Le cocon protégeant Ariel sanglé sur son dos, Tryana suit Noway de près lorsqu'il passe à nouveau la porte de l'immonde cachot. Elle tâche de se concentrer : sortir va être une rude épreuve. Elle doit oublier le corps décharné et perclus de blessures qu'elle vient de contempler. Plus encore, elle doit chasser l'image des yeux fous et terrifiés d'Ariel. Ce qu'ils lui ont fait subir, elle refuse d'y penser maintenant.

Ils avancent en silence dans le couloir. Soudain, Noway s'arrête. La jeune femme reconnait la stridulation caractéristique des fusils à impulsion qui s'activent.

• Il y a du monde au prochain virage, l'informe le guerrier. Reste-là et attend mon signal.

Elle n'a pas le temps de répondre qu'il s'est déjà élancé, presque aussi silencieux et rapide qu'un arachnofil. Quelques secondes plus tard, il ouvre le feu tout en s'engageant dans le virage. Il disparaît de son champ de vision mais elle devine la suite.

À l'aller, elle le suivait de près. Elle l'a vu avancer en esquivant une partie des tirs ennemis grâce à sa vélocité hors norme tandis qu'elle en bloquait d'autres en créant des boucliers. Il en a aussi encaissé d'innombrables autres sans trembler. Jusqu'à ce jour, Tryana a eu la chance de ne croiser les morkims que de loin. S'ils sont plus forts et terrifiants que Noway, l'humanité n'a aucune chance.

Les fusils se taisent les uns après les autres. Cela signifie que le mutant est arrivé au contact des soldats, une lame dans chaque main. Un silence étrange règne, à peine entrecoupé de frottements alors qu'elle sait qu'à quelques mètres, le mutant, plus silencieux qu'une ombre, sème la terreur et la mort à chaque coup.

• Tryana, c'est bon, l'informe une voix légèrement essoufflée dans son casque.

Elle se remet en route, se préparant au macabre spectacle qu'elle va, sans aucun doute, découvrir.

Tandis qu'elle marche au milieu de dizaines de corps étendus et sanguinolents, il l'attend avec une immobilité de statue.

• Il y en a d'autres un peu plus loin, lui annonce-t-il. Dans le long couloir qui nous sépare des hangars... Ils sont beaucoup plus nombreux. Je veux que tu fasses tout ce que je dis, sans hésiter. Tu protèges nos arrières. Est-ce que ça va aller ?
• Oui. Je ferai le nécessaire, lui affirme-t-elle avec gravité.

Au précédent passage, après un affrontement particulièrement violent, elle lui a demandé si ça ne lui faisait rien d'abattre autant de personnes. Durant les combats, elle luttait , bien sûr, mais elle ne pouvait porter de coup fatal, pas volontairement. Il venait de le faire à sa place lorsqu'un soldat s'était relevé par surprise.

" Si ! Cela me touche, à chaque fois, mais j'ai choisi de livrer cette bataille alors je fais le nécessaire pour que nous en sortions vivants." lui a-t-il répondu, d'une voix tranchante.

Les couloirs défilent sans qu'ils rencontrent âme qui vive. Quand ils débouchent dans le plus vaste, ils sont accueillis par une averse de coup de feu.

• Reste à couvert, lui enjoint Noway avant de partir les affronter.

Encore une fois, il parvient au contact et fauche une dizaine de soldats en quelques minutes.

• Je me replie, couvre-moi !

Aussitôt, Tryana donne l'ordre à ses enfants de se projeter. Elle perçoit leur fourmillement sous sa peau avant qu'ils n'apparaissent dans la paume de ses mains. Une fois lancés, ils grossissent tout en se déployant tout autour de Noway pour lui offrir un bouclier le temps de sa retraite.

• Tu peux les tenir en respect un instant ? lui demande-t-il dès qu'il est en sécurité.

Elle acquiesce et lance la danse des arachnofils. Tels de gigantesques fouets, ils freinent l'avancée des soldats.

• Ca va ? s'enquiert-il.

Elle lui a expliqué que les arachnofils tiraient leur énergie de son corps et de son esprit, limités tous les deux. Elle n'était pas certaine de pouvoir transporter Ariel tout en combattant.

• C'est très éprouvant, répond-elle, mais pour le moment, ça va.
• Tu pourras le refaire ? Plusieurs fois ?
• Oui, je pense.
• D'accord, garde un oeil à l'arrière. Tu peux baisser la garde, j'y retourne !

Aussitôt, les lianes commencent à se rétracter pour devenir ces fines lignes presque invisibles zébrant l'ensemble de son épiderme, permettant à Tryana de s'économiser un peu.

Trois allers-retours plus tard, elle est épuisée et peine à maintenir en place le cocon protecteur d'Ariel. Malheureusement il reste encore des soldats et si elle et Noway tardent trop, nul doute que plus encore arriveront.

La jeune femme jette un coup d'oeil au guerrier, Le gris mat de sa combinaison n'est plus qu'un souvenir, à se demander s'il est vêtu de sang. Son casque tient encore malgré ses trop nombreuses zébrures. Cela inquiète Tryana. Survivra-t-il à leur sortie dans l'espace avec un équipement en si piteux état ? Il doit être épuisé.

• Courage, Tryana, une dernière fois et on devrait passer, l'encourage-t-il pourtant avant de repartir à l'assaut.

Elle entend le souffle de Noway s'accélérer. La respiration du guerrier lie la jeune femme à chacun de ses pas. Elle sait à l'infime pause de ce souffle qu'il vient d'arriver au contact. Les vagues d'inspiration se font alors l'écho de son ballet fluide et meutrier. Le point final est un soupir.

• La voie est libre, lui annonce-t-il un instant plus tard d'une voix lasse. On peut passer.

soulagée, Tryana rassemble ses dernières forces pour se mettre en route quand une douleur fulgurante l'arrête. Ses épaules sont en feu. Tandis qu'un long hurlement lui échappe, ses enfants surgissent spontanément pour parer l'attaque traître. Le dos en flamme, elle tombe à genoux, incapable de plus de résistance. Noway passe à côté d'elle, tel une rafale de vent. Les sens anesthésiés, Tryana tente de maintenir l'abri pour Ariel.

Elle se sent sombrer dans l'inconscience quand des bras arrêtent in extremis sa chute inexorable vers le sol.

• Tryana !

Captive des griffes d'une souffrance glaciale, la jeune femme ne peut émettre un son.

" Mère... Nous souffrons...

• Votre mère est gravement blessée... C'est à vous de l'aider...
• ... L'étranger... impossible ... besoin de l'énergie de son corps et de son esprit...
• Vous pouvez prendre la mienne ?
• Oui.
• Alors, faites-le !"

Tout au fond de sa prison, Tryana hurle de désespoir, comme la jeune fille qu'elle était l'a fait lorsqu'elle a vu s'afficher ces quelques mots qui devaient changer le cours de sa vie. Elle les revoit encore " Défaut d'étanchéité. Contamination du sujet avérée ".

Elle ne voulait pas devenir un de ces êtres à l'épiderme boursouflé sous lequel paraissaientt ramper des vers par centaine. Les pauvres erraient, le regard perdu, dans les bas-fonds des stations orbitales jusqu'à ce qu'on les retrouve flottant dans l'espace, entourés d'arachnolianes tout aussi mortes que l'humain qui les avait nourries et auquel elles restaient accrochées. Aujourd'hui, elle refuse d'être réparée ainsi. Elle doit garder le contrôle or, elle n'a pas la force de fleurir. Si ses enfants se chargent de la soigner seule, des pans entiers de son corps deviendront des paquets informes de lianes tressées, pour toujours.
Soudain, elle perçoit des messages inédits.

"Doux... soyeux ... fin ... souple... résistant... psalmodient ces enfants.

• Oui, c'est cela que souhaite Tryana, répond une voix étrangère.
• Nous devons germer et fleurir pour cela... es-tu assez fort, Noway ?
• Je l'espère."