1 Alan

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« Sérieusement ? Nous racheter ? Je ne sais pas qui tu représentes mais ils ne manquent pas d’air ... Bien sûr que je suis disposé à discuter, c’est bien ce que nous sommes en train de faire ... Non, pas la peine qu’ils se déplacent. Tu n’as qu’à me donner leur meilleure offre et je vais la refuser ... Vraiment ? 1 milliard de dollars. J’apprécie les efforts à leur juste valeur mais comme je t’ai déjà dit, c’est non. D’après les plus mauvaises prévisions, c’est notre bénéfice dans quatre ans ... Al, il y a Franck qui veut savoir ce que tu en penses.

– Tu sais déjà quoi lui répondre, lui dis-je sans lever les yeux de mes écrans.

– Al dit que si on avait l’intention de vendre on serait déjà côté en bourse. Sans rancune Franck, mais on ne va pas céder pour ta grosse commission ... On se voit pour la partie de golf ? … À jeudi Franck. »

Je consultais les nouveaux résultats depuis le câblage circulaire des serveurs et les derniers ajustements des algorithmes et les résultats, bien que sensibles, étaient probants : les volumes d’ordres et d’actions échangées ainsi que nos bénéfices étaient supérieurs à la moyenne. C’étaient bien les résultats que nous attendions. Je continuais à fouiller pour voir les détails des opérations sur nos comptes clients, parce que si la balance globale était largement positive cela pouvait masquer quelques pertes localisées en dessous des seuils d’alerte. C’était déjà arrivé lors d’ajustements précédents et quelques clients nous avaient menacés de rompre leurs contrats si on ne couvrait pas leurs pertes. Ce que nous n’avons pas fait : au regard des sommes mises en jeu, leurs récriminations n’étaient que diplomatiques et d’ailleurs les contrats n’ont pas été rompus. Cela dit, si on pouvait s’épargner des négociations inutiles, c’était toujours une bonne manière de gagner de l’argent. Bob s’est levé, a enfilé sa veste et m’a envoyé une balle courbe que j’ai rattrapé au vol.

« Je pars à mon rendez-vous. J’emmène Matt et Laura avec moi. Normalement, je rentrerai après la fermeture des marchés. La boutique est à toi pour le reste de la journée.

– Tu peux demander à Sally de me faire monter un sandwich.

– Tu ne manges pas avec tes femmes aujourd’hui ?

– Non, je préfère surveiller les mises à jour de près. Je veux être là si ça ne réagit pas comme il faudrait, mais j’ai promis à Mel de rentrer tôt.

– D’accord. Tu me tiens au courant s’il arrive quoique ce soit. Je dirai à Matt qu’il t’envoie un mail dès qu’on est arrivé à un accord.

– Alors on se voit demain.

– Alors on se voit demain, dit-il en répondant à mon check. »

Je regardais les chiffres évoluer selon des valeurs normales, voire bonnes, compte tenu des volumes de la journée. Ces résultats se vérifiaient sur nos comptes principaux ainsi que sur les comptes mineurs consultés aux hasards. Et puis, j’ai consulté les opérations stratégiques. En surface, tout se passait normalement mais à force de chercher, je suis tombé sur une anomalie dans notre effet papillon : des ordres d’achats ou de ventes immédiatement annulés créaient des déficits et des bénéfices. C’était normalement impossible. Nos annulations étaient paramétrées pour qu’un transfert d’argent ait lieu, d’une part, pour surcharger les serveurs d’un encaissement et d’un remboursement inutiles et d’autre part, pour influencer le cours d’une action le temps du transfert de l’argent, ce qui en faisait une arme redoutable si elle était utilisée avec précision, d’autant plus que l’opération restait finalement blanche, sans achat ni vente. Les sommes qui transitaient étaient toujours les mêmes. J’ai mis un peu de temps pour trouver comment l’argent voyageait : deux comptes finançaient un ordre d’achat qui sera annulé une fraction de seconde plus tard et un seul compte recevait le remboursement. Le compte déficitaire ne participait que de quelques milliers de dollars sur plusieurs millions, si bien que de telles sommes n’étaient pas détectées par les alarmes. La fréquence de l’opération faisait qu’un peu plus d’un million de dollars était échangé tous les jours, depuis au moins quatre ans, soit un peu plus d’un milliard de dollars passé inaperçu.

Je me suis retroussé les manches et j’ai suivi l’argent avec plus d’attention. À première vue, le camouflage financier était un cas d’école : l’argent passait d’une société écran éphémère à une autre selon une logique féodale puisque pas loin de 90 % de la première société appartenait à la seconde. Cette opération était répétée 4 ou 5 fois. Ce procédé m’était familier puisqu’on m’était en place des montages similaires quand on nous demandait de faire de l’optimisation fiscale mais c’est là que les complications commençaient. D’accoutumée, ces quelques transferts étaient considérés comme un écran de fumée suffisant et l’argent arrivait dans des circuits légaux pour revenir lentement vers son propriétaire légitime, mais ici la société en bout de ligne était possédée autour de 90 % par la première société et, comme au jeu de la patate chaude, lui transférait régulièrement de l’argent qui, au lieu de de circuler en ligne droite, semblait être coincé dans un cycle infini digne d’une gravure de MC Escher. Je me suis penché sur les propriétaires des 10 % et quelques restants, mais c’était pour me retrouver devant un autre cul de sac, puisqu’ils étaient partagés par d’autres sociétés écrans incluses dans des cercles similaires. En cherchant des traces d’évaporation de l’argent sale vers des circuits propres, je suis tombé sur des opérations de rachat de ces sociétés fictives entre elles qui ajoutaient une couche de complexité supplémentaire puisque ces sociétés ne faisaient que changer de cercle.

J’étais circonspect, la situation était inédite. Certains de nos clients nous demandaient d’utiliser ce type de montage financier pour dissimuler leur argent au fisc et, bien sûr, la personne qui venait nous voir n’était qu’un intermédiaire. Comme j’aime bien savoir pour qui je travaille, j’avais l’habitude que cette recherche de propriétaire soit une course d’obstacles qui revenait à briser des pare-feux successifs mais là j’étais dans une course d’orientation, de nuit, sans carte et sans boussole. Je faisais face à un labyrinthe fractal et protéiforme, puisque chaque boucle ne s’ouvrait que vers d’autres boucles et l’intrication de ces boucles les unes dans les autres était soumis à des remaniements constants. J’étais en train de chercher une aiguille dans un tas d’aiguilles posait sur une machine à laver en mode essorage.

Au regard de la complexité du procédé et des volumes qui avaient transité, il n’y avait pas de doute possible, il s’agissait de blanchiment d’argent et l’opération était inodore, incolore et indolore. L’origine de l’argent se perdait dans un dédale banquier, pour devenir des gains boursiers, avant de retourner dans la lumière, avec un ratio exceptionnel pour du blanchiment. C’était presque aussi beau que d’éliminer un batteur en le faisant swinger dans le vent. Le tout était dissimulé dans un brouillard de plus de six cents comptes d’une durée de vie toujours inférieure à quatre mois et la piste des propriétaires se dissipait dans le flou administratif des paradis fiscaux. Le bilan n’en restait pas moins sévère : la Jalmar & Lynch, l’entreprise que j’avais cofondée et que je croyais connaître par cœur, avait été parasitée pour blanchir de l’argent sous mon nez, depuis au moins quatre ans et je ne le découvrais qu’aujourd’hui et par hasard. À qui appartenait l’argent ? Qui était complice ? Est-ce que j’étais le premier à m’en rendre compte ? Je ne savais pas qu’il fallait assainir ma société mais, d’un seul coup, c’était devenu mon job prioritaire.

« C’est avec un sandwich et tout seul devant tes écrans que tu fêtes un portefeuille de quatre cent cinquante million ? me demanda Bob hilare. » J’ai levé la tête de mes écrans pour découvrir qu’il faisait nuit et que le sandwich dont il parlait aurait dû être mon repas du midi. Je me suis frotté les yeux et lui ai expliqué rapidement mes découvertes de la journée. Comme il a montré de l’incrédulité, je l’ai invité à consulter mes écrans. Il s’est penché dessus et quand il a commencé à comprendre ce qu’il voyait, il a pris un air sérieux puis s’est assis pour prendre le temps de bien voir les détails et de suivre les développements de mon enquête.

Quand il a relevé la tête, je venais de finir mon sandwich et j’ai envoyé l’emballage mis en boule vers la poubelle, et comme j’ai fait mouche l’automate en plastique m’a gratifié d’un ‘strike’ suivi d’un bruit blanc de mauvaise qualité en guise d’applaudissements. Bob, dégrisé de sa réussite de la journée, m’a demandé :

« Qui est responsable ?

– Je n’en sais encore rien. Si c’est quelqu’un de la boîte, j’espère me faire une idée en voyant le code. Il est vraiment bien caché. Je n’ai pas encore réussi à le découvrir. Si tu t’occupes de chercher à qui appartient l’argent, je devrais avoir une réponse avant deux jours.

– Tu ne me donnes pas la tâche la plus facile. D’autant plus que cette dissimulation, c’est du travail d’orfèvre.

– Tu es bien meilleur que moi pour ce genre d’exercice et on a besoin de résoudre ce problème rapidement. On ne va pas laisser des mafieux utiliser notre entreprise pour blanchir leur argent.

– Tu as raison. Vu comme ils sont organisés, il n’y a pas de doute se sont bien des mafieux. Ce qu’il veut dire qu’ils sont certainement dangereux et qu’une fois que l’on sait qui ils sont et qui travaillent pour eux, on va avoir du mal à s’en défaire. On pourrait écouter Franck et vendre la société. On n’aurait plus à s’en préoccuper.

– Cette solution n’est pas acceptable, ça reviendrait à leur abandonner notre société. On ne va pas se faire racketter comme n’importe quelle pizzeria.

– Pour autant, on n’est pas mieux équiper que la pizzeria du coin pour faire face à ces gens là. Qu’est-ce que tu proposes ?

– On récupère toutes les informations nécessaires, une fois qu’on est prêt on confie le dossier aux autorités fédérales et on fait en sorte que la faille qu’on utilise soit corrigée. Ou quelque chose qui s’en rapproche : on fait en sorte qu’ils ne puissent plus blanchir de l’argent et on se protège des représailles.

– Tu dois avoir raison. Si on modifie notre code, ça va être perçu comme une déclaration de guerre, comme si on se dessinait une cible sur la poitrine. Je n’aime pas trop l’idée de faire appel aux fédéraux, ça nous discréditerait trop. Il y a aura forcément des bruits qui vont courir. Nos clients vont penser qu’on n’est pas capable de garder leurs secrets et nos affaires deviendront plus compliquées. On pourrait envisager d’informer anonymement les autorités boursières. Ils corrigeraient leur faille et l’argent ne pourrait plus circuler : le blanchiment devient impossible et on n’est pas impliqué dans la dénonciation, donc on n’a plus à craindre de représailles

– On doit être les seuls à connaître et à exploiter cette faille. Ils ne mettraient pas longtemps à comprendre que la fuite vient de chez nous. »

Bob poussa un soupir réflexif. Il s’est levé et a fait quelques pas avant de répondre.

« Tu en as parlé à qui jusqu’ici ?

– Je ne savais pas à qui je pouvais faire confiance, donc pour l’instant il n’y a que toi et moi.

– Tant qu’on ne sait pas où on met les pieds, c’est mieux que ça reste entre nous. Il se fait tard, Mel doit t’attendre. Restons en là pour aujourd’hui, on en reparlera demain. »

En sortant du bureau, j’ai envoyé un message à Mel pour lui dire que j’étais en route. Pendant le trajet, j’ai ruminé cette discussion avec Bob tout en conduisant machinalement à travers la circulation clairsemée du milieu de la nuit, sans me rendre compte qu’une pluie froide tombait et sans trouver non plus de variante intéressante à l’ébauche de stratégie que l’on venait de mettre en place.

En arrivant chez moi, j’ai trouvé Mel assise dans le salon, un verre de vin à la main. Je l’ai saluée et me suis penché vers elle pour l’embrasser dans le cou avant de constater qu’elle avait l’air maussade. Je me suis arrêté et redressé avant qu’elle n’ait esquissé un geste de recul.

« Je ne suis pas vraiment surprise que tu sois resté si tard au bureau. Tu aurais au moins pu prendre la peine de me prévenir. Ça va que Sally m’a téléphonée, à croire qu’elle s’inquiète plus pour moi que toi. C’est peut-être elle que j’aurais dû épouser.

– Je suis vraiment désolé. Je n’ai pas vu le temps passer.

– Tu me rassures, je croyais que c’était intentionnel.

– Écoute, j’ai découvert quelque chose de vraiment grave pour la boîte ...

– Que tu dois traiter en urgence, mais tu ne peux vraiment pas me dire quoi.

– Pas pour l’instant, non. C’est plus sûr.

– Alors garde tes excuses pour ta fille. Parce que si toi tu as oublié que tu avais une fille, elle, elle n’a pas oublié qu’elle avait un père et elle n’a pas cessé de te réclamer.

– Melinda, ma douce, je sais que je n’ai pas tenu ma parole et je me rends compte que je t’ai déçue, mais tu n’es pas obligée d’être aussi sarcastique.

– Si seulement tu m’aidais un peu, je n’aurais jamais l’occasion d’être sarcastique.

– Tu sais à quel point je peux être absorbé par un problème et je suis tombé sur un truc inédit qui peut devenir dangereux.

– Il a fallu que ça arrive juste au moment où tu étais censé avoir moins de travail.

– C’est justement en contrôlant l’impact des dernières modifications que j’ai découvert ce problème vraiment inattendu et dissimulé dans les opérations stratégiques.

– Tu ne serais pas en train d’oublier que j’ai travaillé avec toi et que selon tes critères, une perte de 2% c’est un danger, alors que vous avez toujours réussi à largement couvrir ces pertes. » J’avais compris que Mel ne me lâcherait pas avant d’en savoir plus. Je n’avais pourtant pas envie de l’impliquer dans cette histoire, mais elle ne me laissait pas le choix, je devais lui donner quelques informations.

« Ce dont je te parle n’a rien à voir avec des pertes financières. Il s’agit d’activités illégales et si ça vient à se savoir, c’est l’existence même de la boîte et notre droit à travailler sur les marchés qui seront en jeux. Notre code a été détourné pour blanchir de l’argent et, pour réussir à faire ça sans que je m’en rende compte, ils doivent être sacrément organisés. Je ne connais pas ce genre de personnes. J’ignore ce dont ils peuvent être capables, certainement du pire, et ça me fait peur. S’il te plaît, fait moi confiance, moins tu en sais, plus tu seras en sécurité.

– Pourquoi tu me dis ça ? Laisse la police faire son travail.

– Non. Surtout pas. Enfin, pas tout de suite. Avec les sommes d’argent qui transitent, ils ont les moyens de soudoyer tous les policiers et tous les juges de l’état.

– Tu crois que c’est ça qui va me rassurer ?

– Je ne cherche pas à te rassurer, mais à te convaincre que ma manière de faire est la seule valable.

– Tu te trompes. Ce que tu envisages comme plan n’est que celui que tu trouves le plus sûr pour nous, ta fille et ta femme. Et si cette menace est aussi sérieuse que tu le dis, je ne peux pas te laisser l’affronter seul. Tu vas avoir besoin d’un allié sur lequel tu puisses compter sans réserve. Quelqu’un qui sera là pour te protéger toi.

– Mel ...

– Silence monsieur le directeur adjoint. Pour l’instant, tu m’écoutes. Je connais encore très bien le fonctionnement de ta boîte et tu as toujours établi tes stratégies en écoutant mes conseils. Alors, tu vas me raconter tout ce que tu sais et, ensuite, on va discuter de ce que nous allons faire. »

C’est à ce moment que quelqu’un a sonné au portail. J’étais légèrement désarçonné par la nouvelle tournure de cette discussion, si bien que je suis allé voir de quoi il s’agissait sans m’inquiéter du caractère tardif de cette diversion que je comptais utiliser à mon avantage.

Dans le visiophone j’ai découvert un jeune homme embarrassé, voire anxieux. Les traits de son visage, ainsi que le teint de sa peau trahissaient ses origines mexicaines. Pêle-mêle, il m’a expliqué être tombé en panne devant chez moi, que son téléphone était en rade, qu’il était dans une espèce d’urgence et qu’il aimerait avoir mon aide pour appeler une dépanneuse. Le stress de la journée et la discussion en cours avec Mel m’ont fait déroger aux principes de bienveillance et d’entraide et, poliment, je lui ai conseillé de tenter sa chance auprès des patrouilleurs du quartier où à l’épicerie la plus proche. Comme il a insisté en appelant à ma sympathie et en revenant sur le caractère vital de son urgence, je lui ai réitéré mon refus avec fermeté, jusqu’à ce que le contact froid et pesant d’un objet métallique dans mon cou m’interrompit.

« Laissez entrer ce jeune homme monsieur Lynch, me conseilla-t-on derrière moi. Oui, vous pouvez utiliser votre alarme si ça vous rassure. Nous l’avons déconnectée. Maintenant, ouvrez ce portail. » J’ai tout de même enclenché l’alarme silencieuse avant de m’exécuter.

« C’est de l’argent que vous voulez ? Prenez ce qui vous plaît et laissez nous tranquille.

– Vous aimeriez que ça soit aussi simple. Au risque d’être cliché, je vous rappelle que vous êtes du mauvais côté de l’arme pour formuler des exigences, dit-il en alourdissant le contact dans mon cou. Allons dans votre salon rejoindre mes amis et votre petite famille pour la petite fête. »

Mes mains étaient moites, je transpirais à grosses gouttes et j’avais du mal à contenir mes tremblements. J’avais quelques mètres pour évaluer la situation sérieusement. Je ne devais pas me laisser envahir par la peur, sinon je n’aurais été plus bon à rien. Ce n’étaient pas de simples gangsters. Ils étaient trop bien organisés. J’avais encore mon portable sur moi et je n’avais pas reçu le texto de confirmation de l’alarme silencieuse. Ce type derrière moi ne m’avait pas menti, ils avaient réussi à déconnecter ma maison et ce malgré la redondance du câblage. Un des câbles avait même sa propre tranchée. Ces gens étaient en train d’exécuter un plan minutieusement préparé. Ils étaient là à cause de ma découverte du blanchiment.

« Comment vous avez su ?

– On m’avait prévenu que vous aviez l’esprit aiguisé.

– Comment vous avez su ?

– Des spywares, bien sûr. Dommage que n’ayez pas le temps de les chercher. De l’orfèvrerie informatique, m’a-t-on dit. Vous pourriez apprécier le travail fait. Hector ! Javier ! Venez vous occuper du roi de la soirée.»

Deux costauds ont répondu à l’appel, m’ont saisi par les aisselles et m’ont porté jusque dans le salon. Ils me mirent à genou et m’ont maintenu dans la position. Mel, assise dans le canapé, était ligotée et sous la surveillance d’un homme de main, tandis qu’un autre descendait l’escalier en portant Sarah qui se débattait.

« Chéri, qu’est-ce qu’il se passe ?

– Papa ! C’est qui eux ? Ils me font peur.

– Restez calmes. Tout va bien se passer, dis-je en cherchant à me rassurer moi même.

– Faites les taire, ordonna l’homme poli qui me tenait toujours sous la menace d’une arme que je reconnaissais comme étant la mienne. Sans laisser de traces, bande d’abrutis, ajouta-t-il alors que ses hommes levaient le bras pour donner de lourdes baffes. Bâillonnez-les qu’on ait la paix.

– Qu’est-ce que vous allez nous faire ?

– Vous vous méprenez monsieur Lynch. Nous n’allons rien faire. Vous, par contre, vous allez fracasser la tête de votre fille, puis celle de votre femme, tout ça à l’aide de votre batte fétiche. Pour finir, vous allez vous tirer une balle dans la tête avec l’arme que vous gardiez pour protéger votre famille. Ne me regardez pas comme ça, vous verrez, ce sera un moyen efficace de faire taire l’insoutenable douleur que vous ressentirez alors.

– Vous n’oseriez pas. Pas une enfant. Ayez pitié.

– Je ne suis pas là pour mon plaisir. J’ai des ordres à respecter et vous êtes assez bien placé pour savoir que la pitié n’a pas sa place dans les affaires.

– Dites moi ce que vous voulez. Vous serez payé dans la minute.

– Ne vous méprenez pas. Je ne suis pas là pour négocier mais pour veiller qu’aucun de ceux là ne violent votre femme. Elle pourrait aimer ça, ce n’est pas le problème, mais ça ruinerait notre plan. »

J’ai voulu lui casser la gueule. Hector et Javier m’empêchèrent de bouger.

J’avais déjà rencontré ce genre de personne. Leur politesse n’est qu’un voile trop mince, une parure pour paraître civilisé qui dissimule une froide détermination prête à toutes les cruautés. Son plan n’était pas des menaces en l’air. Ce type était sérieux, voire inflexible. Je n’arrivais pas à trouver un moyen de sortir de cette situation. Je devais gagner du temps. Je devais le faire parler.

« Nous tuer ne doit pas être votre seule seule solution.

– En voilà une drôle d’idée. Et pourquoi selon vous je devrais vous épargner ?

– Parce que vos patrons sont des gens raisonnables.

– Honnêtement, mes patrons sont beaucoup de choses, mais raisonnables n’en fait pas partie.

– Leur avidité les rend raisonnables. Les résultats qu’ils ont obtenus en détournant mon travail pourraient devenir ridicules si je me mettais à travailler de plein grès pour eux.

– Si seulement vous étiez sincère, vous auriez été recruté depuis longtemps. À chaque fois que nous avions tenté de vous approcher vous avez toujours fait preuve d’une intégrité de martyr. Contrairement à ce que vous croyez, nous ne tuons pas la poule aux œufs d’or mais la brebis galeuse. En même temps, nous instillons la peur chez nos associés ce qui va les rendre d’autant plus fidèles. La méthode est éprouvée.

– Vous ne pouvez pas faire ça. Personne ne croira que j’ai pu massacrer ma famille.

– Les gens seront étonnés, mais ils finiront par y croire. Mais si, vous savez, cette balle qui vous a frappé à la tempe et qui a provoqué des lésions au cortex.

– Je n’ai eu qu’une commotion.

– Ah bon ? Ce n’est pas ce que dit votre dossier médical, d’ailleurs il parle même de problème de gestion de la colère. Vos rendez-vous répétés chez des spécialistes en attesteront. Les modifications nécessaires ont été apporté à vos agendas et d’ici cinq minutes les preuves de votre bonne santé décoreront votre salon mieux qu’un Pollock. Comme vous voyez, nous avons pensé aux moindres détails, la situation est verrouillée. Allons, ne soyez pas timide. Montrez-moi que vous comprenez, dit-il en scrutant mon visage. Bradley, enfin vous voilà. Veuillez-vous installer, nous n’attendions plus que vous pour commencer. »

J’ai reconnu l’homme du visiophone. Son air bonhomme et maladroit avait été remplacé par une impatience vicieuse anticipant le plaisir de laisser libre court à sa cruauté.

« Sa mère l’a appelé Bradley selon un savant mélange de superstition et de sociologie, pour éviter qu’il ne tourne mauvais garçon. Il faut croire que la recette n’est pas encore au point puisque Bradley est notre invité spécial aujourd’hui. Ce n’est pas aussi facile que ça de trouver quelqu’un prêt à massacrer une fille et sa mère aussi violemment, mais lui nous a payé pour être ici ce soir. Je ne vais pas vous l’apprendre, il n’y a pas de petit profit. Rassurez-vous, nous commencerons par votre fille, il est inutile qu’elle voit sa mère mourir. Nous ne sommes pas des barbares. Oui, enfin, c’est bien monsieur Lynch, montrez moi votre rage, aussi futile soit-elle. Bradley, si vous voulez bien procéder. »

Cet enfoiré était en train de mesurer la distance en présentant la batte juste au dessus du visage de ma fille. Je me suis levé. Hector et Javier n’étaient plus aussi lourds. L’homme poli me tenait toujours dans sa ligne de mire. Il était sur le point de me tirait dessus. J’ai pivoté sur moi même en entraînant un des costauds dans le mouvement. Il s’est effondré après quelques balles. J’ai pivoté dans l’autre sens. J’ai vu Bradley, ce monstre, qui jubilait. Tout à sa cruauté, il ne se laissait pas distraire par les coups de feu. Le deuxième costaud avait trébuché sur le cadavre du premier et, en cherchant son équilibre, il avait dévié les tirs de l’homme poli. D’un coup de coude à la base du crâne, je sonnais le costaud qui tomba sur l’homme poli. Bradley reculait pour prendre son élan et montait la batte en position. J’avais encore le temps de l’arrêter. Je me suis précipité vers lui. Le sbire qui s’occupait de Mel tentait de me couper la route. Je devais m’en débarrasser le plus vite possible. Bradley prenait son appuis et pivotait ses hanches. J’ai lancé mon poing. Je voyais très nettement la trajectoire qu’il devait prendre pour écraser la trachée du sbire, stoppant sa course sur le coup. J’effectuais un pivot pour réorienter ma course. La batte commençait à descendre. Il restait un homme de main entre moi et le monstre. Même à travers le bâillon le cri de Sarah était insupportable. L’homme était en train de me charger et trop proche pour que je puisse l’esquiver. Il a plongé pour me ceinturer. Je me suis appuyé sur son épaule et j’ai sauté au dessus de lui pour le plaquer au sol. J’ai choisi de mettre la pointe de mon coude entre deux de ses cervicales et d’appuyer de tout mon poids. À l’impact, j’ai senti ses os se briser, mais aucun doute, aucun regret. Et la batte a chanté. Un son sec et limpide. Je me suis détesté quand j’ai pensé que c’était une belle frappe, assez puissante pour faire un homerun. Les cris et les pleurs de Sarah cessèrent brusquement. Quand je me suis levé, Bradley venait de finir son swing. Ça a été facile de lui retirer la batte des mains. Je n’ai eu aucune hésitation à l’abattre sur sa tête. Quand j’ai senti sur mes paumes les vibrations de son crâne cédant sous la force de l’impact, je n’ai eu aucun remord. Le dernier costaud et l’homme poli s’étaient relevés et ils se ruaient vers moi. J’ai frappé Hector/Javier au visage. Alors qu’il tombait, j’ai vu que la batte avait laissé sa trace de la mâchoire au cervelet. Derrière lui, l’homme poli pointait l’arme vers moi. Le swing qui l’a désarmé a dû lui casser le poignet et l’avant bras. La douleur l’a laissé sans défense. Je l’ai saisi par l’arrière de la tête et je l’ai assommé contre le métal de la table basse. Je l’ai relevé et j’ai recommencé. Je l’ai relevé et j’ai recommencé. Et j’ai recommencé. Et j’ai recommencé, jusqu’à en perdre le compte. Quand ma rage s’est estompée sa face n’était plus qu’une bouillie sanguinolente. Je me suis précipité vers Sarah. J’ai vu la déformation de son crâne mais j’ai refusé de comprendre. J’ai posé ma main sur sa poitrine mais elle ne se soulevait pas. Je ne sentais pas son petit cœur battre. Je n’avais pas encore le droit de flancher. J’avais encore ma femme à aider. J’ai pris Sarah dans mes bras. J’essayais encore de replacer son œil dans son orbite, mais il me glissait encore entre les doigts. J’ai pris Sarah dans mes bras et nous sommes allés voir sa mère. En me relevant, j’ai vu que Mel était couchée dans une flaque de sang. De son sang ? J’ai cédé à la douleur en voyant le trou dans sa poitrine. Le tir dévié de l’homme poli. Je ne m’étais pas posé la question mais je recevais toute la culpabilité qui accompagnait la réponse. J’avais tout perdu en un instant. Ils n’avaient pas le droit de me retirer leurs sourires. Ma fille avait à peine commencer à vivre. Ils ne pouvaient pas avoir fait ça. J’ai pleuré en tenant les deux amours de ma vie dans mes bras, tout en étant submergé de souvenirs et d’espoirs, chaque évocation étant plus douloureuse que la précédente.

Je suis resté prostré. Toute ma vie venait de s’effondrer. Ma rencontre avec Mel, quand elle s’endormait auprès de moi après l’amour, nos petits déjeuners, nos noëls avec Sarah, ses premiers pas, nos prochaines vacances, cette maison, tout ça et bien d’autres choses avaient perdu leur sens. Ma vie se délitait par pans et ma raison, n’ayant plus rien à quoi se raccrocher, disparaissait de même. Puis, il y a eu cette image qui s’est imposée à moi. Je m’imaginais en train de traquer la personne responsable de cette boucherie, de lui infliger une torture comparable puis de la noyer dans son propre sang. C’était devenu un projet suffisamment tangible pour que ma raison s’y accrocha comme un désespéré au dessus d’un gouffre. Mes larmes avaient cessé de couler. Mon chagrin était recouvert par ce désir de vengeance. Je me suis levé et je savais ce que je devais faire. Ceux qui avaient ordonné mon exécution devaient me croire mort. Pour cela, je devais faire passer le cadavre de l’homme poli pour le mien et faire croire à sa fuite. J’ai vidé mes comptes vers des banques domiciliées dans des paradis fiscaux avec quelques points de transitions avant d’atterrir en Amérique Centrale. J’ai laissé une piste tenue, suffisamment pour donner le change mais pas complètement intraçable. Ils devaient pouvoir suivre l’argent et le surveiller. Je ne pouvais pas partir à la pêche aux requins sans appât. J’ai vidé le coffre fort des bijoux et du cash. Je devais aussi changer l’histoire du massacre en changeant de place les cadavres, un tueur de sang froid n’aurait pas rapproché la fille de sa mère. J’ai dépouillé l’homme poli de ses objets personnels et j’ai remis des coups de batte sur son cadavre, histoire de maquiller les vieilles blessures que j’avais pu avoir en lui brisant quelques os. J’avais gardé le plus dur pour la fin. Je suis retourné auprès de Mel. Je lui ai sectionné l’annulaire pour récupérer son alliance.

Mes mains, mes vêtements étaient couverts de sang. J’ai fait une toilette rapide et j’ai mis une tenue propre. En regroupant les affaires que j’emmenais, j’ai pris, sans y penser, les armes qui avaient tué ma famille. Un professionnel n’aurait pas fait ça. J’ai aspergé la scène d’essence et, en guise de mèche, j’ai traîné un mince filet jusque dans l’entrée. Dans le grand miroir, au lieu de voir un homme souriant presque aussi séduisant que Georges Clooney, il y avait un inconnu : l’allure générale était plus nerveuse que tonique, ses traits étaient tirés, j’arrivais à soutenir son regard malgré la froide résolution qui en irradiait et il avait les cheveux blancs. J’ai lâché une allumette et les flammes ont couru jusque dans le salon. En me débarbouillant dans la salle de bain, je n’avais pas fait attention, pourtant ils étaient déjà blancs. En quittant la propriété au volant de mon Aston Martin, je me suis dit : « Bien sûr, l’adrénaline. » et les conduites de gaz explosèrent.

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