extrait n°1 - L'homme de la forêt

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Deux autoroutes enjambent les limites de la cité, une au Nord et une au Sud. La plupart du temps désertes, à l’exception de quelques camions mystérieux dont il était impossible de connaître ni la provenance ni la destination, que ce soit en les suivant à la trace où en lisant leur plaque d’immatriculation. Néanmoins, une voiture d’occasion s’aventurait sur la quatre-voies, les yeux de son conducteur rivés sur le paysage en face de lui, peu soucieux de la circulation quasi-inexistante. La route s’étendait sur des kilomètres et des kilomètres, les montagnes qui transperçaient le ciel se dessinant de plus en plus nettement en face de lui. Il soupira d’aise. Dans son bureau étroit, la seule fenêtre était presque nez-à-nez avec le vis-à-vis, alors profiter d’un champ de vision de plus de cinq mètres de profondeur après sa longue journée de travail était particulièrement agréable.

La première fois où Hakim avait prit le volant de sa voiture, c’était quand il avait envisagé de quitter son travail. Il était employé dans la plus grande entreprise de publicité de la ville. Particulièrement fière de son ancienneté, la boîte semblait vouloir faire de ce détail sa marque de fabrique ; des locaux et un code vestimentaire en rappel aux années soixantes, mais également des conditions de travail et des patrons archaïques. Les perspectives d’évolutions étaient si faibles et la hiérarchie si statique qu’il fallait espérer la mort d’un des supérieurs pour espérer être promu. Et malgré leur teint aussi blanc que leurs chemises et chevelures ils occupaient toujours les bureaux des derniers étages, comme figés dans la glace et sur leurs fauteuils. A ce rythme, Hakim songeait qu’il serait bientôt lui aussi figé dans son petit bureau d’assistant.

Ne nous méprenons pas, Hakim avait envie d’être dans cette entreprise ; mais dans ses ambitions, il s’y voyait plutôt comme une étoile montante dans le département créatif, et pas comme un larbin dont le rôle n’était que de camoufler l’incompétence d’autrui et de rattraper leurs moindres erreurs. Il avait presque l’impression d’être un escroc. Il aurait aimer soumettre des idées pertinentes aux clients plutôt que de les baratiner afin de les convaincre de signer les contrats auquel lui-même n’aurait pas touché - bien qu’il excellait dans ce domaine-là également.

Non, le problème d’Hakim n’était pas la compétence, après tout, il ne se serait jamais fixé de telles ambitions s’il ne pensait pas être à la hauteur. Il avait pensé que son problème était qu’il manquait de moyen pour manifester son talent. Mais alors qu’il considérait l’hypothèse de monter un dossier en un temps record et de l’exposer à son patron, il réalisait qu’il y avait peu de chance qu’un emploi supplémentaire soit créé pour lui, et encore moins qu’il remplace un de ses collègue ayant vraisemblablement plus d’ancienneté - puisque visiblement, le temps était l’argument absolu.

Non, le problème d’Hakim était seulement la politique immuable de l’entreprise, qui privilégiait le confort à la qualité. Chet & Co prospérait : pourquoi leur viendrait-il à l’esprit de remettre en cause leur façon de faire ? L’expression “ On ne change pas une équipe qui gagne ” était particulièrement appropriée à la situation.

Mais alors qu’il considérait lâcher celle-ci au profit d’une concurrente, il réalisa après plusieurs recherches que cette dernière possibilité était à étouffer. Plus rien n’était à refaire nulle part. Déménager dans les bureaux d’en face n’améliorerait rien ; il reviendrait à la case départ et poursuivrait la même ascension pitoyable avant de stagner au même point. Malgré la frustration qui le noyait, le choix le plus raisonné demeurait d’attendre entre quatre murs que quelqu’un ne meure.

Comme il ne pouvait pas quitter son travail, il avait quitté la Ville.

Conscient de la portée de son choix, il avait roulé sur l’autoroute, longtemps et peut-être un peu trop vite. Alors qu’il partait vers le nord, en ligne droite, il sentait le poids de la lassitude s’évanouir au même rythme que les buildings dans l’horizon. Il avait conduit aussi longtemps qu’il le pouvait, sans réfléchir à une destination. Il avait cessé de songer au futur, aussi proche soit-il, tout ce qui comptait, c’était que chaque inspiration était plus facile que la précédente, et l’air qui emplissait ses poumons lui avait tellement manqué. Plus il s’éloignait et plus la frustration qui comprimait sa poitrine semblait s’évaporer dans l’air tout autour de lui, à la fois libératrice et inflammable.

Inattentif au paysage, avant même qu’il ne s’en rende compte il était entouré d’arbres qui jaillissaient du sol comme les immeubles du centre-ville, les routes au tracé géométrique remplacées par milles chemins sinueux encore à imaginer. Il avait ralenti, et s’enfonçait dans la forêt jusqu’à ce que la lumière du crépuscule disparaisse, bloquée par l’épais feuillage des arbres massifs dont les branches se rencontraient au dessus de sa tête.

Alors qu’il jaillissait du tunnel végétal, il constata que la route se terminait au bord d’une falaise qui surplombait le reste de la forêt. Sans y réfléchir, il arrêta sa voiture et en sortit, le claquement de la portière ayant surpris une nuée d’oiseaux qui s’envolèrent dans un même cri aigu. Tout le frappa d’un seul coup ; le vent qui fouettait son visage, l’odeur de la terre imprégnée d’humidité, le son du feuillage frémissant, la mélodie lointaine d’un moineau, et enfin, la vue. La forêt était plus vaste que tout ce qu’il avait pu imaginer, s’étendant sur des kilomètres avant de percuter le relief abrupte des montagnes, plus grande encore que la Ville elle-même. Du haut de son perchoir il dominait un océan de vie, et en explorant la vallée du regard il songea qu’un tel spectacle était digne d’être offert à un esprit, comme une dernière image de tout ce que la Terre avait à offrir. Malgré ses rêves inassouvis, Hakim réalisa que s’il venait à quitter ce monde dans les prochaines minutes, il n’aurait aucun regret.

Mais alors que cette idée traversait son esprit, l’acidité envahit de nouveau ses sens. La frustration bandait ses muscles et l’humiliation faisait remonter son coeur jusque dans sa gorge, pulsant si fort qu’il sentait la peau de son cou se dilater. Il tenta de stabiliser sa respiration, comme il l’avait fait avant, mais chaque inspiration lui donnait l’impression de s’étouffer encore plus. L’idée écrasante que sa carrière n’irait pas plus loin lui était insupportable, l’emplissait d’une colère impuissante.

Il s’avança jusqu’au bord de la falaise, là où la roche remplaçait l’herbe, et il cria. Il laissa sa voix grave se déverser dans le ciel du soir, quelques oiseaux supplémentaires s’évadant des arbres en contre-bas. Il avait passé des mois à tenter de négocier avec une impasse, maintenant il avait l’impression de hurler en face d’un public. C’était soulageant d’être entendu sans pourtant en subir de conséquence. Paradoxalement, il ne s’en sentait que plus inconsistant. Si personne ne l’entendait, sa rage n’aurait d’incidence sur quoi que ce soit - à part visiblement le sommeil de quelques volatiles. Il n’avait personne à qui se confier ; il avait passé ces dernières années à travailler au détriment de sa vie sociale, en imaginant qu’il allait gravir les échelons et avoir une carrière - ...Ridicule. Il revenait sur ses pensées précédentes : à peu de chose prêt, son existence était bel et bien aussi insignifiante que celle d’un esprit.

Les picotements dans sa gorge ainsi que sa solitude le firent taire.

Il soupira d’insatisfaction avant d’étirer ses bras au dessus de tête pour finalement poser ses mains au niveau de ses hanches. Il sentait le volume du paquet de cigarettes qu’il avait acheté plus tôt sous ses doigts - il ne savait même pas ce qui lui était passé par la tête quand il l’avait acheté. Dubitativement, Hakim songea qu’il savait décidément très peu de choses aujourd’hui, puis il extirpa une tige de tabac et l’alluma une fois à ses lèvres. Il inhala la fumée brûlante. Hakim tendait à apprécier ce qui mettait sa gorge en feu - la cigarette, crier… Il avait aussi eu dans sa jeunesse un faible inavoué pour la vodka.

Il soupira à nouveau, par le nez cette fois, et desserra sa cravate. Il appuya ses mains contre son front, passant ses doigts dans ses cheveux auparavant coiffés. Il avait la migraine. Il prit sa cigarette entre son majeur et son index, puis exhala tout en s’accroupissant. En équilibre sur la pointe des pieds, il posa ses coudes sur ses genoux. Il reprit rapidement une taffe, puis repoussa ses lunettes sur son front du bout des doigts avant de presser la base de ses paumes sur ses yeux fermés. Un souffle fébrile mêlé à un râle plaintif s’échappa de ses lèvres. Il resta un moment ainsi, jusqu’à ce qu’il sente la cendre encore un peu chaude de sa cigarette tomber sur le dos de sa main, et le feuillage s’écarter sur sa droite pour laisser s’échapper un intru.

Alors qu’il se redressait, la vue floue et les yeux humide, il distingua la silhouette prudente d’un autre être humain - plus jeune que lui mais certainement presque aussi grand. Comme une mise au point, au fur et à mesure que la silhouette s’approchait, Hakim parvenait à distinguer ses traits. Un visage anguleux et l’ombre d’une barbe auraient pu le faire passer pour un homme d’âge mûr, mais ses grands yeux ronds le rendaient plus juvénil, rééquilibrant ainsi la balance. La nature semblait s’être prise d’affection pour cet individu : plusieurs feuilles s’étaient logées dans ses cheveux roux, et la boue recouvrait tant ses bottes qu’il était impossible de deviner leur couleur d’origine. La courbe malicieuse de ses lèvres contredite par le jaune intimidant de ses pupilles rendait Hakim confus sur le statut de cet inconnu dans la forêt - et par conséquent le sien. Enfin, il reposa ses lunettes sur son nez et pu apercevoir quelques tâches de rousseurs qui parsemaient ses joues.

Ils restèrent quelques secondes immobiles, se dévisageant. Hakim sentait que le regard de l’autre le dépeçait, sentait les engrenages de son esprit briller à la lumière rouge du crépuscule, sentait la peau de son torse s’écarter pour exhiber les battements de son coeur et le gonflement de ses poumons, sentait l’intégralité de son être exposé à un inconnu qu’il avait croisé par hasard.

Vraiment, par hasard ?

L’air semblait s’épaissir autour d’eux, pourtant Hakim ne ressentait pas la même atmosphère suffocante qu’à l’intérieur de la ville. Plus qu’un étau autour de sa gorge, il avait l’impression d’être enveloppé dans un gaz transparent qui insonorisait le reste du monde ; la forêt était silencieuse, comme spectatrice d’une rencontre décisive, douée de plus de sens que Hakim ne pouvait l’imaginer à l’instant.

“ Qu’est-ce que vous faîtes là ? ”

La voix de l’inconnu ne le surprit pas - elle semblait appartenir à la vie sauvage, elle aussi, tout comme le bruissement des feuilles, le chant des cigales et le hurlement du vent. Pourtant elle avait plus d’impact, comme si en se cognant contre l’écorce des arbres elle résonnait - comme si la forêt était suffisamment dense pour produire de l’écho.

Ce que je fais là ? Je me pose la même question. Las d’être simplement mal, j’ai décidé d’être mal ailleurs, voir ce que ça faisait - oui, c’est pas très logique.

Hakim se redressa en époussetant distraitement son pantalon. Hésitant, il répondit :

“ Je ne sais pas vraiment. J’imagine que vous avez été alerté par... ” L’inconnu hocha doucement la tête, Hakim mit de côté son embarras. “ Je pensais être seul, j’en avais besoin. ”

  • Pour décompresser ? ” suggéra l’autre, sans que cela ne sonne de manière interrogative. Hakim hocha la tête à son tour pour approuver en passant une main dans ses cheveux, gêné. L’inconnu le regardait dans les yeux avec une expression neutre, puis repris ;
  • C’est la première fois que vous sortez ? ”

Le visage de l’inconnu restait figé, pourtant Hakim pouvait déceler une once de compassion dans le ton de sa voix. Il réalisait ce que cette fausse question impliquait ; il n’était jamais sorti auparavant. Il se rappela les éléments de la culture statique qui marinaient dans la ville et il réalisa qu’une vie lui avait toujours semblé être une succession de départ ; on part de chez ses parents, on sort diplômé de l’université, on va vivre dans une autre ville, on voyage dans d’autres pays et enfin on quitte ce monde. Film, livre ou bande-dessiné, tous semblaient dépeindre l’homme comme un animal migrateur et pourtant lui ne sortait que maintenant - il était vierge devant l’inconnu. La logique récitait que l’âge amenait la sagesse, mais le jeune homme qui lui faisait face était une énième preuve que l’esprit n’évoluait pas de façon linéaire. Le rouquin le regardait avec intérêt, aussi Hakim se demanda pourquoi, puisque sa réponse était prévisible - il ne doutait pas que son interlocuteur l’avait déjà anticipée.

“ Oui…”

Il laissa sa phrase en suspens. Il cherchait une façon de se justifier mais ne trouvait pas de raison crédible à son comportement. Il eut presque envie de rire, il faisait tort à son éloquence habituelle. Alors il se tu. Mais l’homme de la forêt ne lui posa pas de question.

Peut-être cet univers-ci avait également ses propres lois tacites.

Le roux tourna la tête vers le paysage, Hakim l’imita - quand l’inconnu reprit la parole, son discours ressemblait à celui d’une voix off, raisonnant avec la même omniscience.

“ Tous ceux qui viennent ici cherchent à être seuls, j’imagine que vous ne faîtes pas exception à la règle. ”

Ce n’était pas une question, aussi Hakim ne répondit pas. Après tout, l’inconnu avait raison ; épuisé par la foule dense qui ne lui permettait de ne faire qu’un pas à la fois, il cherchait en partant un moyen de se ressourcer. C’était un des facteurs qui avait motivé son choix - mais il y en avait tant d’autres. Hakim se trouvait plutôt mauvais en introspection, alors il était plutôt arrangé par la perspicacité de son interlocuteur. Une demande brûlait pourtant le pourtour de ses lèvres comme de la sauce piquante. “ Tous ceux qui viennent ici…’ sous-entendait-il qu’ils étaient nombreux à s’évader dans la forêt ? Alors qu’il s’apprêtait à l’interroger, l’inconnu reprit un peu plus sèchement ;

“ Il y a un chemin qui bifurque de l’autoroute sur le trajet pour venir ici, il contourne la forêt vers l’est. ”

Hakim comprit que l’homme ne voulait pas de lui ici, il répondit, compréhensif ;

“ Je vois lequel. Il y a un tournesol sur le bord. ” L’inconnu hocha doucement la tête. “ Je passerai par là, la prochaine fois. Enfin si je reviens. ” Hakim s’empressa-t-il d’ajouter. Pourtant l’homme ne prit en compte que la première partie de sa réponse qu’il gratifia d’un fredonnement approbateur.

Hakim songea à lui demander son nom avant de se dire que ça n’avait pas vraiment d’importance. Ils restèrent ainsi en silence, et quand le soleil et sa cigarette s’éteignirent, d’un commun accord ils retournèrent d’où ils étaient venus.

Alors qu’il rejoignait le fourmillement interminable de la Ville, Hakim qui en partant rêvait de solitude se trouvait rassuré de ne finalement pas être seul.

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