Dissimulation

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Après avoir présenté la jeune fille – qui s’appelait Isolda – à Ren, puis lui avoir octroyé une cabine, je l’amenai voir les petits, suivie sans le savoir par mon compagnon qui resta discrètement dans l’ombre de la porte surveiller l’entrevue. Mais Isolda accrocha tout de suite avec eux, et Ren disparut de lui-même sans s’être montré. Tanit vint nous rejoindre, et je constatai avec soulagement que la jeune humaine ne semblait ni effrayée ni rebutée par les ældiens. Je les laissai ensemble, satisfaite de ne plus avoir à laisser à Tanit la main mise sur mes enfants. Tout cela me conférait plus de temps pour gérer la navigation avec mon compagnon, que j’allai rejoindre dans la salle des commandes.

Le dîner fut assez morne. À table, Ren annonça à sa fille que dès le lendemain, maintenant que nous avions une nourrice qui me permettait d’être à la barre à plein temps, il allait commencer son apprentissage. Angraema, assise à côté de Círdan, releva immédiatement la tête à cette nouvelle.

« C’est vrai ? s’écria-t-elle, toute excitée.

Ren la regarda plutôt froidement.

— Tu couches avec lui, actuellement ? demanda-t-il en désignant Círdan du menton.

Angraema jeta un œil à son compagnon, qui pour sa part, baissa le nez dans sa soupe.

— Non… Enfin, pas vraiment… On ne fait rien, si c’est ça que tu veux savoir. Rien de mal, en tout cas… Enfin, je veux dire, aucune chance que… Tu vois, quoi !

Ren l’interrompit avant qu’elle ne s’enfonce encore plus.

— À partir de demain, tu dormiras et tu prendras tous tes repas – tu vivras, en fait – dans la salle des armes. Seule.

Alarmée, Angraema posa les yeux tour à tour sur Círdan – qui gardait prudemment les paupières baissées – et son père.

— Jusqu’à quand ?

—Jusqu’à ce que je décide que la première partie de ta formation est terminée », statua Ren.

Angraema baissa le nez pour cacher sa frustration. Elle n’avait sans doute pas imaginé cela en demandant à son père de la former.

Elle n’avait sans doute pas non plus prévu la sévérité de l’enseignement. Après le petit déjeuner du lendemain, Ren s’enferma dans la salle avec sa fille, et je ne le revis que le soir. J’essayai d’apercevoir le visage d’Angraema en passant devant sa nouvelle antre, et, voyant un quart de seconde son air épuisé et désespéré avant que la porte ne se referme, je me tournai vers Ren, qui venait de sortir :

« Tu n’es pas trop dur avec elle, tout de même ? »

Le regard qu’il me jeta en réponse m’en dit long.

Ren refusait de me parler de l’apprentissage de sa fille, tout comme il refusait de me parler de ce qu’il avait vécu, lui, sur Æriban. Je savais juste ce qu’il avait dit à Angraema, comme quoi il avait fait le ménage jusqu’à réussir à tuer son premier adversaire (Qui ? Comment?) et qu’il se faisait rosser par ses maîtres régulièrement. J’espérais qu’il ne faisait pas subir la même chose à sa fille.

« Tu ne comptes pas l’affronter un jour, Ren ? osai-je lui demander. Comme cela se passait traditionnellement sur Æriban à la fin de vos études, je veux dire ? »

La famille étant en effectif minimal, Círdan vivant reclus en solidarité avec sa belle et Tanit disant devoir rester allongée, nous prenions désormais la plupart de nos repas seuls. Ren, qui était en train de manger un de ses plats humains préférés – une préparation de longs rubans de blé enduits d’une épaisse sauce rouge dans laquelle baignait des boulettes de viande – devant un film, secoua la tête.

« Les règles et les traditions n’existent que pour être brisées un jour, finit-il par me répondre. Je ne peux pas former Angraema comme nous l’étions sur Æriban, et d’ailleurs, je n’en ai aucune envie. Je ne pense pas que cela soit la manière la plus efficace.

Je secouai la tête pensivement.

— Donc, elle ne fait pas le ménage, et tu ne lui tapes pas dessus.

Ren me regarda comme si j’avais dit une énormité.

— Je ne lui tape pas dessus, non », murmura-t-il avant de tourner sa fourchette dans son plat.

Isolda arriva à ce moment-là pour nous ramener les enfants. Ren, qui s’appliquait à l’ignorer avec sa réserve coutumière, continua de manger en silence tandis que j’interrogeai la jeune fille sur la santé et les activités des petits.

« Est-ce que je peux aller aider la belle dame ælfe à se teindre les cheveux ? me demanda Isolda après avoir remis les petits dans leur panier.

Ren lâcha son assiette un instant pour la regarder, alors que, pour ma part, je fronçais les sourcils.

— Tanit se teint les cheveux ?

— Je crois bien, acquiesça Isolda. Puisqu’elle m’a demandé de venir l’aider à accomplir cette tâche. »

J’échangeai un regard silencieux avec Ren. Ce dernier finit par baisser les paupières. Piquant un bout de viande qui traînait encore dans son assiette, il le mâcha pensivement.

« Tu peux y aller, merci pour aujourd’hui », congédiai-je Isolda.

Cette dernière esquissa un ersatz de révérence maladroite et quitta la salle.

Tanit nous avait menti. Ou plutôt, encore une fois, elle nous avait caché quelque chose. Pour moi, ce mensonge ressemblait à une simple coquetterie de femelle qui refuse de dévoiler ses artifices, mais c’était déjà la troisième fois qu’elle nous mentait par omission. Il y avait eu l’histoire des trows, puis ensuite, sa grossesse. Elle nous avait même caché la nature de sa relation avec Arawn-Arowed… Et maintenant, cela. Bien sûr, pris séparément, tout pouvait se comprendre : révéler à Ren qu’on le traitait de trow aurait été impoli, et il était normal qu’elle hésitât à nous dire que l’individu qui avait tenté de nous tuer était son amant et le père de sa future portée. En outre, pour protéger cette dernière, ou bien par discrétion vis à vis de moi, elle avait préféré attendre la venue de la mienne pour révéler sa grossesse. Tout cela se comprenait. Mais je sentais bien qu’aux yeux de Ren, ces cachotteries maladroites ne faisaient qu’ajouter une nouvelle ligne au dossier déjà épais de Tanit. Ou pas : après tout, il continuait à lui raconter sa vie passée de mercenaire au service de Tintannya, un passé dont, pour ma part, j’ignorais tout.

Après le bain, Ren me massa longuement, comme tous les soirs depuis que j’étais revenue dormir avec lui. Ces attentions faisaient partie des soins que les mâles ædhil prodiguaient quotidiennement à leur compagne. Même si je ressentais parfois une petite culpabilité à profiter un peu de l’idéologie gynocrate qu’on avait imprimée au fer rouge dans le cerveau de mon compagnon depuis l’enfance, j’étais loin de vouloir dispenser Ren de ce service. Le sentir heureux de le faire m’ôtait une bonne partie de mes scrupules : Ren continuait à prétendre être fasciné par mon apparence humaine, et me masser lui permettait apparemment d’en profiter.

« Pourquoi Tanit se teint-elle les cheveux ? demandai-je soudain à mon compagnon en relevant la tête. Ne peut-elle pas opérer une configuration ?

Je me tordis légèrement pour voir la réaction de Ren à cette observation que je jugeais pertinente. Mais je le vis pencher la tête de côté d’un air dubitatif.

— Elle se considère sans doute comme extrêmement belle et veut conserver son apparence originale en tout points, sauf pour les cheveux. Je t’ai déjà expliqué que c’est compliqué de ne changer qu’un petit détail comme la couleur de peau ou des yeux tout en gardant le reste. Il y a le moyen du dwol, mais elle court alors le risque de se faire découvrir par un de nous, un peu moins sensible que les autres à ce type d’artifice », m’expliqua-t-il tout en continuant à me masser le dos d’une pression à la fois douce et ferme.

Je me retournai pour lui faire face. J’eus un sourire en constatant qu’il me regardait avec attention – j’étais nue – puis redevins sérieuse : cette histoire avec Tanit m’inquiétait.

« Ça ne pourrait pas être un coup de Mana, encore ? insistai-je. Un dwol, ou une malédiction quelconque ?

Ren secoua la tête.

— Je ne pense pas… On le sentirait, s’il s’agissait d’une...

Il ne termina pas sa phrase.

— ...araignée », continuai-je à sa place.

Ren garda le silence.

Je lâchai un soupir pensif puis me rallongeai sur le ventre, posant mon menton sur mes bras croisés.

— Tu trouves Tanit extrêmement belle, Ren ? demandai-je à mon compagnon à tout hasard.

— Elle est extrêmement belle, m’apprit-il. C’est un fait.

Il se pencha sur moi.

— Mais toujours moins que toi, à mes yeux », m’assura-t-il avant d’embrasser ma joue.

Conquise, mais néanmoins préoccupée, je lui caressai les oreilles pensivement tandis qu’il s’allongeait à mes côtés. Ren déploya des trésors de tendresse et de sensualité par la suite, mais je ne pouvais m’ôter de la tête cette petite cachotterie de Tanit. Cela ne voulait sans doute rien dire. Cependant, certains détails apparemment sans importance, comme la disparition d’un jeune de la cour d’Arowed, s’étaient révélés être des signes funestes par la suite : mieux valait garder un œil ouvert.

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