Nicky Bling

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Si y a bien une chose que je sais du haut de mes huit ans, c’est qu’y a rien de plus beau qu'une évasion réussite.

Je prends mes jambes et mon cou, je slalome entre les étalages comme un eskieur de fond. Je vais si vite que personne n'a le temps de réagir : c'est à peine s'ils me voyent passer. Le marchand me crie après et se lance à ma poursuite. J'ai chaud au séant, car il ne faudrait pas qu'il m'attrape. J'accélère, j'esquive, j'excède les vitesses. Une mèche de cheveux rebelle couvre ma vue et je manque de percuter le chariot d'une vieille dame. J'atteins la sortie du marché et je me faufile dans ma cachette. Depuis le coin de la rue, j'observe la place du marché. Le vendeur a perdu ma trace au milieu de la foule. Il retourne à son emplacement ; c'est qu'il faudrait pas qu'il se fasse piquer deux poêles pendant qu'il poursuit une casserole - il est pas bête non plus. Je planque mon butin sous un vieux carton.

Je suis même pas essoufflé, alors je retourne à mes évasions sans attendre.

J'entre dans « le bistrot du coin », le bistrot au coin de la rue. Je repère les commandes de ces messieurs. Je dis « messieurs », car je ne vois jamais de dame dans cet endroit. D'après mes observations, les femmes ne boivent jamais. Au restaurant, elles commandent seulement une feuille de salade, puis quand qu'elles ont fini de grignoter, elles mangent le reste de frites de leur mari. Y a un homme enfumé qui lit son journal devant le bar, là-bas. Il tireune cigarette, le journal devant les yeux, sans s'occuper de son café ni du sachet de sucre posé à côté de la tasse. Je m'approche avec la discrétion d'une fourmi.

— Eh ! Toi, gamin ! Qu'est-ce que tu fiches ici ? Déguerpis tout de suite, les gosses ne sont pas admis ici !

La voix forte du barman me fait sursauter, mais elle attire l'attention de l'enfumé qui tourne la tête. J'en profite pour saisir le sucre et je mets les voiles. Le barman, en colère, hurle maintenant pour que je revienne, faudrait qu'y se décide. Mais autant demander à un chat de se jeter dans une baignoire d'eau froide.

Me voilà de nouveau au marché. Le plus dur reste à faire. Je dégage une nouvelle mèche rebelle qui encombre ma vue, et je me présente au vendeur de produits laitiers, un grand chauve à moustaches.

— Bonjour, M'sieur ! Je m'appelle Nicky, Nicky Bling, et je viens faire les courses pour ma maman, Madame Bling.

— Ah, et qu'est-ce qu'il lui faut à « Madame Bling » ?

— Deux cents grammes de beurre pour son gâteau, M'sieur ! C'est que c'est l'anniversaire de P'pa, ce soir.

Le moustachu (ou le chauve, comme vous voulez) retrousse ses manches. Il découpe un morceau de beurre et l'emballe dans du papier. Il me tend ensuite le paquet en m'annonçant le prix.

— Ça fait un euro cinquante, Micky.

Je vais pour saisir le beurre, mais le moustachu retire son bras.

— On donne l'argent d'abord au marché. « Madame Bling » ne t'a pas appris ? C'est pour éviter les vols. Il n’en manque pas par ici.

Il me regarde d'un air sévère, à abattre un oiseau en plein vol. Soudain, je bondis en avant, j'arrache le beurre de sa main et je repars pour une nouvelle évasion.

— Au voleur ! Au voleur ! Garnement !

Je me précipite dans la foule. J'accélère, j'esquive, j'excède les vitesses. Je passe devant l'étalage de fruits et j'attrape une pomme en passant. Pas la peine de savoir si je suis vu, je suis déjà en train de fuir.

*

Le réchaud-gaz est à bonne tempéture - on le sait à l'odeur de plastique fondu qui se répand au coin de la rue. Je vide le sucre en sachet dans la casserole, puis j'y dépose le beurre, qui fond petit à petit. La senteur de caramel emplit mes narines, mais j'essaie de pas trop y penser. Si je me laissais tenter, j'avalerais tout en une bouchée. Et j'aurais fait toutes ces évasions pour rien. J'enfonce un pique de bois dans la pomme, jusqu'au trognon, et je la trempe dans le caramel chaud. Je tourne en rond pour recouvrir la pomme de sucre fondu. Le résultat est sublissîme : on dirait une sphère dorée renfermant un cœur rouge encore vivant. Je souffle délicatement autour pour abaisser sa tempéture.

*

Je m'approche d'Émilie. J'espère que ça va lui plaire. Je sais pas pourquoi, mais mes jambes tremblent. Bizarre.

— Tiens, c'est pour toi.

— Oh, merci tout plein Nicky ! Ça a l'air bon, dis !

Une étrange chaleur me serre la poitrine et remonte jusqu'à mes joues. J'ai dit qu'y a rien de plus beau qu'une évasion réussite. J'ai pas menti, mais à réfléchir, les yeux d'Émilie quand qu'elle croque une pomme d'amour, bah ils sont encore plus beaux que toutes les évasions réussites du monde.

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