La Crique du Nain de pierre

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 Cole ignorait depuis quand ils parcouraient la lande. Elle courait devant lui, humant quelque jolie fleur, enjambant avec grâce les flaques d'eau de la dernière pluie. Il fermait la marche, dans sa rutilante armure de chevalier, et s'efforçait de suivre la cadence. D'épais nuages cachaient encore le soleil, empêchant Cole d'estimer l'heure. Mais sur sa gauche, l'océan s'étendait à perte de vue et l'horizon était dégagé. Lorsque le soleil se coucherait, il le saurait.

 La côte était verdoyante. Il n'y avait presque pas un arbre, mais sans la proximité de l'océan, on aurait pu croire qu'il s'agissait d'un val comme on en trouvait à Innocia. Depuis quelques temps, Cole avait remarqué la présence de gisements de pierre. Plus ils s'approchaient de la falaise, plus le sol était rocailleux. Même la route semblait avoir disparu au profit d'un vieux chemin de terre. Et ils n'avaient plus croisé de pancarte depuis des lieues.

 Elle s'arrêta de courir à distance raisonnable de la falaise. Ce monstre de pierre était impossible à escalader. La paroi, érodée par le vent marin depuis des millénaires, était plus lisse que la peau d'un nourrisson. Loin dans la mer, des lames de fond et des récifs empêchaient tout bâteau de contourner le monument.

— Je ne comprends toujours pas ce que nous faisons ici, lâcha le chevalier.

 La femme qui accompagnait Cole était montée sur une grosse pierre et, à l'aide d'une paire de jumelles, scrutait la falaise. Après quelques secondes de silence, elle sourit et lui tendit l'objet. Bien plus grand qu'elle, le chevalier n'eut pas à monter sur le piédestal.

— Qu'est-ce que je cherche ?

— Descend vers l'océan. Il y a une crevasse.

 Cole découvrit le passage en question. Il lui serait impossible d'y entrer en armure. Il n'était même pas sûr d'y entrer sans. L'entraînement de la garde royale l'avait rendu plus imposant qu'il ne l'était quelques années plus tôt. Elle n'attendit pas qu'il trouve la faille pour reprendre la route. Cole dut courir pour la rattraper. Il avait beau l'appeler et lui crier que c'était dangereux, elle n'en faisait encore et toujours qu'à sa tête. Il ne parvint à la rejoindre qu'au pied de la falaise. Elle s'était déjà à moitié faufilée à l'intérieur.

 Elle n'avait que faire des remontrances du chevalier. Ses mots glissaient sur elle comme du satin sur la peau. Son mince corps s'insunait dans la cavité sans qu'il puisse l'en empêcher. Bientôt il ne l'apercevait même plus. Seule sa voix enjouée lui parvenait :

— Dépêche toi !

 Comme il l'avait deviné plus tôt, Cole ne pouvait pas passer avec son armure. Un autre problème était qu'il ne pouvait tout simplement s'en débarrasser. Mais la laisser seule était hors de question. Il observa les environs avec attention pour s'assurer que personne ne les avait suivi, et ôta sa panoplie de guerrier. Il ne garda que son épée.

 La cavité était suffisamment étroite pour lui rendre le passage difficile. Il dut s'y reprendre à quelques endroits pour trouver le bon angle sans subir les griffures de stalactites, tranchantes comme des rasoirs. Cole sortit enfin de la caverne, content de ne plus être coincé dans la pierre. Il épousseta ses vêtements, rattacha son ceinturon à sa taille et parcourut les dernièrs mètres le séparant d'un spectacle éblouissant.

 Devant ses grands yeux bleus, une légende se dressait fièrement au-dessus d'une petite crique. Un géant de pierre, assis près de l'eau, semblait endormi, la tête posée sur son poing fermé. C'était une montagne mythique, que de nombreux explorateurs cherchaient depuis qu'un aventurier l'avait mentionné dans un carnet de voyages, plusieurs siècles plus tôt. Jamais personne ne l'avait retrouvé jusqu'à aujourd'hui.

 La montagne affichait les traits d'un nain âgé, Cole le reconnut à son nez proéminent. C'était une caractéristique de cette espèce d'hommes vivant au-delà des frontières et des lois, dans des citadelles de pierre ou des galeries sous les montagnes. Des buissons étaient parvenus à s'accrocher aux parois, donnant une barbe et quelques cheveux à la statue.

 De son autre main, la montagne tenait un pic rocheux d'où coulait une source d'eau. Le chevalier ne put en voir l'origine, mais l'onde ruisselait le long de la colline, pour, plus bas, finir en une multitude de cascades. L'océan ici n'était pas plus clair qu'ailleurs, mais on pouvait y trouver un sentiment de quiétude, protégé par un géant de pierre. Le nain veillait sur sa végétation, bien qu'éparse, et sur sa petite plage de sable noir, à l'abri de tous les curieux.

 En admirant la statue, Cole se demande comment elle était arrivée en cet endroit. Avait-elle été sculptée, et par qui ? Était-ce vraiment un géant, créature légendaire du passé, qui s'était pétrifié dans son sommeil ? Ou bien était-ce là l'œuvre d'un magicien ? Le chevalier se rendit à l'évidence : venir ici n'était finalement pas une perte de temps.

 Un peu plus bas, debout au milieu d'une herbe souffrant de l'été, Asena observait la crique. Cole s'approcha.

— Vous aviez raison. Le Nain de pierre existe. Mais nous devrions rentrer, il se fait tard.

— Ne souhaites-tu pas graver ce paysage dans ta mémoire, Cole ? dit la jeune femme d'une voix fluette, presque cassée.

— Je dis simplement que le chemin du retour est long et que le soleil sera couché d'ici une heure ou deux.

 Asena soupira en se tournant vers lui et, les poings sur les hanches, lui assura qu'elle n'avait que faire du temps qui passe. Cette pose, Cole la connaissait bien : il l'avait vu la première fois qu'ils s'étaient rencontrés. Dans cette situation, mieux valait éviter le conflit, il le savait d'expérience. Elle fouilla dans un petit sac qu'elle portait sur une épaule et en sortit quelques pages arrachées d'un livre. Sur l'une d'elles, un Nain de pierre était dessiné, le même qui surplombait la crique. Lorsqu'Asena les compara, tout doute subsistant disparut.

— Cole, nous venons de découvrir quelque chose d'extrêmement important ! Pourquoi es-tu toujours aussi... sévère ? Strict ? Rude ?

 Comme elle cherchait ses mots, Cole secoua la tête. Il était de son devoir de la protéger, et passer une nuit à la belle étoile était impensable. Le chevalier fit signe qu'il fallait repartir, mais Asena vit la chose d'un autre œil. Elle dévala le versant jusqu'à la plage, forçant son garde à la suivre. Elle s'enfonça dans l'eau à hauteur des genoux avant de se retourner. Cole s'était arrêté sur la plage.

— Je pourrais me noyer, tu sais.

 Dans sa voix résonnait toute la malice du monde. La jeune femme tomba alors en arrière, laissant les flots la submerger. Le chevalier paniqua un instant avant de la voir remonter à la surface, flottant aux grés des vagues. Cole fit quelques pas le long de l'eau, ne la laissant jamais lécher ses pieds nus. Sur la garde de son épée, sa main se crispait : quinze mètres le séparaient d'Asena et il ne pouvait pas aller la chercher. Ils allaient finalement devoir rester.

 Le soleil dégagea quelques rayons sous les nuages. Cole estima à trente minutes l'heure du coucher. Rentrer à Dhilia avant la nuit était impossible, il s'en rendit compte. Il pensa même qu'Asena le sût pertinemment avant de partir. Il avait été négligent et s'en voulait. Restait à savoir si un groupe partirait à leur recherche.

 La lumière orangée de la fin du jour inonda la crique d'une douce chaleur. Assis sur un rocher, Cole patientait. Son regard s'était perdu sur le monument et le chevalier était tombé dans ses souvenirs. Il se souvenait de toute son enfance, dans les montagnes de l'est, là où personne n'avait vu l'océan depuis des décennies. Et maintenant, au pied d'un nain-géant de pierre, il ne se trouvait qu'à quelques mètres du littoral. Le sable humide collait à ses pieds. L'air marin avait dégagé ses sinus. À observer le roulis des vagues, Cole s'était senti humble et calme, pour la première fois depuis très longtemps.

 En contre-jour, il aperçut une silhouette émerger. Asena se dirigea vers lui sans détour, alors que le soleil était presque couché. À quelques mètres de lui, quand il put enfin la distinguer, elle ôta son gilet de cuir et le laissa choir dans le sable. Quand elle commença à déboucler sa ceinture, Cole détourna le regard. Il n'entendit que le reste des vêtements de la jeune femme tomber les uns après les autres. Puis il l'entendit s'asseoir.

— Il faut allumer un feu, dit-elle sans émotion.

 Sans lui adresser un regard, le chevalier se leva, récupéra son épée et se dirigea vers le Nain de pierre, le seul endroit de la crique où la végétation était suffisamment développée pour trouver du bois. Ainsi faisant, il ne se rendit pas compte qu'il venait de laisser derrière lui, complètement nue, la princesse Asena Elamin, héritière du trône de Dhilia, à la merci de brigands dissimulés depuis leur arrivée.

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