CHAPITRE 31: Les retrouvailles de Teixó et Ashka

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La cheminée ventrue en briques ocres de la forge du Dépotoir, était inondée des lueurs rouges du soleil couchant.

A sa base, presque en silence le fleuve glissait doucement.

Une épaisse fumée noire moucheté de braises s'en échappait par bouffées.

Il y avait dans les allées ombreuses de la presqu’île ce murmure sourd qui témoignait que l'heure de la chaleur et du gros des corvées était passée.

La douceur du moment, semblait pénétrer même ceux qui devaient poursuivre leur labeur et qui ne pouvaient se livrer au repos qu'en imagination.

Perdu dans mes pensées, je me tenais accroupis sur une butte de scories mangée d'herbes folles. Je regardais couler l'eau ainsi que mes perspectives de quitter rapidement cette cité.

Le destin était farceur à n'en pas douter. Il y a moins de six mois de cela j'avais sorti d'un bordel une petite esclave et maintenant, à peine rentrée à Yuchekha, de ce que la Guilde avait appelé une mission sans risque... La Guilde et surtout la Ligne me demandaient de protéger la jeune Ashka, d'être son garde du corps.

J'aurai bien refusé tant j'avais hâte de quitter cette ville, mais la paye était vraiment généreuse et surtout Ashka était pour moi un bon investissement, j'avais des plans pour la petite, des plans qui ne raviveraient pas la Guilde.

N'était elle pas mon affranchie ? « ut de re consensum dominus » c’est-à-dire sous réserve de mon accord définitif. Et cet accord, la Guilde et la Ligne étaient loin de l'obtenir, sûrement elles ne l'obtiendraient jamais.

Pour les rares flâneurs et les nombreuses esclaves qui m'entouraient, il leur aurait semblé que j'étais un quelconque mercenaire. Cependant ma pose était celle d'un combattant prêt à l'action, et quoique j’eus les bras croisés et la tête inclinée, mon oreille attentive épiait le plus faible bruit, mes narines frémissantes guettaient toutes odeurs suspectes.

Je savais qu'elle passerait par ici, aussi je m'étais attaché les services d'un Kago, avec ses quatre porteuses et sa triqueuse.

Les kagos de Yuchekha n'étaient pas différents de ceux des autres cités, ils étaient formés d'une longue et solide perche, d'une sorte de hamac ou d'un plateau matelassé où s'installait le voyageur, cette assise, si ce n'était pas un hamac était suspendue à la perche au moyen d'un triangle ouvert fait de bambou à l'avant, et d'un autre à l'arrière, qui pouvait, être fermé par un dossier d'osier ou de rotin tressé. Un toit léger recouvrait en général la perche et pouvait se prolonger de chaque côté par des volets relevables, formés d'une fine natte de bambou tressé.

À Yuchekha comme dans l'empire de Domina les triangles de bambou formant l'avant et l'arrière étaient légèrement inclinés, afin de fournir un meilleur confort au passager. Les porteurs ou plutôt les porteuses car c'était presque toujours le cas étaient au nombre de deux ou de quatre, c'était soit des iotas soit des iŭga, dans presque tous les cas elles étaient accompagnées et guidées par une triqueuse qui comme son nom l'indique était soit une esclave soit une affranchie chargée de conduire à coups de triques l'équipage à bon port. Mon kago attendait donc en retrait, les porteuses deux paires d'iŭga à genoux enchaînées par le cou à la longue perche n'avaient pour seul vêtement qu'un nón lá* un chapeau conique en feuilles de latanier, c'était une des nouvelles ordonnances de Ashka, une de ces nombreuses petites choses qui avait fait baisser la mortalité du Dépotoir.

D'ailleurs à présent les portes du Dépotoir étaient ouvertes aux plus pauvres mais elle en chassait les Pénitents Messiens qui prétendaient faire, de la mendicité, la plus grande des vertus.

Elle recueillait aussi les prostituées, les affranchies malheureuses ou celles qui, vieilles et infirmes, traînaient honteusement sous les pilotis disputant leur nourriture aux pourceaux et aux grandes salamandres noires. Elle ne les obligeait à remplir aucune tache ; et, lorsqu'elle passait près d'elles, elle fuyait les louanges dont elles étaient prodigues, elle s'excusait de ne pouvoir les mieux traiter. Pourtant une seule haine occupait encore son cœur, celle des lois Ecclésiaste de la Civitas, mais elle cachait cela comme un secret.

Hors donc je guettais la demoiselle.

De toujours, attendre une femme c'est comme aller à la pêche, c'est une activité qui exerce la patience.

Même dans les circonstances les plus propices, elle est féconde en exaspération, en désappointement.

Pour ma part, je considère cela comme les prémices d'un combat, alors j'arrive régulièrement trop tôt histoire de bien reconnaître les lieux, et cela je le sais fort bien.

Aussi, quand l'heure du rendez vous arrive, il me semble qu'un temps énorme s'est écoulé et qu'il y a longtemps que mon attente devrait être terminée, quand en réalité elle ne fait que commencer car c'est bien connu les femmes n'arrivent jamais à l'heure.

Puis, comme les minutes s'écoulent avec la même lenteur que mettrait un paresseux à changer de branche... arrive enfin au loin une silhouette féminine plutôt petite, menue, qui s'avance de mon côté, elle a la taille souple, élégante, elle marche avec le pas agile d'une jeune biche sur la brande. Un sourire bien connu dans son regard, des paroles solaires de bienvenue sur les lèvres, et en un instant j'oublie tous mes griefs parfaitement injustifiés, mon impatience s’évanouit, comme si elle n'avait jamais existé, mon anxiété, ma colère, mes reproches, tout excepté ma mission qui est de la protéger.

D'un bond je me levais, faisant quelques pas çà et là, m'asseyant de nouveau, et jetai quelques pierres dans l'eau à la recherche de quelques ricochets. L'Oracle à mon bras avait été rechargé et upgradé, il était en position de scan.

Chaque battement de son cœur, chaque mouvement de ses pupilles, chacun de de ses petits gestes seraient analysés, je lisais en elle comme dans un livre ouvert. Ashka était devant moi vêtue d'un uniforme de la Gare largement modifié.

Petite toque bleue nuit avec voilette en dentelle, corsage de lin blanc largement échancré, bustier rouge en cuir assoupli de saligator, large ceinturon à boucle d'argent avec trousseau de clefs, escarcelle et médailles de caste en argent, jupette bleue nuit assurément très courte et pour finir bottines à talons.

Qui à part moi pourrait dire combien son cœur battait dans sa poitrine, combien sa joue rougissait sous la voilette de sa toque ?

Le voile se releva cependant avec une exclamation de surprise lorsque je me penchai vers elle et lui prit les mains.

Sa joue devint plus pâle à ce moment qu'elle ne l'avait été lorsque je l'avais affranchi chez le marchand.

Je lui murmurai quelques vagues paroles d'étonnement de la retrouver en cet endroit. Bien sur je mentais et de plus, il est possible qu'Ashka eût été désappointée si elle ne m'eut pas rencontré après ma dernière mission.

La Valdhorienne avait du songer beaucoup à moi, beaucoup plus qu'elle ne l'avait voulu, beaucoup plus qu'elle ne s'en doutait.

Il est étrange de constater combien sont perceptibles les progrès de certains sentiments qui gagnent en importance et en force sans soin ni culture.

Il est des fleurs que nous soignons, que nous arrosons chaque jour et qui n'arrivent qu'à une vie chétive et rabougrie ; et d'autres que nous foulons aux pieds, que nous coupons et qui, malgré cela, s'épanouissent avec une telle vigueur, qu'elles couvrent nos murailles et que nos maisons sont remplies de leur-parfum subtils.

L'embarras de notre rencontre disparut après sa première émotion de surprise. Elle ne tarda pas à me faire des reproches, à me dire combien le temps lui avait semblé long à m'attendre.

  • Comment mon maître pouvait savoir que je viendrais par là ? demanda la jeune fille avec une simplicité et une candeur parfaites, quoiqu'elle eût bien dû se rappeler qu'elle m'avait dit qu'elle prendrait ses quartiers au Dépotoir.
  • Ashka, tu oublies qui je suis. Et puis je l'espérais, répondis-je avec un léger sourire. Je suis un Hors-Loi, tu ne l'ignores pas et j'ai appris que les animaux les plus farouches et les plus timides viennent cependant à la rivière au coucher du soleil. Alors je t'attendais.

Elle me lança un vif regard à la fois espiègle et gêné, mais elle détourna les yeux immédiatement tout, en rougissant.

  • Je ne suis pas une gazelle, je suis l’Intendante du Dépotoir. Tu m'attendais et je ne suis pas sortie un instant de toute la journée, me dit-elle d'une voix tremblante. Oh mon maître ! si je l'avais su ! Elle s'arrêta embarrassée, craignant d'en avoir trop dit.
  • Depuis mon retour j'ai entendu beaucoup d’éloges à ton sujet, Diesel le Chef de Gare est le premier surpris de la façon dont tu as rétabli les comptes du Dépotoir. Il m'a demandé de te protéger car tes sucés sont loin de ravir la Civitas et le Syndicat des Esclavagistes, tu leurs as fait beaucoup de tort.
  • Mon maître est trop bon, mon maître est bien méchant de m'avoir laissé sans nouvelles de lui.
  • Combien de fois t'ai je demandé de ne plus m'appeler maître ? Tu es affranchie.
  • Peut-être mon maître, mais je ne suis que « ut de re consensum dominus ».
  • Petite sotte, tu sais que j'ai fait cela pour te protéger, mon nom te procure des avantages et une certaine protection bien supérieur à ta fonction.
  • Alors pourquoi mon maître est ici pour me protéger ?
  • Le Syndicat a mis une grosse prime sur ta tête et les assassins ne manquent pas à Yuchekha. L'appât du gain peu être tentant, surtout avec la somme proposée... même moi je pourrai être tenté.
  • Mon maître voudrait me faire du mal ? Mon maître voudrait tuer la pauvre petite Ashka ?
  • Ton maître pourrait le faire juste pour ne plus t'entendre l'appeler maître ! Mais que vois je, c'est une flûte que tu as à la ceinture ?
  • Oui mon Maître, je ne sais pas pourquoi, mais depuis que mon maître m'as affranchie j'ai l'impression que je sais certaines choses que je n'ai pourtant jamais apprises, la flûte fait partie de celles là.
  • Et bien joue quelque chose à ton Maître.

La jeune fille sans se faire prier, prit la flûte s’humecta les lèvres et commença à jouer. Je fermais les yeux et je l'écoutais avec attention, il n'y a pas à dire je l'avais bien conditionnée. La flûte était en bambou et elle savait bien en jouer.

  • Mais c'est du Fukuda. Merci Ashka cela faisait des siècles que je ne l'avais pas entendu. Cela convient bien à nos retrouvailles, si je me souviens bien le titre, c'est Travellers's song, n'est ce pas ?
  • Si mon maître le dit. Moi je ne sais pas ce que je joue, je sais simplement que j'aime, que cela me fait du bien. Mais c'est qui ce Fukuda ? Et c'est quoi se titre dans une langue que je ne connais pas.
  • Nous verrons cela plus tard, je trouve ton costume on ne peu plus provoquant. Ne devrais tu pas porter un sarong ou une robe beaucoup plus longue ?
  • Le désires tu vraiment mon maître ? Dois je te faire remarquer que toutes les esclaves du Dépotoir sont nues et que lorsque j'étais moi même une esclave de taverne je l'ai été tout autant. Que j'ai dû sucer et être baisée par toute la populace et la garnison de Yuchekha. Cet habille me convient, il cache juste ce que je veux, il ne me tient pas chaud, il n'entrave aucun de mes mouvements et puis que veux tu mon maître, j'aime exciter les hommes.
  • Bon, va falloir que ça change jeune fille et du tout au tout, j'ai une mission et il ne sera pas dit que je prends cela à la légère. Tu as de la chance, j'ai fait livrer une malle dans tes appartements et mon hypostase a eut la bonté de me fournir de puissants artefacts rares sur Exo.
  • Comment ? mon maître a un maître ?
  • Oui petite, et un très puissant. Bien il se fait tard, rentrons chez toi si tu le veux bien.
  • Mon maître sait fort bien que chez moi c'est aussi chez lui.
  • Je crois petite Ashka que nous allons avoir de la visite, je le sens dans mon corps. L'odeur du sang vient me chatouiller les narines. Reste derrière moi veux tu ?

Cinq gredins vêtus de cuir venaient d’apparaître, ils arrivaient de front, sans même tenter de nous encercler.

Leurs yeux sauvages allumés par l'impatience d'un gain aisé, leurs moustaches hérissées, leurs glaives nus en main, les grands poignards de bronze polis levés en l'air brandies au-dessus de l'épaule, ils se dépêchaient, se poussaient.

Ils étaient si pressés de tuer ! Il y avait si longtemps qu'il n'avaient pas eut de contrat si juteux, on leur avait promis un travail rapide, facile et bien payé.

  • Je suis le plus grand criminel, personne ne pourra m'égaler en cette matière, n'ai je point tué l'Ecclésiaste, ce vaurien quasi divin, ne lui ai je pas infligé mille morts avant de sceller de mon sceau infernal ses multiples tombeaux. Je suis Teixó le maudit celui qui avance solitaire. Exo est ma prison, l'éternité mon châtiment, mais le Blob est mon maître, car il est et sera pour l'éternité l’essence même d'Exo.
  • Et tu crois à ce que tu dis bouffon ? Qu'est ce que tu peux débiter comme conneries, allez dégage de là on a une tête à prendre et...
  • C'est notre butin à nous, répondit un autre assassin ; c'est le trésor de ce Dépotoir ; on ne repartira qu'avec sa tête.
  • C'est mes sabres qui paieront ; répliquai-je, en faisant étinceler mes épées. Cette femme est à moi, ajoutai-je, et personne ne sait ici, personne, excepté moi, ne peut deviner pourquoi la vie de cette femme m'est précieuse ; et pourquoi, jusqu'à ce que le sort en décide autrement, la garde que je lui donne lui vaut mieux que toutes les armées. Et en achevant ces mots devant Ashka, qui n'osait me regarder, je la pris je la soulevai, et la plaçant sur mon épaules je fis trois pas et je la jetai presque dans le kago.
  • Pas de merci ! Frappons, glaives, saignez, tue ! A bas les régénérés et les membres de la Ligne !... A mort tous ces maudits !
  • Et quoi ? bande de connards je vous aurez prévenu. Faut pas venir s'en prendre à l'Intendante.
  • On est plus jeunes que toi, on est cinq, qu'est ce que tu peux faire pov tanche ?
  • Mon cœur est vide de toute haine. Encore une fois, laissez nous aller ou du votre je me repaîtrai. Fuyez ! je suis la voix qui commande, je suis la main qui frappe.
  • On va savoir ce que vaut un régénéré, moi je crois que c'est des balivernes, on va te découper en tranches.
  • Courbez la tête, esclaves Je suis Teixó. Frappez, frappez ! Si vous l'osez. Pour vous il est déjà trop tard. je suis le bras du Blob, son sabre qui touche et qui tue.
  • Tu peux pas la fermer grand père, tu peux pas crever en silence ?

Le turluti chanta trois fois sous les premiers oliviers.

Les brigands s'élancèrent, mais mes sabres traçaient des cercles que la mort ne put rompre. Mes armes scintillaient au soleil couchant, puis une à une leurs têtes roulèrent dans le sable fauve, Elles tombèrent jusqu'à la dernière. Le sang gicla puissant et rouge jusque sur les iŭga qui portaient le kago.

Ashka étrangement calme ne pleurait pas, elle n'avait pourtant rien perdu de la scène.

  • C'est donc ça ta vie. Fort est celui qui ne connaît pas les limites de sa force. Le Blob, ton maître qui lutte à travers toi dois être fier. Mon maître est un monstre et je suis heureuse de lui appartenir. Me dit elle les yeux écarquillés.
  • Oui Ashka c'est une petite journée. Ils n'étaient que cinq, je n'ai pas eu à forcer mon talent.
  • Que ces cinq têtes sèchent à la porte du Dépotoir que leurs lèvres épaisses repaissent les vers, que leurs yeux nourrissent les corbeaux. Mon maître, ils voulaient ma tête. Se soir nous viderons en ton honneur l'outre sucrée de la vengeance. Ma bouche, mon corps, tout mon être saura te remercier.
  • Pour me combler il ne me faut que des soirs parfumés et des matins sanglants, tu ne peux que me satisfaire. Bien que nous ayons fait cela en désordre.
  • En désordre ?
  • Oui, ce soir j'ai fait couler le sang, demain matin j'aurai le parfum de ton corps sur le mien, voilà.
  • Tu es bien présomptueux mon maître. En attendant tu m'as traité comme un paquet en me jetant dans le kago. Mon maître aurait il l'amabilité de demander à la triqueuse de nous débarrasser des corps et des têtes ?

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