Quai n°1

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Rien ne bouge, rien ne vit autour d'elle.

Elle, perdue sous l'arche du premier quai de la petite gare.

Derrière elle, en guise de bâtiment principal, des murs de briques qui se dressent en un rectangle maladroit. Le plus proche de la femme, est imprégné de ce qui a été une imposante inscription. Élimée par le temps, celle-ci n'apparaît désormais plus qu'aux regards curieux.

La façade soutient également deux larges portes d'un bois abîmé, espacées de quelques mètres. La première semble destinée aux employés du lieu, un simple bureau d'administration. La seconde mène à une vaste salle, pourvue de banquettes. Sa vocation d'abri pour les voyageurs frigorifiés est mise à mal par la porte fatiguée qui baille à tout instant.

La femme, elle, s'obstine à demeurer à l'extérieur. Le couvert de l'arche la protège comme il faut de la forte chute de neige, mais pas de la température négative.

Elle saisit le col de son manteau et le remonte bien haut sur son cou. Sur le chemin qui l'a menée ici, son écharpe, mal nouée, s'est envolée dans un vigoureux coup de vent. Ainsi plus vulnérable au froid, Kyra - Kay dirons-nous - tente d'y échapper. Elle maintient avec fermeté son bonnet élimé, de peur qu'il ne soit lui aussi emporté.

Sans âge distinct, Kay n'a jamais vécu pour elle. Toute une vie à aider, vivre à travers les autres.

Toute petite, un frère et deux sœurs. Des parents acharnés au travail pour amener la pitance. Aînée de sa fratrie, la petite fille n'existait que pour eux. Changer, nourrir, aider à s'endormir, raconter des histoires…

Plus grande, des géniteurs épuisés, malades d'une vie d'acharnement et de restrictions. Elle, sclérose en plaques. Lui, un début d'Alzheimer et une fin tragique. Elle, a suivi peu après.

Kyra, orpheline à dix-huit ans.

Bel âge aux yeux d'une acariâtre tante,désignée représentante légale. Bel âge pour l'obliger à partir. Quatre jours avant ses dix-neuf printemps, Kay était mariée de force à un homme passif et monotone.

Tout ce qu'il lui donna fut un seul marmot, handicapé dès son plus jeune âge. Elle passa le reste de sa jeunesse à élever l'enfant de tout son cœur. Espérer qu'un peu de son sang accomplisse quelque sublime projet.

Le petit, plus si petit, mais encore beaucoup trop jeune, s'est envolé, certes. Au ciel. Une maladie fulgurante lui a soufflé la destination.

Kay, que désormais plus rien ne retenait, partit.

C’est ici que nous la retrouvons, gelée sur le quai d’une gare. Et pour la première fois de sa vie, sans personne sur qui veiller, ne sachant pas où aller.

Un train, dernier de la soirée, entre en gare, s’avance. Les wagons peints en un rouge vif et lumineux. Une des portes s’arrête face à elle, l’invite aussi simplement à la rejoindre. Elle hésite, fait un pas en avant.

Par la fenêtre, on aperçoit le contrôleur, debout, qui attend avec lassitude les derniers passagers de la journée. A sa vue, Kyra recule avec précipitation. Elle se colle contre le mur, bénéficie d’un peu d’ombre afin de ne pas être remarquée. Toujours juste, loyale, la femme n’a pas pensé une seconde à dérober un peu d’argent pour son voyage.

Tout en essayant de contrôler sa respiration, elle attend.

Après quelques minutes de silence, interminables, le train se remet en marche. Il s’éloigne peu à peu, accompagné de son cliquetis caractéristique.

Dans le cœur de Kay, c’est comme une promesse de liberté qui s’envole.

Le dos contre le vieux mur, elle glisse au sol.

Elle, perdue sous l'arche du premier quai de la petite gare.

Le vent rugit de plus belle, emporte quelques mèches de ses cheveux.

Soudain une vie s’approche. Une petite silhouette à quatre pattes, halète au coeur de la nuit. Sa queue frôle le genou de Kyra une seconde, puis il s’assied en face d'elle. Il la fixe de son regard profond.

Une minute s’écoule, où tout semble s’être subitement arrêté. Les pupilles de l'animal brillent.

Et aussi furtivement qu’il est arrivé, le mammifère disparaît derrière le mur, comme s’il n’avait jamais existé.

Une apparition, comme un salut, un espoir.

Kay se lève, un peu vacillante mais déterminée.

Elle court, court à la recherche de cette vie, de cette étincelle.

Et dans l’obscurité, son être s’efforce de découvrir cette âme à qui s’accrocher.

Derrière elle, une unique ribambelle d’empreintes imprègne la neige fraîche.

La première porte - du bureau d’administration – s’ouvre brusquement, laisse apparaître une vieille femme. Le pas peu assuré et vêtue d’une longue robe violette trouée à de multiples endroits. Sur son visage frappé de la marque du temps, un mince sourire s’étire.

Son regard se pose sur la silhouette au loin, que l’on aperçoit encore un instant. Ses yeux brillent d’une manière indescriptible.

Un souffle s’échappe de ses lèvres alors que l’ombre disparaît dans les méandres d’une rue :

- Vole petit oiseau, vole...

Puis, quelques secondes plus tard :

- Rocky, viens mon chien !

Les deux silhouettes dépareillées s’éloignent, sous un rayon de lune et deux flocons glacés.

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