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Alexandre se sent inquiet devant le salon de thé fermé à onze heures du matin sans un petit mot sur la porte d’entrée. Il consulte son téléphone, fronce les sourcils. David se meut dans sa direction : ils ont un rendez-vous pause-café.

Énora semblait paisible lorsqu’ils ont quitté son appartement la veille. Ils y ont diné et ont visionné le deuxième volet d’Harry Potter.

Il commence à faire les cent pas.

— Elle est peut-être à l’hôpital, hasarde David.

— Je ne pense pas…

Il appelle le centre hospitalier. Après un échange concis et courtois, il en informe son compagnon.

— Bon, la génitrice a passé l’arme à gauche. Deux possibilités : la cathédrale ou la forêt.

— La cathédrale ? interroge David qui accélère le pas pour suivre Alex.

Il emprunte avec hâte les rues pour s’y rendre.

— Oui. Elle dépose souvent un cierge devant le tableau de l’Archange Michaël. Ne me demande pas pourquoi, ça l’apaise.

— Elle est décédée après avoir vu sa fille, songe David.

— Ouais. Elle n’a pas été une personne très agréable… navré de ne rien ressentir, de ne pas exprimer de mots délicats.

— Je ne peux pas juger, je n’en ai aucunement le droit d’ailleurs. Simple constatation.

Ils montent les marches et pénètrent dans le lieu de culte. Énora chemine vers eux, un large sourire aux lèvres en les voyant. Elle leur indique avec un geste des deux mains qu’elle a terminé et qu’elle souhaite sortir.

À l’extérieur, elle les embrasse, se presse de descendre les marches.

— Tu vas bien ? commence Alex.

— Oui, j’ai pris cinq petites minutes lors d’une accalmie pour m’aérer. Café ?

— C’est pour cela que nous sommes venus à ta rencontre ! plaisante David.

— Je suis déçue… je pensais que c’était pour mon côté irrésistible.

— Oui aussi, forcément !

*

**

Énora a été contactée par une infirmière à huit heures et quart du matin. C’était fini. Elle s’est levée du lit, a ouvert en grand les volets et les fenêtres, a allumé sa bouilloire électrique. Elle n’a pas pu s’octroyer plus de temps, elle a bien trop abusé du confort de son lit en repoussant la sonnerie du réveil à plusieurs reprises.

Une nouvelle journée débutait avec un petit quelque chose en plus : ni effrayant ni oppressant, bien au contraire. Un sentiment nouveau de légèreté l’a entourée, une envie et un besoin d’allégresse, de sourire, sans comprendre l’élément déclencheur.

Elle a choisi de s’apprêter d’une robe d’hiver très colorée agrémentée de son manteau rouge. Une fois dehors, elle a été à la boulangerie récupérer les viennoiseries et les pâtisseries pour la journée sans émettre un seul mot concernant l’appel et ce qui en découlait. Christian lui a rappelé le petit apéritif dinatoire.

— Mais enfin Choupinette ! Tu planes ! Sois là ce soir.

En se détachant d’un lourd fardeau qui a emporté avec lui toutes pensées désagréables, elle a la nette impression d’avoir mis son cerveau en pause.

*

**

Énora ne ressent pas le moindre besoin de se confier.

À quoi bon ?

Elle se sent agréablement et étrangement enjouée et souhaite profiter de ces douces énergies positives.

Alexandre la guette, examine chacun de ses faits et gestes - elle sert ses clients le sourire aux lèvres ; c’est un sourire franc, généreux. Tout porte à croire qu’elle est « bien dans ses baskets ».

Tout en consultant son téléphone, son agenda, il pousse la porte de la librairie, il est paisible. Il peut se rendre à son bureau sans un nuage de contrariété. Son amie ne semble pas affectée par la perte de sa mère.

À la fin de la journée, il arrive le premier à la boulangerie afin d’informer le patron des événements récents. Ghislaine n’a qu’une hâte : serrer dans ses bras sa jeune amie.

Que ressent-elle ? Comment se sent-elle ? Elle s’interroge en rongeant un ongle verni.

Énora arrive accompagnée de Liam, ils se sont croisés en arrivant. Il est heureux de lui annoncer que les entraînements reprennent dès demain, suivi d’un match samedi soir. Il tente de lui faire comprendre que sa présence lui serait fort appréciable.

A-t-elle compris ? Je m’exprime mal… En a-t-elle seulement envie ? Est-ce qu’elle sait lire entre les lignes ? À cet instant précis, il préfère indubitablement les chiffres et les calculs à ces casse-têtes sans issue. Ses propres questions farfelues n’ont ni réponses concises, ni concrètes et encore moins immédiates. En prime, elles lui donnent le tournis.

Liam ouvre et tient la porte à la commerçante. À peine entrée, Caroline prend son amie dans les bras.

— Tu vas bien ? chuchote-t-elle à son oreille.

— Merci, oui, très bien et toi ?

Ghislaine fait de même : une longue étreinte à son amie.

— Ça va aller ? lui demande-t-elle.

Les comportements interpellent Liam : il s’est passé quelque chose. Les bras chargés de boissons, Énora n’a qu’un objectif : se débarrasser de tout cela au plus vite.

Alex s’installe près d’elle.

— Quoi ? Tu as quelque chose à me dire ? Vas-y !

Elle l’interroge du regard, agacée par les agissements un brin étranges des uns et des autres.

— J’espère seulement que tu vas bien, c’est tout.

— Et pourquoi ça n’irait pas ?

— Tu comptes aller aux obsèques ? lâche-t-il de but en blanc.

— Non.

Son ton est sans réplique, elle passe ses mains dans ses cheveux.

Monsieur Calvet, curieux, se joint à eux.

— Je ne pense vraiment pas, continue Énora. Il y a quelque chose que je n’arrive pas à comprendre. Pourquoi les gens qui ne se côtoient pas de leur vivant ou pire se haïssent, se déplacent-ils tout de même pour des obsèques. Quand je n’ai pas aimé une personne lorsqu’elle était en vie, et qu’elle m’a fait beaucoup de mal, je ne vois aucun intérêt à rendre un hommage nourri d’hypocrisie et de malveillance… C’est, pour ma part, une ignominie. Je suis authentique, je ne sais pas faire semblant.

— Qui est décédé ? Si je peux me permettre, ose monsieur Calvet. Je suis en tout cas d’accord avec toi, en effet, cela a du sens…

— Sa génitrice, répond Alex, du tac au tac.

— Ah ! ... Il te faut sans doute prendre un peu plus de recul pour y réfléchir, hasarde le vieil homme.

— Non !

Elle se lève, pioche dans les petits plats de canapés, l’air renfrogné.

Monsieur Calvet interroge Alex du regard qui, lui, soupire en levant les épaules. Énora se replace, elle n’en a pas terminé. Une brûlure au niveau du plexus solaire lui indique qu’il lui faut exprimer ses émotions.

— J’ai déjà fait le deuil de ma mère depuis des années, celui de ne pas avoir eu une mère aimante. J’ai bien assez pleuré à chaque fête des Mères lorsque mes amis achetaient des présents avec des étiquettes « je t’aime maman ». Cela me donnait la nausée. Je n’éprouvais ni le besoin ni la nécessité de faire de même. Je ne savais pas ce que c’était d’aimer sa mère, parce qu’elle ne m’avait jamais appris à le faire, ou sans doute du mieux qu’elle le pouvait. Ce n’est pas une punition envers elle et je suis consciente que cela va soulever maintes critiques. Mais ! (Elle hausse le ton, le souffle court.) C’est un respect envers moi-même, je n’en ai pas envie, je ne veux pas me rendre aux obsèques. Si j’y vais, ce sera bien, si je n’y vais pas, ce sera bien aussi. Finalement... chacun son point de vue.

Les regards sont tous pointés vers Énora, personne ne bouge, un silence embarrassé s'installe. Ils sont mitigés : quoi dire ? Approuver ou lui démontrer qu’il existe potentiellement un autre raisonnement ? Certaines douleurs, les stigmates du passé, ne peuvent être portées et comprises uniquement par les personnes qui les ont vécues.

— Waouh ! Et si l'on buvait un verre, hein ? clame-t-elle en se levant avec un léger sourire qui veut dire « assez, ça suffit pour aujourd’hui ».

David la prend dans ses bras.

— Tu es mon idole, je t’aime toi ! lui murmure-t-il à l’oreille.

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