Chapitre 1

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Suis-je réellement là où je devrais être ?
C'est une question qui m'a toujours hanté l'esprit. Une interrogation naufragée de l'océan infini que recèle mon être. Les vagues s'écrasent sur les rebords de mon crâne avant de revenir en arrière pour que l'eau qui les compose ne cesse de se disperser en cette mer de pensées. Et parfois je me retrouve à flotter au milieu de cette toile bleue, contemplant le ciel qui se reflète en son sein. Et petit à petit, je me laisse immerger pour disparaître dans les profondeurs maritimes. Je contemple alors un monde vaste et beau. Les méduses phosphorescentes qui flottent autour de moi, telles des mirages. Les bancs de poissons multicolores qui me cernent et se confondent les uns les autres. Les algues, véritables forêts aquatiques, au milieu desquelles vivent des créatures intemporelles que l'homme ne saurait jamais comprendre. Les tentacules visqueux d'un céphalopode qui me frôlent, menaçants, et la crainte qu'ils inspirent. Ainsi que l'ombre titanesque d'une chose lugubre que l'on pourrait interpréter comme étant un dieu préhistorique et dont mon intrusion attise la curiosité.
Suis-je réellement là où je devrais être ?
J'avance seul dans le bois et les branches des arbres cassent sous mes pas. Les senteurs forestières qui se dégagent dans l'air viennent caresser mes nasaux, m'emportant au loin. J'entends les chants des mésanges, dissimulées dans la cime des arbres, ainsi que le son des criquets tapis dans la brousse.

Empreintes de pattes. Un renard est probablement passé dans le coin. À moins qu'il ne s'agisse d'un chien domestique redevenu sauvage. Mais difficile à croire qu'il en reste encore dans ce bout de territoire perdu. La majorité des espèces dociles de canidés n'ont pas survécu, n'étant pas faites pour la chasse comparativement aux meutes de rottweilers ou de pitbulls.
Ma voiture est garée à quelques kilomètres plus loin, sur un coin de terre toujours abordable à l'entrée du bois. Plus haut, il m'est impossible de circuler à bord d'un véhicule de par les multiples racines qui s'éparpillent le long du sol humide.

Alors que je m'égare en cette nature préservée du reste du monde, j'arrive jusqu'à un grand verger illuminé par les quelques rayons du soleil matinal. La couleur principale qui compose ce décor onirique est le vermeil. Une sève coagulée abonde des écorces des arbres, devenant dorée à la lumière, tandis que les fleurs jaunes parsèment le gazon à en surpasser sa verdure. L'envie fulgurante de me jeter au milieu de ce tapis de pétales me prend tandis que je me laisse guider par le doux parfum qui m'embaume. Un papillon aux ailes d'un orange vif passe à quelques centimètres de moi et continue sa course en virevoltant jusqu'à la pénombre du bois. Je le contemple s'éloigner tout en sachant déjà que son existence est aussi éphémère que celle d'un feu follet.
Une vie courte mais belle devance-t-elle une longue existence sulfureuse ? Si tel est le cas, ce lépidoptère me surpasse dans toute sa splendeur. Moi aussi j'aurais aimé voler avec tant de finesse et de grâce.
Je finis par m'écraser sur l'herbe aspergée, ignorant la rosée fraîche qui trempe mes vêtements et se mêle à la sueur qui perle mon corps. M'écraser. Là est tout ce que je suis toujours à même de faire.

Je m'allonge et j'inspire un grand coup, fuyant cette réalité à ma façon.
Au-dessus de ma tête, un morceau de ciel azur est discernable, subjugué par le soleil qui se lève lentement. Les nuages se condensent entre les feuillages, paraissant former un tourbillon qui me surmonte ; comme si je me situais sous l’œil d'un cyclone naissant.
Alors que le temps paraît se geler autour de moi et que tous les muscles de mon corps se relâchent, mes paupières se closent et je laisse le sommeil m'enrober. Éperdu en cet endroit enchanté, je gagne le pays des songes.
Sensoriels. Les rêves que je fais sont sensoriels.
Ils ne se manifestent pas par des visions insolites ainsi que divers scénarios étranges et fascinants à la fois. Lorsque je sombre dans l'inconscience, je suis enveloppé d'un voile chimérique qui me plonge dans une nuit obscure. En réalité, je pense voir noir mais cette couleur, ou absence de couleur, qui domine mon champs de vision demeure indescriptible. Comme s'il s'agissait d'une teinte nouvelle que je serais incapable de discerner dans un état d'éveil.
Tout est si restreint lorsque nos yeux sont ouverts. Si limité. Si superficiel. Je me surprends parfois à envier les borgnes et les aveugles ; eux n'ont pas à être exposés à tant d'immondices.
Il suffit parfois d'un regard pour discerner le mensonge et la hideur qui s'y associe. Et c'est certainement pour cette raison-là que l'isoloir que constitue ce carré végétal se trouve être une échappatoire si signifiante à mes yeux.
Enraciné dans le sol, je ne fais qu'un avec mon environnement. Bientôt je me retrouve sur un piédestal avec les entités qui m'entourent. Je ne vaut pas moins ni plus que les fleurs ou les troncs d'arbres qui me font office de compagnie. Une liaison spirituelle s'établit et je me retrouve connecté avec ces êtres dont le sang est de la sève.
Des mains. Des dizaines de mains effleurent ma peau ; fantomatiques. Et tandis que mon âme quitte mon enveloppe corporelle pour se lier aux astres, le néant qui m'absorbe devient la chose la plus doucereuse qui soit. Je me laisse tendrement porter par cette lucarne sensitive qui éveille chaque atome de moi. Et mon prénom n'est plus qu'un vieux souvenir inviolé.
J'ai l'impression d'être là où j'aurais toujours dû être. À la place qui m'était destinée dès le jour où l'on m'extirpa de la matrice en laquelle je me développais lentement pour devenir une branche de ce monde, comme un bourgeon s'apprêtant à déployer ses pétales.

Celui que je devais être. Celui que cet univers déroba. Le feu ardent que l'on réduisit à une braise de taciturnité. La splendide fresque qu'une pluie diluvienne priva de toutes ses couleurs ; en faisant un amas de teintes incertaines, brouillées. Je suis une combinaison de chiffres qui se sont entremêlés avec le temps, faisant de moi un casse-tête indéchiffrable. Et je perpétue à croire que le jour où cette série de numéros sera remise dans le bon ordre, elle permettra l'ouverture d'un coffre fort qui abritera le plus majestueux joyau qui soit. Mais Dieu seul sait si cette porte sera un jour cessible ou non ; et combien d'années doivent passer avant qu'elle ne s'entrouvre enfin.
Mes paupières battent finalement ; me voilà extirpé de ma sieste improviste.
Je me lève lentement, toujours trempé, et peut ainsi voir la trace de mon corps formée dans l'herbe en floraison. Cette dernière me paraît étrangement nette, comme si l'on venait de tracer les contours de mon macchabée à la craie.
Évoluant dans l’énigmatique jardin, je prends bientôt conscience de la taille des fleurs. Ces dernières me semblent étonnamment volumineuses et, malgré leur belle couleur jaune, il ne s'agit pas de jonquilles. Elles ne sont pas aussi grosses que des tournesols mais se rapprochent de la santoline ; malgré mes maigres connaissances en végétaux, je ne parviens pas à définir l'ordre auquel elles sont affiliées. C'est comme si elles combinaient différents types de pétales, leur donnant un grotesque aspect s'apparentant à un pompon fleuri. En leur centre, un bourgeon orbitaire surmonté de poils noirs.
La fleur s'agite.
Y aurait-il un insecte en son centre ? Je ne parviens pas à le discerner, m'interrogeant sur sa nature. Serait-ce une abeille ou un bourdon ? À moins qu'il ne s'agisse d'un énième papillon. Mais encore, d'un insecte plus agressif comme une guêpe, voire un frelon.
La tige se secoue de plus belle tandis que les quelques poils perceptibles se mettent à remuer. Je me concentre afin de démasquer quel type de pollinisateur peut se trouver là à butiner le nectar de cette plante insolite.
Il m'en faut peu pour me rendre compte que les poils noirs ne sont autres que des cils. Qu'est-ce que cela signifie ? Me penchant d'un peu plus près, je me raidis face à un spectacle des plus déroutants. Les pétales s'ouvrent tout en prenant une forme en amande et je me rends bien vite compte que je me trouve devant un œil humain.
Un globe oculaire orne le centre de la drôle de fleur et roule tout en observant son environnement, cherchant de l’œil qui a bien pu troubler son sommeil. Son regard finit par croiser le mien et je peux entrevoir mon visage ébahi qui se reflète dans sa pupille brune.
Il s'agit de l’œil d'une femme.

M'écartant, l'entité me suit des yeux, ma présence semblant avoir attisé sa curiosité. Tandis que je recule, je peux voir les différentes fleurs se secouer les unes les autres avant d'ouvrir les paupières à leur tour. Certaines sont pourvues d'un œil bleu, d'autres ont un iris verdoyant et une seule, solitaire, possède un regard ébène qui s'illumine à la lueur du soleil.
Tous ces végétaux sont vivants. Non, vivant n'est pas le mot. Toutes ces plantes ont une âme, un esprit et une conscience. Et toutes me fixent avec curiosité.
Leurs regards ne sont pas apeurés. Ils ne sont pas non plus colériques du fait que j'aie violé leurs terres sacrées. J'ignore la raison de l'existence de ces êtres mais je sais pertinemment que je suis un étranger ici. Ces entités ne sont pas l'anomalie, en ce décor, c'est moi qui fait tâche. C'est moi qui ne suis pas là où je devrais être.

Cet endroit ne devrait jamais être découvert par nul humain. Il est bien trop précieux pour qu'une espèce telle que la nôtre ne s'en accapare. Les hommes seraient capables de le réduire en poussière, de l'émietter et il n'en demeurerait plus que de la cendre.

Et toute la vie et la richesse qui s'y trouvent seraient perdues à jamais.
Alors que je recule jusqu'à l'entrée du verger, une silhouette infime me fait face dans les feuillages. Cette ombre majestueuse se trouve pourvue d'interminables bois qui lui font une couronne naturelle ; comme si elle était destinée à être reine de la forêt.

Il s'agit bien d'un cerf. Créature que je ne peux confronter.
Il se présente tel un gardien, cherchant à m'avertir. Il veut que je m'en aille et que je ne remette plus jamais les pieds ici. Il veut que je reste à ma place et que je laisse en paix ce qui ne revêt pas de notre monde. Il ne veut pas que je salisse ses trésors, mes mains étant bien trop sales pour les toucher.
Je ne suis qu'une souillure en ce lieu éternel.
Prenant mes jambes à mon cou, je fuis. Je traverse le bois en deux enjambées malgré les racines qui manquent de me faire trébucher. Je passe entre les troncs centenaires dont l'écorce fripée est gravée par les années, telle les rides aux commissures des lèvres d'un ancien. Je suis happé dans les méandres forestières et cherche à fuir le chant symphonique des oiseaux moqueurs qui devient une mélodie sinistre, ironisant ma condition.
Lorsque je parviens enfin à regagner l'extérieur, je me précipite jusqu'à mon véhicule que je démarre comme si ma vie était en jeu. Le moteur ronronne et le pot d'échappement crache un peu de fumée toxique qui vient contaminer l'air pur de l'endroit.
Descendant la vallée et déboulant sur l'autoroute la plus proche, je manque de déraper et de mourir d'un accident de circulation. Je roule ainsi, en rescapé, et au bout d'une heure, je commence à apercevoir les quelques premières habitations délabrées. La plupart des maisons sont désaffectées depuis longtemps ; réduites à des baraques vides que la poussière ternit au jour le jour.

Les villages fantômes ne se font plus rares, certains d'eux ayant vu leur population entière s'évaporer. Ceux d'entre nous qui sont toujours là-bas craignent ces lieux, préférant laisser aux morts ce qui leur appartient.
J'arrive enfin jusqu'à la grande ville et il me faut rouler jusqu'en son centre pour apercevoir les premiers visages humains. La majorité des quartiers sont devenus dangereux, instables et abritent des groupes d'individus nocifs à quiconque n'est pas membre de leur clan. Il me faut faire certains détours afin d'éviter de me retrouver dans un de ces recoins devenus de véritables pièges à ours dans lesquels on pose accidentellement le pied.
Après quelques minutes de route, je déboule enfin jusqu'à l'endroit où je réside. Je n'ose dire ma maison car je sais pertinemment que je pourrais perdre ce nichoir si jamais quelque chose venait à arriver. Tout comme une coquille vide au bord d'une plage serait très vite récupérée par un crustacé devenu trop gros pour son précédent habitacle ; cet appartement serait directement repêché par un autre. Il faut dire que l'immeuble est situé dans un endroit assez sûr vis-à-vis du reste de la ville.
Il faut croire que nous trouvons parfois un certain ordre dans notre propre bazar humain. Et c'est pourquoi je suis toujours plus tendu lorsque je foule un sol propre que lorsque je trouve une flaque de sang dans l'allée. Une flaque de sang alerte qu'un drame vient de survenir alors qu'un parterre immaculé signifie qu'un danger arrive ; qu'un danger doit arriver. C'est maintenant quelque chose d'imminent dans notre monde.
Tout comme autrefois nous étions avenants vis-à-vis du temps et nous équipions d'un parapluie lorsque l'orage était annoncé ; aujourd'hui nous nous devons d'être prudents quant aux figures que nous croisons à chaque coin de rue. Et je sais pertinemment que même l'arme qui se trouve dans ma boîte à gant serait obsolète si je me trouvais en tête à tête avec le mal en personne.
Les hommes sont dangereux. Ils tuent, ils volent et pardessus tout, ils mentent. Les plus beaux sourires sont aussi ceux qui mordent le plus profond.

Garant mon véhicule dans l'un des nombreux espaces vides de ce qui est supposé être un parking privé ; je sors d'un pas méfiant tout en regardant autour de moi. Personne en vue.
Avec toujours plus de vigilance, je traverse la rue désertique jusqu'à l'immeuble aux nombreuses fenêtres brisées que je pénètre. L'allée est propre et un vieil homme se tient assis sur une chaise, un fusil de chasse posé à côté de lui. Il est en train de lire un ouvrage ancien aux pages jaunies tout en mastiquant du tabac que je peux sentir à plein nez.
Il jette un œil dans ma direction et me fait un signe de tête tout en m'indiquant l'escalier. Un talkie-walkie est accroché à sa ceinture ; sûrement a-t-il été averti de mon arrivée. Il y a des veilleurs sur les toits avoisinants chargés de signaler toute intrusion.

Ils sont ma police d'assurance mais il vaut mieux ne pas trop compter sur eux. Eux aussi sont vulnérables. Après tout, ce sont des hommes et l'homme est un mammifère fragile qu'un rien peut briser en morceaux.
Sous l'acquiescement du vieux George, je gravis les marches quatre à quatre, préférant rentrer au plus vite. Encore quelques jours auparavant, les sentinelles étaient obligées d'exécuter un inconnu ayant tenté de s'infiltrer dans le quartier. C'est seulement après analyse qu'on constata qu'il n'était pas armé, simplement amaigri et désespéré. Probablement venait-il chercher de quoi se mettre sous la dent pour ne pas finir tué par son estomac en constante rétractation.
Son corps fût incinéré dans la chaudière du sous-sol improvisée en four crématoire et les corbacs vinrent s'occuper des bouts de cervelle qui maculaient toujours le bitume. Une trace brune demeure encore sur le trottoir de l'incident.
On ne l'évoqua pas et on ne l'évoquera plus jamais. Il était simplement au mauvais endroit au mauvais moment. Personne ne se souviendra de lui et son existence se vaporisera simplement, comme une parmi tant d'autres.

Il avait toujours son permis de conduire dans son portefeuille, en même temps que la photo d'une femme et d'une petite fille ; mais personne ne prit la peine de lire la pièce d'identité avant de la jeter au feu. Des noms à retenir nous en avons déjà bien assez comme ça.
À chaque niveau que je franchis, je passe devant la vieille cage d'ascenseur vide. Il n'y a plus de courant et nous ne pouvons pas user du peu d'énergie que nous avons pour quelque chose d'aussi futile qu'un élévateur. Pas de place pour les paresseux ; ici tout le monde doit se contenter des escaliers. Les marches et les paliers forment une spirale cubique, me donnant l'illusion d'une scène qui se répète en boucle. Je monte. Je marche. Je monte. Je marche. Et ce d'un pas mécanique. Je ne cours pas mais je m'assure de faire vite. Je n'ai pas le droit de prendre le risque de me fouler la cheville comme je n'ai pas le droit de prendre mon temps.
La sécurité sociale est quelque chose d'antan. Si je venais à chuter et me briser le tibia, personne ne viendrait me dorloter tandis que je me reposerai paisiblement au fond d'un lit. Un simple cachet médicamenteux vaut un doigt alors obtenir de quoi soigner une fracture serait plus cher que tout ce qu'on peut espérer.

J'arrive finalement au sixième étage. Je sors une infime clé rouillée rangée au fond de mon unique poche non trouée, aux côtés d'une lame de rasoir qui me fait office de dernier ressort. Je l'insère dans la serrure que je déverrouille. Je jette un coup d’œil en arrière tout en effectuant cette action, redoutant l'arrivée surprise d'un quelconque individu.
La porte s'ouvre.

Je m'engouffre instantanément dans l'appartement à la manière d'un rongeur regagnant son terrier avant de refermer derrière moi. Je tourne trois verrous différents afin de blinder l'entrée au maximum, m'assurant que cette dernière demeure incessible à tout étranger qui n'est pas George.
Lui seul a la permission de venir frapper à ma porte puisqu'il s'agit du propriétaire comme de l'ange gardien de cet immeuble. Il cogne toujours quatre coups, ni plus ni moins, et vient uniquement pour que je paye mon loyer semestriel. L'argent n'a plus aucune valeur désormais. C'est en provision et en ressources que j'achète mon droit de camper sur son terrain. Pas de crédit ; n'avoir rien à donner au vieux signifierait que je devrais faire mes valises sur le champs.
Tout fonctionne par le troc ici.
Je ouïs dire qu'autrefois le vieux George était investisseur immobilier. Il était le dernier héritier d'une petite fortune familiale qu'il avait utilisé afin d'investir dans plusieurs appartements qu'il avait mis en location avant de posséder son propre immeuble. Il fallait croire qu'après des années de travail acharné pour la survie de son affaire, cette vieille bâtisse était tout ce qu'il lui restait à défendre. Je n'ai jamais entendu parler d'une quelconque femme qu'il épousa, et encore moins d'enfants. C'est comme s'il s'était marié à cet endroit ; et c'est ironique que même après maints cataclysmes, le voilà encore à protéger son trou, fusil en mains. Ce en échange d'une cuisse de porc ou d'une bouteille d'eau potable en fin de journée.
C'est largement suffisant. La nourriture est un luxe dans ce monde et ceux qui ont une assiette devant eux chaque jour sont rois.

Je m'approche de la fenêtre devenue projecteur. La lumière naturelle se fait aveuglante.
Par delà le verre fissuré, j'observe la ville ravagée en tentant de repenser à ce qu'elle était autrefois. Vivante. Les commerces et les marchés ouvraient le matin tandis que tout paraissait s'éveiller peu à peu. Les voitures roulaient sans manquer d'essence et il était possible de prendre le tramway ou le métro afin d'aller d'un point à un autre.
Le facteur passait livrer le courrier habituel que l'on déballait tout en buvant un latté chaud. Difficile de croire, à cette époque, que les impôts ou les taxes me manqueraient un jour. Et pourtant, repasser ses factures dans l'odeur du café avait quelque chose de plutôt agréable en fin de compte.
Ce qui était particulièrement plaisant, c'était de la voir assise sur le canapé, regardant des dessins animés à la télévision. Elle souriait, yeux grands ouverts, ses dents du bonheur révélées. Il y avait quelque chose qui scintillait dans son regard, quelque chose de pur. J'enviais son insouciance et, en même temps, je savais que je me devais d'être son monde. Son rempart si jamais la tempête se présentait. Son confident et son meilleur ami. Son mentor dans la vie.
Son existence avait changé la mienne à jamais. Je suis né une seconde fois le jour de sa naissance et je suis mort le jour où on me l'arracha.
Je me souviens d'une matinée où le chien passa devant elle et vint boire son eau dans sa gamelle. Je me souviens de la femme que j'aimais, vêtue de sa nuisette, qui lui servait ses croquettes. Ses cheveux châtains parsemés de mèches d'or. Ses lèvres bien dessinées qu'elle habillait d'un rouge à lèvres rose. Son regard vague dans lequel les constellations se reflétaient le soir venu. Et la cicatrice sur son front, disséminée par quelques mèches.
J'ignore pourquoi c'est cette image d'elle qui me hante toujours. Peut-être est-ce parce que c'était seulement dans ces petits instants qu'elle était réellement elle. Que je pouvais l'admirer dans tout son naturel. L'unique chose qui m'avais jamais séduite chez elle.
Je continue d'observer la cité maudite dont certains immeubles sont déchiquetés, parsemés d'orifices après avoir subi une multitude d'explosions. D'autres bâtiments sont calcinés. Plus loin à l’extrémité de la ville, une décharge dans laquelle tous les véhicules du coin ont été amenés afin de bâtir une muraille de pièces détachées. Le métal y est fondu afin de construire armes, munitions et autres objets de nécessité. C'est aussi là-bas que se situe le plus gros stock de carburant de la ville. Or, le lieu est bien trop sécurisé pour que les maniaques n'y tentent un quelconque assaut.
Si on se penche sur l'autre hémisphère de la défunte métropole, nous trouvons l'ancien centre commercial reconverti en lieu de troc. Les magasins y ont été dévalisés depuis lurette mais quelques survivants ont néanmoins réussi à trouver un compromis pacifié afin de faire des affaires. Les gens peuvent y amener ce qu'ils veulent. Nourriture, soins, eau, vêtements, armes, munitions ou carburant afin de démarrer les négociations. Chacun troque ce qu'il possède contre ce dont il a besoin. Il y a toujours des tensions là-bas, notamment entre certaines communautés rivales, mais la nécessité d'avoir de quoi survivre l'emporte sur les différents. C'est certainement le seul endroit où les gens recouvrent un semblant de civilité. Comme un retour temporel passager.
Autrefois, le moment où je préférais cette ville était la nuit. J'aimais voir toutes les lueurs en action sous les étoiles ; comme si le sol et le ciel se condensaient à la façon d'une toile noire recouverte de lucioles. Il y avait quelque chose de féerique là-dedans.

Nous marchions tous les trois, main dans la main, et allions nous promener le long du pont endormi ; débouchant sur les quais. L'air frais nous caressait le visage, imbibé par l'odeur des restaurants cotés dont les plats chauds sortaient tout juste du four.
Je la voyais sautiller tout en riant tandis que sa mère lui demandait de faire attention aux voitures qui passaient. À l'époque, les voitures étaient la seule chose dont on se souciait. Et on ne se disait pas en lâchant la main de son enfant qu'un jour cela pourrait être définitif.

Peut-être ne voyions-nous pas encore les choses sous le bon angle ? Peut-être étions-nous aveuglés par notre propre confort ? Ou peut-être étions-nous simplement bien trop naïfs. Peu importe, en fin de compte, le passé n'est plus qu'une histoire qui ne peut être réécrite. Les rêves et les ambitions du futur n'existent plus non plus, noyés par la crainte de notre mort imminente.
Seul le présent importe désormais.
Tandis que je continue ma contemplation de mon monde transfiguré ; l'énigme qui me compose semble s'éclaircir sur un point précis. La seule raison pour laquelle je trouve la force de me rendre jusqu'en pleine nature chaque semaine afin de m'allonger dans le sous-bois et divaguer n'est pas une simple échappatoire à une réalité morbide. Ce n'est pas non plus lié au fait que philosopher dans les endroits calmes et sereins durant des heures a toujours été une oisiveté innée.
En réalité, c'est tout simplement que la dernière fois que je l'ai vue, c'était dans une forêt. Et j'ose espérer chaque jour l'y retrouver. Qu'elle s'est cachée quelque part derrière un arbre ou dans un buisson et qu'elle m'attend toujours, désirant que je vienne la chercher.
Il y a un sceau en métal posé sur le rebord de la fenêtre. En son sein, de la terre ainsi qu'un unique coquelicot que j'ai pu sauver ; déniché au bas de l'immeuble. Un ancien parterre fleuri dont il ne restait plus rien qu'un monticule de terreau nauséabond ainsi que cette unique fleur rouge, comme un arbre au-dessus d’une colline ; rescapée miraculeuse de ce génocide végétal.

À mes yeux, elle symbolise l'espoir. Et je crois bien que l'espoir d'un jour retrouver ma fille est la seule chose qui me maintienne en vie à ce jour.
Je fais volte-face et me dirige vers la salle de bain dans un état lamentable où je trouve assez d'eau stagnante dans l'évier pour remplir une petite bouteille. Retournant dans la salle principale, je m'approche de la petite survivante que j'abreuve délicatement, versant un peu de la fraîche liqueur en son pot improvisé.
Je tire un peu le rideau afin que les rayons du soleil ne la dessèchent pas. J'en prends plus soin que de moi-même. Je ne voudrais pas qu'elle perde sa belle couleur rougeoyante.
En même temps que je l'arrose, la fleur bougeotte.
Bientôt, je vois un œil apparaître en son centre, me dévisageant tout en plissant les paupières. Je reconnais ce regard.
Dans un monde fait de laideur, il faut aussi apprendre à voir la beauté des choses là où elle se présente.

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