Sombres augures

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Plus tard, le meneur de la guilde ældienne, Syandel Marcheur-de-Voile, vint nous rejoindre. Il s’assit devant nous et nous servit à boire, avant de se poser et d’entreprendre de tresser sa somptueuse chevelure dorée, qu’il avait dénoué pour partir chanter la ritournelle à Tanit, restée dans sa chambre avec l’autre mâle.

— J’espère que la représentation vous a plu, demanda-t-il avec un aimable sourire. Nous manquions de personnel, hélas. Vous savez sûrement que dans Le chemin des héros, Arran doit être joué par un hiérarque, Arryn un aisteor, et que le troisième rôle principal, leur fierté, doit être personnifiée par l’Aonaran… La dernière fois que nous avons eu la chance de jouer ces pièces, un Aonaran nous avait fait l’immense honneur de se joindre à nous.

Ren, qui jusqu’ici ronronnait passivement, n’écoutant les élucubrations de Syandel qu’à demi, devint soudain très alerte.

— Un Aonaran ? Parmi vous ? demanda-t-il, les yeux grands ouverts et les oreilles bien droites.

Syandel lui coula un petit sourire.

— Cela vous inquiète, seigneur Silivren ?

Ren secoua la tête.

— Il y aurait certes de quoi...Mais cet Aonaran n’est resté parmi nous que quelques lunes. Estimant probablement que notre cathbaneadth était digne de lui, il nous a rejoint pendant une échauffourée avec des Desséchés, puis il s’est laissé conduire à notre bord et a accepté de jouer toutes les pièces où son rôle si rare est nécessaire. Dommage qu’aucun public n’en ait été témoin… Puis il a disparu. Tels sont les Aonaranan.

Ren eut l’air bouleversé par cette nouvelle. Il pressa le meneur de troupe de questions, voulant à tout prix savoir où et quand cet "Aonaran" était parti. L’autre l’ignorait.

— Vous avez croisé la route de beaucoup d'Aonaranan ? insista Ren.

Syandel rit de bon coeur.

— Voyons, vous savez bien que ça ne court pas la Voie ! Nous pouvons déjà nous estimer heureux s’il y en a en activité actuellement. Pour ma part, je n’aurais jamais pensé avoir la chance d’en croiser un dans cette vie…

— Et cet Aonaran là, continua Ren sombrement, vous savez vers où il est allé ?

Encore une fois, sa question fit rire l’acteur.

— Pourquoi le chercher ? Il viendra à vous s’il le veut. Telle est la Voie de l’Aonaran. N’escomptez pas lui demander de se joindre à quelconque cause ou quête de votre fait, les Aonaranan décident eux-mêmes et ne reçoivent d’ordres de personne ! Et puis, vous n’êtes pas sans ignorer le sort de ces ædhil d’exception. Le vôtre, aussi, si vous le serrez de trop près !

Le meneur de troupe ricana, de manière plus sinistre cette fois.

— Vous pouvez au moins me dire quand et où cette rencontre a eu lieu, insista Ren, que je sentais perdre patience.

L’autre le regarda de côté, semblant peser le pour et le contre.

— Il y a moins de trente cycles de cela, dans le Dédale… Pourquoi vous dire l’endroit exact ? Vous ne le retrouverez pas : vous n’êtes pas filidh.

— La Cour Exilée, murmura Ren d’un air habité. C’est ça ?

Le Meneur de guilde parut surpris.

— Vous connaissez son existence ?

Ren fronça les sourcils.

— Connaître, c’est beaucoup dire. Mais il y avait deux anciens de la guilde des Étoiles Gelées dans la cour d’Hiver où je suis né. C’est comme ça que j’ai su pour la Cour Exilée.

Syandel haussa les sourcils, produisant un visage volontairement outré.

— Les Étoiles Gelées ? La plus crainte des guildes de l’Ombre, victorieuse des batailles de Velos et Iathglas, destructrice de civilisations ! Rien que ça. Des anciens de cette glorieuse guilde, vous dites ? Ce serait bien la première fois que j’entends parler de filidhean qui reviennent à la vie ordinaire après avoir pris cette Voie ! Vous savez bien que c’est impossible.

— Ce n’était pas pareil, murmura Ren sombrement. L’un d’eux était l’enfant de deux membres des Étoiles Gelées, il y était né sans en être. Et l’autre… Il ne l’a jamais quittée, en fait. C’était le Meneur : Ardaxe d’Urdaban.

Syandel hocha la tête pensivement, du respect dans ses yeux rieurs.

— Ardaxe d’Urdaban… Nul olham n’a jamais fait montre d’un humour aussi épique. Comme un témoignage de ses superbes réalisations, gît pour toujours la planète tombeau de Sibelos. Restant en bordure de l’antique empire Kraan, elle est restée intouchée pendant des siècles. Dès qu’un drone de ces abominations mécaniques venait en reconnaissance, voilà ce qu’ils découvraient : les restes de leurs prédécesseurs, ensevelis couche après couche par la guilde des Étoiles Gelées. Peu après leur installation sur la colonie, les gens d’Ardaxe les anéantirent en une dizaine d’attaques éclairs, surgissant comme la foudre de l’Ethereal. Ah, quelle belle cathbaneadth cela a du être ! Ardaxe était connu pour avoir beaucoup de style. Il ne laissa qu’un seul Kraan vivant, prisonnier pour l’éternité de son armure de guerre, le souvenir de sa souffrance projetée à jamais dans le Vide. Ainsi, tous ceux qui tentèrent par la suite de coloniser cet avant-poste trop proche d’Ultar savaient ce qui les attendaient, s’ils osaient mettre un seul pied sur ce sol ! »

Il aboya un grand rire féroce, aussitôt imité par les autres membres de sa troupe, qui stoppèrent net toutes leurs activités pour s’esclaffer avec lui.

— Ardaxe a trouvé la mort lors d’une attaque orcanide, fit Ren d’un ton lugubre.

— Vraiment ?

— Il s’est battu bravement. Les orcanides n’ont pu les capturer vivants, et ils ont payé de leur vie cette attaque : Ardaxe et sa compagne ont utilisé un cube prismatique pour anéantir leurs assaillants, rendant l’âme dans le processus.

— Sa compagne ? Ardaxe d’Urdaban avait une compagne ? s’étonna Syandel.

— Ma mère, lui apprit Ren.

Ainsi, j'appris le fin mot de cette tragique histoire. Ren ne m’en avait jamais parlé. C’était Mana qui m’avait évoquée l’existence de cet Ardaxe, le décrivant comme un sinistre bouffon qui, avec la mère de Ren, avait menacé de la tuer.

— Vous êtes le fils de la compagne d’Ardaxe d’Urdaban, Meneur de la légendaire guilde des Étoiles Gelées… murmura Syandel d’un ton dramatique. Alors, je m’incline devant vous !

Et, délaissant ses tresses, il s’exécuta.

— Mon père était son frère-juré, continua Ren – encore une révélation qui m’étonna. Est-ce que c’est suffisant pour obtenir de vous que vous me disiez où et quand vous avez rencontré cet Aonaran ?

Syandel mit la main sur sa poitrine.

— Oh, mais cela ne m’en empêche que plus, cher Silivren, se défendit-il. Vous m’êtes trop aimable pour que je prenne le risque de vous savoir sur le chemin d’un Aonaran… Et s’il se laissait rattraper ? Les Aonaranan n’aiment pas qu’on les suive de trop près, mon ami ! C’est trop dangereux pour vous.

Ren fronça les sourcils, agacé. Je sentis qu’il prenait sur lui.

— Laisse tomber, Ren, lui conseillai-je en Commun.

Mais il m’ignora.

— Dites-moi au moins à quoi ressemblait cet Étranger, insista-t-il.

Encore une fois, Syandel rit de bon cœur, avant de se tourner vers sa troupe en ouvrant le bras d’un geste dramatique.

— Vous l’avez tous entendu ! Dites-moi à quoi ressemblait cet Étranger ! se moqua-t-il, aussitôt imité par tous les autres qui rirent de concert.

D’habitude, les quolibets glissaient sur Ren comme l’eau sur la peau d’un dauphin, mais là, étrangement, il sembla mal le prendre. Fronçant les sourcils, il glissa la main dans sa tunique, là où se trouvait son sigil. Non loin, sa fille, qui suivait la conversation discrètement depuis tout à l’heure, l’imita, ce qui n’échappa pas aux filidhean.

— Oh oh, du calme ! intervint Syandel. Ce n’était pas méchant. Je suis juste étonné de vous voir si ignorant des Aonaranan, ami Silivren. C’est vrai que leur rôle était moins important à votre époque… En tout cas, moins qu’il ne l’est maintenant, en ces temps troubles pour notre peuple.

— Je sais ce qu’est un Aonaran, répliqua Ren. Je vous demande tout cela en parfaite connaissance de cause. Si vous ne voulez pas me répondre…

Syandel pencha la tête innocemment.

— Oui ? Que ferez-vous ?

Tanit posa la main sur l’avant-bras de Ren, et elle secoua la tête.

Ren se dégagea d’un mouvement brusque, rare chez lui, puis il se leva. Il quitta la salle et on ne le revit plus de la soirée.

Le sourire goguenard, Syandel partit aussi, allant se divertir par d’autres moyens. Tanit le suivit, apparemment fort désireuse de lui faire oublier le manquement à l'hospitalité ældienne qu’avait produit Ren.

Je me tournai vers Círdan et Angraema.

— C’est quoi, un Aoranan ? demandai-je.

— Un Aonaran, me corrigea Círdan d’un air sombre. Ce sont des individus qui errent dans la Toile, rejoignant une bataille seulement quand l’envie leur en prend, toujours en déguisant leur identité. Lorsqu’une guilde ou une Cour leur plaît et leur semble digne, ils mettent leur masque et se révèlent à eux. Personne ne sait à quoi ressemble un Aonaran sous son masque, et personne ne souhaite le savoir. On ne leur adresse la parole que sous des formes rituelles : ils sont terriblement craints.

— Mais si personne ne sait qui ils sont, objectai-je, comment prennent-ils ce rôle ? Et pourquoi ?

Círdan me jeta un petit regard de côté, comme s’il lui déplaisait de me parler de ces sombres personnages.

— Depuis que le premier Aonaran est apparu, une place a toujours été réservée dans une troupe, une phalange, ou une armée du Peuple. Dans toute l’aire de rayonnement de notre culture, c’est considéré comme un immense honneur de pouvoir bénéficier de leur aide. Il s’agit de la crème de la crème des guerriers ædhil, toutes factions confondues. Tous les monarques, les généraux et ceux qui sont engagés dans une cause prient au début des engagements qu’un Aonaran vienne prêter sa force surnaturelle à son camp. Mais il y en a peu : ils sont choisis pour leurs qualifications et leur capacités martiales extraordinaires par un autre Aonaran, en étant repérés par une guilde en contact avec l’un d’eux – ce qui limite encore les possibilités. Les pressentis doivent en outre répondre à certaines spécificités physiques, psychologiques et morales. En cela ils sont très respectés, car seulement les plus braves, les plus forts, les plus disciplinés et les plus incorruptibles d’entre nous peuvent tenir ce rôle sans devenir fous et tomber dans le chemin de la damnation. Ils représentent la fierté immense des plus grands héros dans leur quête dangereuse, l’idéal et l’espoir de libération de tous les ædhil.

— Et c’est ce genre de personnage, que Ren veut nous faire poursuivre ?

— Il veut probablement que je l’affronte, intervint Angraema. Un nouveau test, pour mieux pouvoir défaire Śimrod !

Círdan la regarda, les sourcils froncés.

— Angraema, commença-t-il, la voix métallique. Ne cherche jamais à affronter cet Aonaran. Jure-le moi.

La jeune ældienne regarda son fiancé, qu’elle n’avait sans doute jamais vu aussi sérieux.

— Mais…

— Un ædhel ordinaire ne croise jamais la route d’un Étranger, coupa-t-il. Cela ne devrait pas être. On en aperçoit parfois un au cours de sa vie, lors d’une représentation. C’est tout. Et c’est très bien ainsi.

Piquée au vif, Angraema se redressa.

— Pourquoi ? Si l’un de ces Aonaranan me défie ou attaque ma famille, je répliquerais, qu’est-ce que tu crois !

— Et tu mourras, dit froidement Círdan. Les Aonaranan sont des élus d’Arawn : ils sont immortels et insaisissables. Ils traversent les murs et apparaissent ou disparaissent à volonté. Les rayons et les projectiles leur passent au travers du corps. Ils bougent à une telle vitesse qu’ils sont invisibles. Si tu aperçois leur masque devant toi… C’est que tu vas mourir dans la prochaine seconde et rejoindre l’étreinte glacée de l’Étranger, ou celle, brûlante, de Shemehaz, selon le côté où le dé de l'Amadán sera tombé.

Angraema garda le silence.

Pour ma part, j’en avais assez vu et assez entendu. Je retournai dans ma cabine, retrouvant Ren qui bouquinait sur le lit, le visage inexpressif. Je le sentais tendu à l’extrême.

Je vins le rejoindre en rampant jusqu’à son bas-ventre, nue, profitant de ma configuration pour lui proposer une activité, qui, je l’espérais, le calmerait. Mais Ren soupira et remonta le drap sur moi dans un geste sans équivoque.

— Non, murmura-t-il, de sombre humeur. Pas ce soir.

— Ça te ferait du bien, pourtant, objectai-je. Et surtout, ça te changerait les idées.

— J’ai pas la tête à ça, confirma-t-il.

— Oui, dis-je en secouant la mienne. Tu songes à poursuivre un inexpugnable tueur galactique, sans raison valable. Il va falloir qu’on en parle un jour, Ren. De cette sale manie que tu as de voguer d’objectif dangereux à mission impossible, dans le seul but de te sentir vivant ou utile ou que sais-je encore. Peut être cherches-tu à fuir quelque chose, j’en sais rien. Mais tu as une famille, maintenant. Tu ne peux plus vivre comme ça.

Ren détacha enfin les yeux de son bouquin, et il me regarda.

— Je t’ai proposé de rester sur la base humaine avec Círdan et les petits, osa-t-il dire. Je t’ai laissé cette possibilité, Rika. Mais tu l’as refusée.

— Effectivement. Je pense que ma place est auprès de toi, Ren, ici, dans ce vaisseau, avec nos enfants, nos amis et notre famille.

— Alors tu me laisseras achever le nettoyage de Solaris comme je l’ai promis à Priyanca Varma, et ensuite, on repartira dans l’Ethereal chercher Mana, Arda, Eren et mon père. Avec le reste de la famille.

Il l’avait dit. Je le regardai en silence, ne sachant pas trop par quel bout attraper cet objet pointu et savonneux.

— C’est donc Śimrod, que tu cherches ?

— Je te l’ai déjà dit, maugréa Ren. Oui. Je le cherche. C’est important.

— Et tu crois que cet Étranger est Śimrod.

Les iris vertes de Ren revinrent sur moi, rapides comme l’éclair.

— Je n’ai jamais prétendu une telle chose. Et je ne te permets pas de le penser une seule seconde. Si c’était effectivement le cas, alors il serait obligé de te tuer. Personne ne doit connaître l’identité d’un Aonaran, personne.

— Mais toi, son fils, tu es prêt à faire ce pari dangereux, objectai-je. Comment comptes-tu t’y prendre, au juste ? Accoster son vaisseau comme si de rien était, au risque de te prendre une bonne salve de plasma, ou pire ? Et nos enfants, Ren ? Te rends-tu comptes du risque que tu leur fais courir ? Et à moi ? En plus d’être un tueur dangereux et caractériel, et même si ce n’est pas un de ces tueurs masqués qui font peur à tout le monde, Śimrod Surinthiel avait une passion dévorante pour les jeunes humaines. Crois-tu que je serais à l’abri d’un tel prédateur ? Et Isolda ?

C’en était trop pour Ren. Furieux, il se redressa, le regard incandescent.

— Mon père n’était pas un prédateur ! Pourquoi refuses-tu d’admettre que cette fille l’aimait ? Est-ce que c’est parce que tu nies la réalité de notre amour, aussi ? Que tu ne le prends pas au sérieux ?

La salve de Ren me coupa la chique. Que répondre à cela ?

— Non, Ren, jamais ! protestai-je en me radoucissant, lui prenant la main. Je t’aime plus que tout, plus que ma vie même. Ne va jamais croire que ce n’est pas le cas !

— Alors accepte le fait qu’il y a 40 000 années, une jeune humaine est également tombée amoureuse de mon père, répliqua-t-il. Et que lui aussi, l’aimait. Tu n’as en tête que la version de Mana… Qui a une certaine façon de raconter les choses. J’ai de bonnes raisons de croire que mon père aimait cette humaine comme je t’aime, et qu’il est encore vivant aujourd’hui. Je dois le retrouver. Fin de la discussion : je ne veux plus jamais évoquer ce sujet avec toi, Rika. Ne me parle plus de Śimrod, de son humaine, ou même des Aonaranan. D’accord ?

Je hochai la tête, vaincue. Ren me censurait. Je ne pouvais plus lui dire la vérité, à savoir que Śimrod se fichait de lui, tout comme lui ignorait qu’il était son père il y a encore un an.

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