'opposé un rideau de fils de tissus allant du jaune lumineux au rouge sombre. Ses franges s'écartent enfin délicatement pour laisser entrer à petits pas lents le fameux docteur, enturbanné comme sur la photo, le regard vif, le sourire tranquille et la tête penchée de côté comme attentif au bruit discret de mon âme torturée. Immédiatement, je me sens en confiance. Rien ici n'attise mes peurs, rien ici ne me rappelle mes monstres. Je suis bien.

Il s'incline, les mains jointes pour me saluer, presque en silence, sa voix grave se mêlant presque imperceptiblement à la musique, puis me fait signe de le suivre à travers le rideau. A travers les rideaux, devrais-je dire : le couloir, prolongeant l'atmosphère de la salle d'attente, est baigné d'une lumière douce et, entre chaque applique, un nouveau rideau vient en cacher l'issue. Sentant frémir ma claustrophobie à chaque fois que mes doigts qui s'emmêlent dans les fils ne découvrent pourtant pas de sortie, je fixe mon regard sur le dos du praticien et mes pas sur les siens.

Enfin, après cinq ou six voiles, nous parvenons à un salon plus petit, tout rond, dans lequel il m'introduit avant de fermer la porte derrière nous. Ici, le décor reste sensiblement le même, mais les motifs sont désormais abstraits. Une seule enceinte diffuse toujours encens et musique, mais plus discrètement. Une unique fenêtre, recouverte d'un store de tissu, laisse entrer un jour tamisé dans la pièce, tandis que quelques appliques supplémentaires complètent l'ensemble. Au centre de la pièce, deux jetées de coussins.

Le docteur Prakaash me fait signe de m'allonger sur l'une des couches tandis qu'il s'allonge à son tour sur la seconde. Ainsi installé, les yeux au plafond, je découvre que la totalité de la surface est couverte d'arabesques et de tâches colorées. L'ensemble, baroque, est fascinant et vertigineux. Hypnotique.

Après un moment de silence tranquille, la voix grave de Prakaash traverse l'espace.

- Voulez-vous m'expliquer pourquoi vous venez chercher mon aide ?

Habitué aux thérapies et agacé par leurs lenteurs inefficaces, j'apprécie cette entrée en matière directe, et je décide de jouer le jeu.

- Je suis multiphobique et ça m'empoisonne la vie.

- De quelles phobies souffrez-vous, exactement ?

- Ochlophobie, claustrophobie, hématophobie, nyctophobie, pyrophobie, cynophobie, acrophobie et aquaphobie.

J'énumère la litanie familière de mes angoisses intimes, entre résignation et honte.

- C'est tout ?

Je tourne la tête vers Prakaash, surpris. Lui aussi est étendu sur le dos et tourne sa tête vers moi. Son sourire amical me fait comprendre qu'il s'agissait d'une boutade. Je lui rends son sourire.

- Bien. Rassurez-vous, j'ai déjà eu quelques cas de phobies multiples. Ce qu'il faut que vous compreniez, c'est qu'une phobie unique est le fruit d'un traumatisme localisé. La phobie est une réponse logique à ce traumatisme précis. Bien évidemment, quand je dis logique, je veux parler de cette logique inconsciente qui s'applique de manière tout aussi fantaisiste dans les rêves. Notre travail sera de remonter le fil logique, ou d'en retrouver les bribes afin de dénouer ce qui a été emmêlé. Dans votre cas, comme il y a plusieurs phobies, cela peut signifier qu'il y a eu plusieurs traumatismes différents ; ou bien que le traumatisme originel, particulièrement fort, a eu un impact plus large, un peu comme les séries d'ondes concentriques qui agitent l'eau lorsqu'on fait tomber une pierre dedans : un impact là où l'eau s'est refermée, mais une secousse qui se répand et dérange les eaux calmes alentour.

- Comment comptez-vous faire pour dénouer les fils emmêlés ?

- C'est votre inconscient qui a fait les nœuds : c'est à lui de les défaire. Je vais vous amener à focaliser votre attention sur les zones où nous avons le plus de chance de trouver ces enchevêtrements et utiliser la relaxation et l'hypnose pour permettre à votre inconscient de reprendre les choses en main.

Venant de n'importe qui, ce discours m'aurait fait sourire. Mais magie ou manipulation mentale, le lieu a déjà contribué à me faire baisser la garde et accorder ma confiance à l'étrange bonhomme. J'acquiesce.

- Commençons par le commencement. Vous m'avez d'abord parlé de votre ochlophobie. Expliquez-moi comment elle se manifeste.

Je fixe le plafond, suivant les lignes, sondant les tâches, et je m'exécute lentement.

- Lorsque je me trouve trop proche d'un groupe de personnes, en particulier si je sens leurs regards sur moi, j'ai l'impression qu'ils me veulent du mal et qu'ils vont s'attaquer à moi. Je sens alors l'appréhension monter en moi, l'angoisse, puis la panique. C'est insupportable et je dois fuir. Je parviens à canaliser quelque peu cette phobie en me concentrant sur autre chose. Mais dès que je sors de ma routine et que je suis pris dans une foule, je deviens dingue et je pourrais me jeter sous un métro pour m'échapper.

Ma voix meurt soudain à cette évocation.

- C'est déjà arrivé. J'ai été sauvé de justesse par mon frère qui m'accompagnait et qui m'a retenu. J'avais une vingtaine d'année...

- Je vois...

Je me demande un instant ce qu'il voit, lui. Moi, en tout cas, je revois la foule, j'entends le cri d'Alexandre et je sens ses mains qui m'agrippent soudain avec force tandis que la rame de métro manque mon crâne de quelques millimètres...

- A quoi pensez-vous que cette peur soit due ? Vous devez avoir une hypothèse.

Oh oui, j'en ai, des hypothèses ! C'est que ça fait un moment que je me fracasse le crâne sur ces questions...

- Oui, réponds-je simplement. Je n'en ai pas de souvenir clair, mais ma mère m'en a parlé et tout semble concorder. Quand elle m'a eu, ma mère a pris un congé parental de trois ans. Elle s'est très bien occupée de moi, mais je ne voyais pas souvent d'autres enfants et je restais essentiellement dans le cercle intime de ma famille. Il paraît que ma première crise du genre a eu lieu à ma rentrée en maternelle. Ma mère m'a expliqué que je m'étais raidi tandis que nous approchions de l'école et que le flot des enfants et de leurs parents grossissait. Je ne disais plus rien et m'agrippais à sa main. Elle a simplement pensé que j'avais peur, que j'étais intimidé. Mais quand nous nous sommes trouvés pressés les uns contre les autres dans les couloirs et que je me suis vu entouré, collé par plusieurs dizaines d'autres enfants et deux fois plus de parents, je me suis dégagé et j'ai couru en criant vers la première ouverture que j'ai vue. Il s'agissait d'une fenêtre et je me suis assommé. Par la suite, on s'est arrangé pour que j'arrive après les autres enfants, quand tout le monde était dans sa classe, sans parents, et je passais les récréations auprès des maîtresses...

- Une expérience traumatisante, effectivement, et on tient ici quelque chose qui ressemble à ces nœuds dont je vous ai parlé. Toutefois, c'est probablement un leurre car ce souvenir n'est qu'un souvenir de deuxième main, si je puis dire, et la crise que vous me décrivez semble déjà de l'ordre de la phobie, pas d'un traumatisme originel. Mais nous allons partir de là puisque c'est selon vous l'épisode le plus ancien. Proche de la source, il peut nous conduire plus directement au nœud.

Je ne dis rien. J'acquiesce encore, passif. Me replonger dans tout ça reste douloureux malgré la répétition. D'ailleurs, les paroles de Prakaash m'angoissent un peu car j'ignore encore vers où nous nous acheminons...

- Vous allez regarder le plafond et écouter ma voix. Ne parlez plus et tâchez de ne penser qu'aux motifs que vous voyez.

Je m'exécute, docile.

- Maintenant, vous écoutez votre respiration... Vous sentez vos poumons s'emplir d'air, lentement, puis se vider, longuement... Vous vous concentrez sur cette respiration et sentez les mouvements de votre poitrine...Vous observez également les motifs au plafond... Vous suivez les lignes tout en fixant les tâches de couleur... Vous respirez lentement, profondément... Très bien... Vous sentez l'air passer dans votre corps... Vous laissez votre esprit s'emplir des lignes et des couleurs que vous voyez...

Je sens que je me détends. J'ignore si on tient un remède, mais ça fait déjà du bien. Je me reprends avant de divaguer à nouveau et me focalise à nouveau sur les instructions du thérapeute.

- Maintenant que vous êtes détendu, maintenant que votre respiration est profonde, apaisée, maintenant que votre esprit est gorgé de couleurs et de lignes, vous allez fermer les yeux et continuer de visualiser dans votre esprit ces motifs et ces couleurs... Vous voyez les lignes se dessiner... Arabesques lentes... Vous voyez les couleurs naître et s'étaler, puis se rétracter et disparaître pour renaître à nouveau au gré des mouvements dessinés par ces lignes qui ne cessent de croître et disparaître...

Je commence à perdre la notion du temps, pas loin de m'endormir. La voix lente et grave du praticien a un effet lénifiant sur moi. Je me sens lourd, mou, presque liquide.

- Maintenant, vous allez laisser ces lignes et ces couleurs prendre forme... Ce ne sont plus des lignes, mais déjà des silhouettes... Il n'y a plus de taches, mais des corps, des visages... Tous ces gens se pressent autour de vous mais vous êtes en sécurité là où vous êtes... Toute cette foule vous regarde et se multiplie, se rapprochant de vous... Vous écoutez ce qu'ils vous disent, vous observez bien leurs visages... Dites-moi ce que vous voyez...

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