Le cercle s'ouvre

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Ce n'était pas un bon jour pour Harry. Pour commencer, il avait passé une nuit affreuse, avec un cauchemar alambiqué où le traquait son vieil oncle Joseph, lui reprochant sans fin de lui avoir jadis volé un pot de confiture de mirabelles. Certes le vol était réel (les confitures de son oncle étaient si bonnes...), mais Harry avait neuf ans à l'époque, et a priori son oncle n'en avait jamais rien su. En tout cas c'était plus de trente ans auparavant, et ils avaient toujours été en très bons termes. Pourtant Harry subissait régulièrement les assauts de ce cauchemar, en général après un bon repas trop arrosé, qui sûrement réveillait dans son inconscient un sentiment de culpabilité. Cette fois pourtant, comble de l'injustice, le cauchemar avait gâché son sommeil sans qu'aucun excès ne le justifia. Réveillé en sueur au beau milieu de la nuit, il n'avait pu se rendormir à cause des ronflements de son épouse Mireille, et n'ayant pas réussi à la réveiller il s'était résigné à finir sa nuit dans une des chambres libres du rez de chaussée.

Là, à peine avait-il commencé à somnoler qu'un drôle de chien avait entrepris de hurler à la mort pendant deux bonnes heures sur la colline voisine, au milieu du cercle de pierres dressées qui faisaient la gloire de la région, et amenait régulièrement les clients à l'auberge d'Harry. Il faut dire qu'elle était bien placée, en limite de village, et qu'on voyait la colline aux pierres dressées depuis les chambres du deuxième étage. Epuisé, Harry ne s'était endormi qu'à l'aube, peu de temps avant que la douce Mireille ne vienne le réveiller pour le petit déjeuner, en le pressant d'expliquer sa conduite intrigante.

Le reste de la journée n'avait pas été plus glorieux. Outre les menus incidents habituels qu'on ne remarque que les jours où on croit que la malchance nous a choisi pour cible - l'ordinateur en panne, un robinet qui fuit, trois factures au courrier, le feu qui refuse de prendre dans la cheminée -, Harry ne vit aucun client. Personne. Pourtant le samedi était usuellement un jour d'abondance... Bien sûr, depuis l'instauration des restrictions sur les déplacements, le tourisme s'était tari ; mais Harry faisait face - comme bien d'autres aubergistes - en servant de cantine aux gens du village, et faisait en général plus de 15 couverts le samedi, sans compter les consommations au bar et le coin presse. Aujourd'hui, toutefois, personne !

Vers cinq heures de l'après-midi Harry s'était résigné. Il y a des jours sans ! Il avait donc décidé de profiter de ce répit pour faire du rangement dans la cave. Il y avait trouvé du vin répandu par terre... Un de ses tonneaux de première qualité avait suinté toute la nuit, comme si la boisson après une fermentation excessive avait fait jouer un défaut dans le bois. Le reste du tonneau était d'ailleurs imbuvable.

"Décidément, c'est bien mon jour" jura donc Harry en remontant prendre la serpillière. Dans la salle commune, un homme l'attendait. C'est ainsi qu'Harry Bowman, seul aubergiste encore ouvert dans le petit village d'Amesbury, reçu son premier client de la journée... vu l'heure tardive, cela eut peut-être semblé déshonorant à bon nombre de ses confrères, mais Harry y vit plutôt un retour de chance inespéré après une journée difficile.

"Bien le bonsoir la compagnie" dit l'homme, avec un accent inhabituel.
Harry pensa tout de suite à un touriste étranger. Avant, il y en avait beaucoup ici. Son costume n'était pas courant : il portait une longue cape qui tombait jusqu'au sol avec une capuche cachant presque son visage ; sous la cape on devinait une chemise grise bouffante, et les chaussures avaient visiblement fait leur temps. Il semblait assez âgé, le visage était buriné, avec des longs cheveux gris mal coiffés. En outre il devait avoir des problèmes pour marcher car il s'adait d'une longue canne, ou même à y regarder de plus près à un bâton, d'un bois fort noueux et clair. Il aurait pu passer pour un vagabond, mais sans savoir pourquoi Harry sentit comme un sentiment de respect l'envahir.

L'inconnu s'assit près du feu et commanda une soupe qu'il mangea lentement, presque avec difficulté. Mireille et Harry l'observaient à la dérobée, l'air de rien, et parfois l'inconnu les fixaient et leur envoyait un clin d’œil, après quoi ils s'empressaient de vaquer à leurs occupations. Puis l'étranger commanda un repas copieux, et prit une chambre. Tentant de rompre l'ambiance glaciale due au manque de convives, Harry se hasarda à questionner l'inconnu sur son pays d'origine... A sa grande surprise, celui ci répondit:

"Oh, en quelque sorte je suis d'ici... comme qui dirait un retour au sources après une longue absence!"

Harry ne put s’empêcher de penser que, ma foi, l'absence avait du être bien longue pour qu'il attrape un tel accent.

"Au fait, dites-moi, il y a bien toujours un petit chemin qui quitte la route sur la droite, après une source, et qui mène au ... euh, au cercle de pierres ?"

"Vous voulez dire la promenade de Stonehenge? Bien sûr, vous suivez la route vers Winterbourne, il y a un panneau indicateur sur la droite pour le parking, puis un chemin bien aménagé. Avec tous les touristes, vous pensez bien ! Il ne faut pas rater ça, beaucoup de personnes âgées y vont sans problème. Je vous conseille d'y aller en début d'après-midi, s'il y a du soleil c'est le moment où la vue est la plus belle".

"Et bien, euh, ma foi, il me semble que je vais y faire un tour avant que la nuit ne finisse de tomber. Euh, ne vous inquiétez pas si je rentre un peu tard, disons que j'apprécie la marche de nuit, n'est-ce pas". L'étranger leur fit un nouveau clin d’œil complice (de quoi, cela Harry et Mireille l'ignoraient), se leva, et repartit.

Drôle d'idée, pensait Harry, maintenant il va falloir l'attendre... et il se servit une bonne pinte de bière avant d'aller préparer le repas conjugal. Le temps passa, et l'étranger ne revenait toujours pas. Harry commençait à s'inquiéter, car il faisait nuit noire maintenant. Le vent se mit à souffler comme jamais, annonçant une grosse tempête. Le vieil homme n'était toujours pas rentré. L'orage éclata, une pluie lourde se mit à faire trembler le sol. Protégé de son lourd manteau et armé d'une lampe torche, Harry sortit sur le pas de la porte, espérant voir arriver le voyageur. Il avança jusqu'à l'entrée du village. La lampe était bien inutile, car les éclairs illuminaient régulièrement le ciel. On voyait même d'ici la colline et le cercle de pierres se découper sur la nuit. Personne. Il s’apprêtait à rentrer quand soudain il hésita, et, déjà trempé, attendit l'éclair suivant. Son premier coup d’œil ne l'avait pas trompé : une des pierres semblait avoir disparu ! Etait-elle tombé ? Impossible ! Il devait avoir mal vu. D'ailleurs l'eau qui dégoulinait sur son visage troublait sa vision. Trempé jusqu'au plus profond de son être, il décida de retourner au sec. Demain il serait bien temps d'aller voir tout cela de plus près.

L'horloge sonnait minuit et l'homme n'était pas rentré. La respiration lourde et régulière de Mireille s'entendait à peine dans la tempête. Harry se leva et monta au deuxième étage. La fenêtre au bout du couloir donnait sur la colline. A la lueur des éclairs de plus en plus nombreux il vit encore le cercle, ou du moins ce qu'il en restait, car il lui semblait que six des plus grosses pierres avaient maintenant disparu. Frappées par la foudre ? Impossible. Il y avait quelque chose de pas naturel dans tout ça, il l'aurait parié.

"Espérons que notre compère n'est pas là bas... il a du se mettre à l’abri quelque part en attendant une éclaircie". Sur ce Harry, fatigué, se recoucha et s'endormit en priant pour ne pas rêver de confiture.

Etrangement ce fût Mireille qui le réveilla vers deux heures du matin. L'orage avait presque cessé, les éclairs étaient plus espacés et lointains. Après la tempête ce silence avait quelque chose d'oppressant qui l'avait tirée du sommeil. "Tu devrais peut-être aller voir" lui dit-elle, "Il est peut être rentré dans sa chambre".

Harry se leva et alla à la chambre de l'étranger, qui était toujours vide. Il retourna au deuxième étage, et regarda par la fenêtre. A la lueur d'un éclair mourant il vit la colline, mais plus aucune pierre. La pluie cessa enfin. Harry enfila son manteau encore humide et s’apprêtait à sortir lorsqu'il entendit des bruits dehors. La porte s'ouvrit, et l'étranger entra, sa cape miraculeusement sèche, suivi de vingtaine de gaillards drôlement déguisés, parés de couleurs vives, de cuirasses, d'épées, l'air un peu endormis mais rieurs, tous secs et propres.

"A boire, Tavernier, à boire et à manger, et du bon, pour le retour des chevaliers de la table ronde!".

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