Grain : rafales de vent mêlées de pluie réduisant beaucoup la visibilité.

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Les petites sandales en plastique bleu se balancent dans le vide et se posent sur le sol poussiéreux. Le moteur du « Redenn » démarre et bourdonne. Un mètre vingt-sept au-dessus des claquettes, une bourrasque chahute la tignasse de Tim. Gaëtan s’est levé aussi, un gros sac polochon à la main. Il faut maintenant enjamber le bord au bout de la courte passerelle. Les mouettes ont fait le déplacement. L’une d’elles les accueille à bord, accrochée au bastingage.

Quelques villageois les rejoignent ; des colis, de grands sacs barrent les passages entre les sièges en plastique. La passerelle est retirée, le bout bondit sur le pont, propulsé par le marin sur le signe du capitaine.

Le sillage blanchit et s’allonge.

Les nuages s’entassent chez Gaêtan. Pour les empêcher de crever, il faut qu’il s’occupe les mains et la tête. De sa veste de pêcheur en bâche couleur brique, il sort une boussole. Il la trimbale partout. Il la pose dans la main de Timéo, qui écarquille les yeux.

- « Tu me la donnes ?

- Oui mon grand. Tu la gardes avec toi, tu pourras même la mettre dans ton cartable su tu veux. »

Tim se lève et enlace de cou de son père.

- « Impossible de se perdre avec ça ! Enfin, avec moi ça a toujours marché. Si tu as un problème là-bas, si tu me cherches, je suis par là ! » en désignant de W.

« A l’ouest. »

Les mouettes continuent de suivre le bateau blanc et vert, qui, faute de vagues et de « force 6 », arrivera à bon port. La manœuvre d’accostage est trop rapide et trop facile.

Gaëtan et Timéo se tiennent la main pour descendre.

Lucie est là, le visage grave. Elle s’avance, se précipite et entoure son fils de ses bras, le submerge de baisers et de questions. Timéo ne peut pas répondre, ne parvient pas à choisir entre le bonheur de sa mère et le désespoir de son père. Le sentiment adéquat n’existe pas. L’émotion est là, mais c’est une sorte de pelote de joie et tristesse entremêlées. Il fixe son père avec insistance et confiance.

- « Il va très bien. Voilà, les bagages.

- Je peux te parler Gaëtan ? Lucie jette un oeil à sa voiture garée à quelques mètres et sourit.

« Timéo, tu peux m’attendre dans la voiture s’il te plaît ? »

Gaëtan soulève le petit, lui chuchote quelque chose à l’oreille, l’embrasse sur chaque joue, et le dépose. Comme Timéo s’éloigne, Gaëtan laisse éclater son inquiétude.

- « Qu’est-ce qui se passe ?

- Un gros problème. Le soi-disant nouveau poste que j’ai accepté a finalement été supprimé, le Ministère de la Culture a gelé les dépenses. Il n’y aura plus de restauration de tableaux dans tout le département pendant au moins deux ans. Pas de tableaux, pas de boulot. »

Cela fait plus de trois ans que Lucie travaille aux quatre coins du pays. Elle va au chevet d’œuvres précieuses, qu’on ne peut pas confier à n’importe qui. Quant Tim est né, il a bien fallu s’arrêter. Elle avait repris son activité très vite après. Elle était d’une part très demandée par les musées et collectionneurs divers, d’autre part elle cédait à sa passion. Elle était donc retournée à ses pinceaux, Gaëtan à son île, avec un bout de chou de deux ans. Au début il a paniqué, la décision de Lucie était incompréhensible pour lui. Quitter son enfant, ses tripes, pour un métier ! Cela l’avait tellement surpris, qu’il avait pensé, les premiers mois, qu’elle ne tiendrait pas. Il avait pensé aussi qu’il ne pourrait pas se débrouiller avec un tout-petit, seul, sur une île. Mais il avait réussi, presque seul, sur cette île, avec des habitants, rustres pour certains, solidaires et chaleureux pour la plupart.

Les explications émues de Lucie forment un lointain bourdonnement dans ses oreilles, il est déjà détaché de ses détails, aucun intérêt, l’essentiel est ailleurs, pas loin, à deux mètres dans une voiture.

- « Je suis désolée. »

Le géant balance sa masse d’un pieds sur l’autre, lance des regards si expressifs à son Tim que celui-ci décide d’ouvrir un peu la portière.

- « Ca va. J’ai compris. Je gère. Pour l’école tu as déjà réfléchi ? Et pourquoi tu nous préviens maintenant ?

- Je n’ai rien dit parce que je voulais être sure de voir Timéo avant de repartir. Pour l’école, j’imagine que l’ouverture d’une classe n’est pas au programme de l’Education Nationale, sur ton caillou. Je sais que c’est lourd pour toi, mais par correspondance…

- Ca va être compliqué, mais on se débrouillera. On sait faire. »

Les larmes de Lucie embrouillent tout, ses yeux, ceux de Gaëtan, et les pensées égarées de Timéo, qui est resté assis sur la banquette, sans vraiment comprendre que le vent a tourné.

Sans perdre une minute, Gaëtan, de ses longues enjambées, rejoint la voiture de Lucie, ouvre en grand la portière arrière.

- « Tim, ça a marché ! » s’exclame Gaëtan avec un grand sourire.

Tim sort et entoure de ses petits bras les immenses jambes de son père.

- « J’en étais sûr ! »

Les mouettes blasées, installées sur le bastingage, laissent passer les humains. Balise verte à bâbord, et balise rouge à tribord, encadrent leur départ. L'eau bouillonne, un sillon liquide se forme et le balai des oiseaux reprend autour d’eux. Entre créatures de mer, accoudés au garde-corps de la proue, les deux îliens plissent les yeux vers le large. Au loin, la maison.

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