Décollage

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Je reste complètement interdit, avant de finir par entrer à mon tour, ruisselant d’eau de pluie. J’essaie de demander au réceptionniste où est-ce que je peux trouver Janelle. Peine perdue, nous n’arrivons pas à nous comprendre. Et il me fait des signes crispés d’impatience. Je m’aperçois que je suis en train d’inonder le comptoir et qu’au sol une flaque commence à s’élargir autour de mes pieds. Alors je remonte dans ma chambre, tout à la fois déçu, triste et joyeux.

Maintenant j’ai froid. Je retourne dans la salle de bains et laisse tomber mes habits sur le carrelage, accompagnés d’un gros « floc » et d’éclaboussures. Je me ravise, les ramasse et les pose dans le lavabo avant d’entraîner un dégât des eaux. J’entre dans la douche. Quelques minutes plus tard, sous l’eau brûlante, la même sensation sur mes épaules et dans mon cou. Il y a une sensation en plus comme, si une poitrine venait s’appuyer dans mon dos. Je me retourne aussi sec (oui bon, presque). Personne. Dans la vapeur, j’ai l’impression de voir des doigts disparaître de l’encadrure de la porte. Je m’élance à leur poursuite, glisse et m’écrase douloureusement au sol tout en me cognant contre le mur. Il n’y a toujours personne. Je vais vérifier la porte, elle est fermée de l’intérieur. Je reviens dans la salle de bains et vois sur le miroir, écrit avec un doigt dans la buée : reste. Bon, j’ai encore des hallucinations. Je prends trop mes rêves pour des réalités. Certainement un souvenir d’occupants précédents laissé sur la glace.

Je redescends, vais faire un tour au réfectoire et me retrouve d’un seul coup confronté au bruit de la foule et des mandibules. J’essaie de voir si Janelle est là. Je demande à plein de monde s’ils l’ont vue. Réponses négatives à chaque fois. Je mange rapidement, sans appétit. Pendant ce temps je me dis que si elle travaille ici, qu’est-ce qu’elle faisait derrière moi dans la file à attendre une chambre ? Je vais à nouveau voir à la réception pour en savoir plus. Patiemment, avec plusieurs personnes derrière le comptoir on finit par se comprendre. Tout ça pour qu’ils m’expliquent que personne répondant à ce prénom ne travaille ici, en me regardant comme si je n’étais pas très net. Dépité, je repars dans ma chambre.

Impossible de dormir. Entre la chaleur et le silence, ou le frais et la climatisation bruyante, je préfère la première option. Aucune des deux ne me satisfaisant vraiment à ce moment-là. Je prends un fauteuil, le tourne vers la fenêtre et m’assieds. Je me perds dans la contemplation des lumières nocturnes en essayant de trouver le sommeil.

– Qu’est-ce que tu fais ? Me susurre-t-on à l’oreille.

– Je regarde dehors.

– Oui merci, j’avais compris. Tu regardes quoi ?

– Les lumières qui vont et viennent, la vie qui passe. Comme souvent quand je suis en transit quelque part, je me demande ce qu’il y a derrière ces lueurs. Ce qu’il y a dans les maisons qu’elles éclairent, la vie des gens à l’intérieur, ce qu’ils font, qui ils sont. Je me dis que je dois en rater des rencontres avec des personnes formidables, ou bien éviter des abrutis. Que je ne les connaîtrais jamais, passerais peut-être à côté de quelque chose, parce que c’est pas là où je m’arrête. Et je sais pas si c’est mieux ou moins bien là où je vais. Toutes ces vies qu’on croise sans s’arrêter, à chaque voyage, même si c’est pour aller à la boulangerie d’en face ou à l’autre bout de la planète. Toute cette foule anonyme, toutes ces personnes que parfois j’aimerais aborder. Toutes ces connexions, ces destins qu’on rate ou qu’on évite, ça me donne le vertige. J’ai souvent l’impression de pas être connecté au monde et de pas trouver la prise pour le faire. Plus la distance est grande, plus la sensation est forte et quelque part, ça me rend triste et nostalgique de je ne sais même pas quoi.

Je réponds mécaniquement alors que je devrais être seul dans ma chambre. Cette réflexion ne m’affole même pas. Les yeux dans le vague, je fais la mise au point sur la vitre et les reflets provenant de l’intérieur. À ma droite, je vois celui de Janelle assise en tailleur sur mon lit, la tête entre ses mains, me regardant, m’écoutant. Prenant soudainement conscience de la situation, le cœur battant à tout rompre je me tourne lentement, il n’y a personne. Je me retourne vers la vitre et je la vois à nouveau dans le reflet. Je recommence plusieurs fois, elle n’apparaît que dans le reflet, pas dans la chambre. Je la vois et l’entends qui se met à rire.

– Janelle ? Mais t’es où bordel ? C’est quoi ce merdier ?

– Oh mon pauvre, t’es pas bien frais. Pas bien finaud non plus on dirait. Je suis là, tout autour de toi depuis ton arrivée. T’es long à la détente. D’habitude, ils ou elles sont déjà partis depuis longtemps, je leur fait peur. Là j’ai essayé de faire preuve de plus de tact pour changer, mais ça marche pas bien non plus. Au moins tu t’es pas enfui, c’est parce que t’as eu mon message tout à l’heure ? Je te fais peur aussi ?

– Oui, un peu, quand même ! Mais t’es plutôt cool pour un fantôme il faut bien le dire, même si c’est la première fois que j’en rencontre un. Et puis jolie aussi, c’est ce que j’ai vainement essayé de dire dans l’après-midi. T’es quoi en fait, bien un fantôme ?

– Tu me fais rire avec ta façon de faire des compliments, t’es tout le temps comme ça ?

– Je sais pas, faut demander aux personnes à qui j’en fait.

– Je vois… Je ne sais pas ce que je suis exactement. La somme de toutes les traces des personnes qui passent dans cette chambre je crois. Je suis fatiguée d’être ça. De n’être que ça. Ici personne ne reste, ce n’est qu’un lieu de passage. Je suis l’ensemble de toutes les tensions qui passent, de tous ces corps épuisés qui ne laissent ici bien souvent que de la colère, de la fatigue, de l’énervement, de la tristesse. De la sueur des corps électrisés qui n’arrivent pas à dormir à cause de la chaleur et laissent des draps trempés au petit matin. Des larmes de ceux qui ont trop froid parce que la clim est trop forte. Du désespoir des enfants arrachés subitement à leur père ou à leur mère et qui passent par ici sans savoir où ils vont. De la tristesse des gens qui quittent leur famille ou bien qui viennent essayer de la retrouver. De la rancœur des couples qui se déchirent. Des faux-semblants de ceux qui essaient de paraître unis et qui se trompent allègrement. De la frustration des gens qui ratent leur vol et probablement leur vie derrière, à cause d’un petit contretemps. Tout ce genre de choses. Personne ne vient ici volontairement, seulement par hasard ou par obligation. Voilà ce que je suis, une addition chèrement payée. Et parfois certaines personnes passent, un peu différentes. Alors j’ai appris que la vie ce n’était pas que ça. Alors j’ai appris la douleur de l’espoir, de savoir qu’il existe autre chose et que ça peut aussi être merveilleux. Et toi, aussi à l’ouest que tu sois, tu en fais partie. Je t’aime bien. Tu veux pas rester un peu ?

Ah ben ça, pour une fois que j’ai le beau rôle, il faut que je tombe sur un fantôme, c’est tout moi ça. Mais quel con de penser à être aussi mesquin, t’as rien de mieux à faire avec un appel au secours ? Et viens pas dire que t’as pas méchamment craqué depuis cet après-midi avec tout ce qu’elle t’a raconté et que t’as vu. Et que t’es pas sur le point de verser une larme avec ce qu’elle vient de te dire et que ça touche plus que très fortement ta sensibilité. Et que tu meures d’envie de rester parce que t’es tout attendri. Et comme un con, tu sais plus quoi dire.

– Tu ne dis rien. Tu flippes ? Tu vas te barrer comme tout le monde ? Reste s’il te plaît ! J’ai encore envie de découvrir le monde par tes mots. J’ai envie de courir sur la plage, de sentir l’océan, creuser dans le sable et y enterrer des pierres comme si elles étaient précieuses. De me rouler dans les blés à la nuit tombée. De respirer les parfums nocturnes qui s’en dégagent. De connaître ces milliers de détails auxquels vous ne prêtez presque aucune attention et que j’ai envie de connaître, parce que c’est ce qui fait une bonne partie de la vie.

– Hein, je, mais, si, non, oui, enfin si !

– Dis donc, tu parlais mieux tout à l’heure, tu ne voudrais pas faire un effort là ?

– Excuse-moi, je suis un peu sous le choc. Comment je peux faire pour t’aider ? Comment tu fais pour être réelle des fois ?

– Raconte-moi, raconte-moi encore. Tout ce que tu sais, tout ce qu’il y a dans ta tête ou ce qu’il n’y a pas. Raconte-moi des histoires, fais-moi rêver. Je ne sais pas comment je fais, j’ai découvert ça récemment. Ça me demande beaucoup de concentration, d’énergie, je crois que le mot est le plus juste. Là je suis épuisée, alors je peux seulement te parler.

– D’accord je vais essayer. Mais je vais me mettre dans le lit, j’ai mal au cul dans ce fauteuil à force. Et cette apparence, d’où tu la sors ?

– Je ne sais pas vraiment, peut-être un mélange de celles qui sont passées ici, ou de celles qui m’ont laissé de fortes impressions. Jusqu’ici, j’ai pas fait sensation.

– Ah, pourtant, c’est plutôt pas mal, ne change rien.

– Décidément, les compliments chez toi, c’est toujours surprenant et inattendu.

Elle se met à rire et moi aussi. C’était bienvenu pour détendre l’atmosphère plus que bizarre de cette soirée.

Je me mets à parler encore et encore avec le plus de détails possibles. L’histoire n’étant pas la plus importante, plutôt les éléments que je pouvais en donner. Tous les sens à décrire. Elle comprenait, maintenant qu’elle avait pu les ressentir en vrai, depuis peu. Parfois elle se met à pleurer de joie ou de tristesse selon les moments. Et c’est un réel bonheur que de la voir s’émerveiller d’un rien. Je lui montre aussi des photos d’autres lieux, d’autres temps. Voir cette conscience née de la noirceur de l’âme s’éveiller à autre chose est une sensation indescriptible, de la joie brute, une certaine forme de jouissance. Et aussi de la culpabilité, d’avoir contribué à faire grandir quelque chose qui pourrait la détruire à cause de l’accoutumance et du manque. Je pense qu’elle le sait vu ce qu’elle vient de me dire. La nuit s’écoule, surréaliste, magique. Aux petites heures du jour, je finis par m’endormir en sursaut.

Je me réveille, la douce sensation d’une tête reposant sur mon épaule, d’un bras en travers, reposant sur ma poitrine. J’ouvre les yeux. Je suis encore seul, oscillant entre la désagréable sensation d’un rêve trop réel qui laisse un sale goût dans la bouche de n’avoir été qu’un rêve et celle d’avoir véritablement passé une journée merveilleuse. À côté de moi, il y la forme d’un corps imprimée dans la couette.

En me sentant passablement stupide, j’appelle :

– Janelle ?

Pas de réponse. J’appelle plusieurs fois, sans plus de résultat.

Je m’habille, remballe mes affaires et me rends dans le hall étrangement calme et silencieux. Une fois de plus je vais m’adresser à la réception qui m’apprend que le vol a dû décoller il y a deux heures, qu’ils ont essayé de m’appeler dans la chambre et que j’aurais répondu que tout allait bien. Je pars pour l’aéroport. Je dois payer un nouveau billet si je veux me rendre à mon lieu de destination. Je n’ai plus les moyens et je n’ai pas pris d’assurance supplémentaire bien évidemment. Je peux difficilement changer mon vol retour sans avoir à débourser quasiment le prix total du billet. Le personnel me précise gentiment que pour une première visite dans leur pays, pour attirer les touristes, les frais d’hôtel bénéficient d’une promotion, les réduisant à presque rien le temps d’attendre pour repartir. Je retourne donc à l’hôtel et remplis les formalités nécessaires.

Je passe la semaine à attendre un signe de Janelle, parlant tout seul dans la chambre 287, que j’avais redemandée. Je guette le moindre reflet, le moindre signe sans qu’il se produise quoi que ce soit. Je passe du temps à arpenter l’avenue dans l’espoir de la croiser dehors, sans aucun résultat. Je continue comme ça jusqu’à la veille du départ.

Sur le point de m’endormir, je vois son reflet dans la vitre tout en sentant ses mains se poser sur mes joues pour faire tourner mon visage vers le sien, plonger dans ses yeux brillants et me faire goûter ses lèvres.

Le lendemain, réveil seul une fois de plus. Sur le miroir embué un message laconique : pas la place pour plus, merci pour tout.

– Alors viens, viens avec moi !

Le message s’efface remplacé par un autre : peux pas, plus énergie-conscience-cohésion, je disparais, pars. Et le début d’autre chose, peut-être un P ou un symbole que je n’avais pas le courage de décrypter.

– Viens, s’il te plaît !

Plus de réponse malgré mes invectives.

Alors je pars, en disant que je reviendrai quand je pourrais, sachant pertinemment que ce serait inutile.

Je monte dans le bus et regarde la fenêtre de la chambre. Elle est derrière, avec son sourire affolant. Elle prononce des paroles que je n’entends pas, m’adresse un petit signe de la main avant de devenir translucide puis de finir par disparaître complètement.

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