Le repaire de la comtesse

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 Le soir même, (car il leur fallait agir le soir, pour se cacher de leurs parents et éviter d’être vus rôdant autour du cimetière) les quatre amis bien décidés à accomplir leur destin se retrouvèrent au pied de la maison de Lucie. Ils étaient fin prêts et avaient sur le dos des sacs remplis d’ustensiles de survie. Lucie prit un moment pour se confectionner un nouvel épieu de bois, puis s’en fût avec ses camarades en direction du cimetière. Edgar bouillonnait. Il avait faim et plus que tout, ne prenait plus aucun plaisir en mangeant. Et cela jamais il n’aurait pu l’accepter. Il était prêt à en découdre. La nuit était calme et silencieuse et pourtant la reine des nuits, la lune, semblait meurtrie dans son lit de nuages. Elle n’était pas blanche mais rouge, d’un rouge sang qui donnait au village un aspect plus qu’inquiétant. Mais tous aussi courageux les uns que les autres, les enfants n’y virent aucun présage funeste et avançaient le long du chemin qu’ils connaissaient maintenant si bien. Sous le voile de sang qui couvrait le village, tout semblait un danger potentiel, aussi se tenaient ils tous aux aguets prêts à bondir et à défendre chèrement leurs vies. Bientôt ils purent apercevoir le clocher de l’église, puis l’église toute entière ainsi que la grille qui l’entourait. Tout autour de la grille, se trouvait désormais une longue banderole de police jaune qui frémissait doucement sous le vent. Et on pouvait y lire l’inscription anxiogène « police, zone interdite ». Comme la petite brèche à travers laquelle ils s’étaient infiltrés auparavant avait été colmatée par les autorités, Edgar s’apprêtait à briser le cadenas qui condamnait le grand portail. Mais Lucie l’interrompit :

— Non Edgar, arrête ! Mieux vaut ne pas laisser de trace de notre passage. Après tout, cet endroit est désormais une scène de crime. Essayons d’entrer plus discrètement.

— Oui ! D’ailleurs c’est le moment de mettre nos gants. Vous ne les avez pas oubliés j’espère ? dit Henry qui fouillait son sac à dos.

 Tous avaient judicieusement apporté une paire de gants, afin de pas laisser leurs empreintes sur les lieux. C’était une idée d’Henry, qui regardait beaucoup de films d’espionnage. Une fois leurs gants enfilés, Edgar se proposa pour faire la courte échelle à ses amis. Pour Edgar, « faire la courte échelle » signifiait porter la personne, puis à bout de bras, l’élever le plus haut possible au-dessus de sa tête. Comme Edgar était très grand, l’entreprise fût une réussite et sans efforts, il projeta un à un ses amis par-dessus la grille. Puisqu’il ne restait plus que lui, il dut escalader la grille comme la première fois. Pour un garçon comme Edgar, la tâche était ardue et cette fois-ci, malgré les encouragements de ses amis, il eut beaucoup de mal à faire basculer son grand corps musculeux de l’autre côté. Au prix de beaucoup de sueur, Edgar parvint à se hisser tout en haut et se laisser glisser le long des barreaux froids et rugueux.

 Mais le pauvre Edgar n’était pas au bout de ses peines. Comme la police s’était rendue sur place, la grande porte de l’église était à présent verrouillée. Menés par Lucie, ils contournèrent l’immense bâtisse espérant trouver un autre passage vers le cimetière. Annabelle se souvint des feuilles qui dansaient sur le sol de la nef. Si elles pouvaient voler et danser de la sorte, c’est que le vent pouvait s’infiltrer. Il devait donc y avoir une ouverture, une brèche quelque part contre les murs. (Pour accéder au cimetière, il leur fallait impérativement passer par la petite porte de l’église. Le mur qui cloisonnait le cimetière était bien trop haut pour pouvoir l’escalader.)

— Cherchez une fenêtre ou une ouverture quelconque, regardez bien les murs, il doit y en avoir une quelque part ! enjoignit Annabelle à ses amis. C’est Edgar qui fut le plus rapide. Il avait repéré une fenêtre en très mauvais état, au carreau brisé mais accessible. Henry ôta sa veste, l’enroula précautionneusement autour de sa main, puis perché sur les épaules d’Edgar, fit tomber tous les bris de vitre. Une fois le passage sécurisé, il s’y engouffra. A leurs tours, Annabelle et Lucie se hissèrent successivement sur les épaules d’Edgar puis sur la fenêtre et pénétrèrent dans l’enceinte du vieux monument. Mais à nouveau Edgar se retrouvait seul.

— Edgar ! souffla Henry sans trop élever la voix. Ne bouge pas, je sais comment te tirer jusqu’à la fenêtre.

 De l’autre côté du mur, le brave Edgar ne bougeait pas et attendait la providence de son ami en jetant des regards inquiets autour de lui. Henry avait d’ores et déjà sorti de son sac une épaisse corde de chanvre qu’il avait emportée avec lui. Péniblement, Lucie Annabelle et Henry rapprochèrent un vieux banc qui se trouvait encore ici, et y attachèrent solidement le bout de la corde. Puis ils envoyèrent l’autre extrémité à Edgar. Tous les trois durent prendre place sur le banc et tirer de toutes leurs forces sur la corde pour faire contrepoids et permettre à Edgar de grimper.

— Dépêche-toi de grimper Edgar, tu es tellement lourd, on ne va pas pouvoir tenir longtemps... grinça Lucie entre ses dents, qui tirait de toute ses forces sur la corde. Les enfants étaient endoloris, avaient les muscles crispés et les mains meurtries mais la tentative fut un franc succès ! Edgar apparut à la fenêtre et se laissa retomber sur le sol aussi discrètement qu’il lui fût possible.

 L’air était lourd et chargé d’angoisse. C’était comme si les morts les morts qui reposaient ici observaient discrètement leurs faits et gestes. D’ailleurs la comtesse elle-même avait dû sentir la présence de son collier. Depuis le cimetière s’élevait un son lugubre… les plaintes lancinantes d’une femme !

 Par chance, la petite porte qui menait au cimetière n’était pas condamnée et en un rien de temps, ils en foulèrent à nouveau le sol marécageux. Le vent qui se pressait contre leurs visages semblait d’horribles murmures et Henry tenait d’ores et déjà son lance pierre en joue.

— Maintenant il nous faut trouver la tombe qui mène à son repaire, dit doucement Lucie.

— Oui, inspectons les pierres tombales une par une mais restons groupés ! répondit Henry qui scrutait les alentours, s’attendant à tout moment voir surgir la terrible comtesse. Equipés de petites lampes torches, ils dirigeaient le faisceau lumineux sur chaque stèle mais on ne lisait pour seule inscription que les noms et dates de vie et de mort des défunts… Aucun signe d’une quelconque larme… Et pourtant tout autour d’eux, comme transporté par la brume, résonnait une voix sépulcrale, une voix qu’il n’eurent aucune peine à identifier comme celle de la comtesse !

— Voleurs, scélérats; je vous briserai… Rejoignez moi… L’enfer se trouve sous vos pieds…

 Ces paroles firent tressaillir Edgar. D’où pouvaient-elles bien venir ? Impossible d’en distinguer la provenance. Un peu confus de s’inviter ainsi dans la chambre des morts, ils inspectèrent ensemble le grand caveau de la famille Isse mais sans succès. Aucune trace du symbole. Au bout de longues, longues minutes de recherches infructueuses, le désespoir commençait à gagner le cœur d’Annabelle et de ses amis. Leurs jambes étaient lourdes, leurs chaussures boueuses et leurs pieds froids. Annabelle commençait à montrer quelques signes de fatigue. Mettre un pied devant l’autre lui demandait un effort pénible et ses genoux tremblaient. Comme elle marchait avec difficulté, son pied heurta une grosse racine qui formait une excroissance au sol et elle perdit l’équilibre. Si elle n’avait pas eu l’excellent réflexe de tendre les mains vers l’avant pour amortir la chute, il ne fait aucun doute qu’elle se serait fendue le crâne. Car elle avait chuté sur une tombe et ses mains, tout comme son visage, étaient collés à la pierre froide et moussue.

— Annabelle ! Est-ce que ça va ? soufflèrent en chœur ses amis.

Mais elle ne répondait pas.

— Ou es-tu ? demanda Edgar qui pivotait sur lui-même en cherchant Annabelle des yeux.

— Ça va bien, je suis là, par terre à votre droite… Devant l’entrée de son repaire ! dit Annabelle très calmement. A plat ventre sur cette pierre tombale défraîchie, ses grands yeux écarquillés, elle caressait du bout des doigts une petite larme qui faisait un relief sur la stèle.

— Bravo Annabelle ! lança Lucie qui s’était agenouillée ses côtés.

— Parfait ! Trouvons le moyen d ‘ouvrir le passage maintenant ! dit Henry tout en faisant le tour de la tombe.

— Je sais ! Donne-moi l’amulette Henry, souffla Lucie, qui était d’une perspicacité sans pareil.

 Elle s’empara du joyau qu’Henry lui tendait et l’inspecta en le faisant tourner dans la paume de sa main. La face arrière de l’amulette était de forme creuse. Lucie présenta alors l’amulette face à la larme sculptée sur la stèle, puis l’y emboîta. Tout le monde retenait son souffle. Le sol se mit alors à trembler et il y eut un grand craquement comme si la terre s’ouvrait sous leurs pieds. Dans un réflexe, tous s’éloignèrent de la pierre tombale qui glissait lentement sur le sol.

 Devant eux se trouvait désormais un étroit passage vers les tréfonds. Sans crainte ni appréhension, Lucie et Annabelle s’en approchèrent. Il y faisait très noir. Une échelle descendait à pic, et elle n’inspirait aucune confiance. Les deux montants de l’échelle étaient composés de petits crânes noircis superposés entre eux. Les échelons quant à eux, n’étaient rien d’autres que des ossements, des fémurs et des tibias sur lesquels il leur faudrait poser le pied pour descendre au cœur du repaire. Lucie prit une grande inspiration et s’engouffra dans le passage en premier. Mais avant même qu’elle débute sa descente, Henry se racla la gorge. Il avait l’air très embarrassé. A côté de lui, Edgar semblait décomposé, il avait le teint livide et ses jambes tremblaient tellement que l’on entendait ses genoux s’entrechoquer.

— Que se passe-t-il ? Edgar ? Qu’est-ce qu’il t’arrive ? Le vide te fait peur ? S’étonna Annabelle.

— Non, c’est… Enfin c’est ridicule mais je… J’ai un peu…

— On aurait sûrement dû vous en parler avant mais comment dire… Voyez-vous, Edgar a très peur des araignées ! reprit Henry pour venir en aide à son ami qui semblait affreusement gêné.

— Des araignées ? Un grand garçon comme quoi ? Edgar ce n’est vraiment pas le moment de plaisanter ! Nous sommes à deux doigts d’accomp…

— Lucie, ne sois pas méchante, tout le monde a le droit à sa phobie. Même les plus grands héros ont leurs faiblesses ! dit Annabelle avec un sourire maternel.

Elle s’avança vers Edgar, lui prit la main et s’approcha du passage avec lui.

— Nous descendrons tous les deux, d’accord Edgar ? Je passe devant, et si je vois une araignée, promis, je la chasse avant même que tu l’aperçoives ! D’accord ?

 Timidement, Edgar acquiesça. Il avait une confiance aveugle en Annabelle. Lucie, elle, déjà accrochée à l’échelle, haussa les épaules en soupirant, puis commença à descendre, échelon par échelon.

 Henry lança un dernier coup d’œil aux alentours, inspira, puis descendit à son tour la grande échelle d’os. Les yeux levés au ciel, il regardait les étoiles qui s’amincissaient à mesure qu’il descendait dans le ventre de la terre. Il aurait voulu en enfermer quelques-unes dans ses yeux, pour qu’elles lui éclaire à jamais les chemins les plus sombres.

 Mais bientôt, il n’en distingua plus une seule. La descente était longue et comme tout n’était qu’obscurité, Henry appelait régulièrement ses amis un à un, pour s’assurer que tout le monde allait bien. Soudain, Lucie poussa un petit cri d’effroi. Quelque chose s’était agrippé à elle. A toute vitesse, elle s’empara de la lampe torche avec sa main droite, et dirigea le faisceau lumineux à côté d’elle.

 Contre la paroi abrupte, à moitié ensevelis, pendaient des squelettes, les os ballants. Certains étaient parfaitement conservés et les phalanges de l’un d’entre-eux s’étaient coincées dans la manche de Lucie.

— Qu’est-ce qu’il t’arrive, qu’est-ce qu’il y a en bas ? tonna Edgar, paniqué.

— C’est… Ce sont des morts, il y a des morts partout. Enfin ce qu’il en reste, des squelettes. dit Lucie, étonnamment calme

— Ouf, tu me rassures ! J’ai bien cru qu’il s’agissait d’araignées, souffla Edgar, visiblement apaisé.

 Courageusement, ils continuèrent leur descente pendant de longues minutes, sous les cliquetis des squelettes qu’ils frôlaient et heurtaient parfois.

 Puis Lucie mit finalement pied à terre. A l’aide de sa lampe torche, elle inspectait les alentours. Tous l’avaient à présent rejointe et ils se trouvaient dans une sorte de tunnel, un grand tunnel qui sentait la viande dépassée. Les parois des murs étaient rouge sang et suintaient d’un liquide nauséabond. Le sol qu’ils foulaient était mou et glissant. Ils avaient l’impression d’évoluer dans l’estomac d’un énorme monstre. Ils se tenaient à présent si proches les uns des autres, qu’ils ne semblaient faire plus qu’une seule et très grande personne. Puis au bout de ce long couloir, ils virent de la lumière… Deux torches, qui flamboyaient et encadraient une gigantesque porte d’os et de fer. Elle était si imposante et si intimidante, qu’il paraissait évident qu’elle renfermait quelque chose de terrible, quelque chose de complètement étranger au genre humain. Edgar s’en approcha. Comme il n’y avait pas de poignée, il savait que c’était à lui qu’incombait la lourde tâche d’ouvrir la porte par la force des bras. Alors il poussa, puis il tira, il fléchit les genoux puis poussa à nouveau. Mais la porte ne bougeait pas. Henry, Lucie et Annabelle poussèrent et tirèrent avec lui mais sans plus grand succès : l’immense porte demeurait parfaitement close.

 Pendant que ses amis s’évertuaient à enfoncer la porte, Annabelle cherchait un autre moyen de l’ouvrir. Et quelque chose retint son attention : sur la paroi juste à gauche de la porte, il y avait un trou, un trou assez profond pour y passer le bras. Ce trou ressemblait à une gueule béante. Des vapeurs fétides s’en échappaient et quelque chose semblait remuer à l’intérieur…

— Regardez ! Je crois que le mécanisme d’ouverture est ici ! Dans cet espèce de… trou, dit Annabelle en le pointant du doigt.

— Eurk, on dirait la gueule d’un ver géant ! dit Henry avec une moue de dégoût.

— Poule mouillée ! Si la poignée de la porte est là-dedans, alors il n’y a pas à hésiter, écartez-vous ! lança Lucie en remontant ses manches. Elle se mit alors de côté, plaqua sa joue contre la paroi, fit une grimace car le mur était froid et poisseux, puis plongea son bras tout entier dans le petit trou. C’était comme si elle avait plongé le bras dans les entrailles d’un cadavre. Il lui était impossible de voir ce qu’elle touchait, mais tout était chaud, humide et visqueux. Lucie remuait frénétiquement la main dans l’espoir de trouver une poignée, une clé ou un quelconque mécanisme permettant d’ouvrir la porte. Mais soudain quelque chose de gluant et râpeux remua entre ses doigts ! Dans un réflexe, elle referma sa main dessus. Comme la chose remuait toujours dans son poing fermé et semblait se débattre, elle tira, puis tira encore jusqu’à extirper son bras du mur. Sous ses doigts, elle tenait le bout d’une énorme langue qui remuait et se tortillait dans tous les sens ! Lucie avait plongé la main dans la gueule d’un monstre. Comme l’extrémité de la langue du monstre s’était enroulée autour de son poignet elle tira de toutes ses forces pour s’en débarrasser ! Et comme elle tirait, puis tirait encore, on entendit alors un déclic, puis un rouage se mettre en marche. La grande porte s’ouvrait doucement comme la herse d’un château.

— Bravo Lucie ! » entonnèrent en chœur ses amis, qui étaient restés bouches bées devant la scène. Lucie elle, s’était débarrassée de l’énorme langue et frottait son poignet meurtri alors que l’organe visqueux reprenait lentement place au fond de la gueule du monstre.

— Pas de quoi, dit Lucie tout en essuyant d’un revers de manche l’épaisse couche de bave qui maculait son bras.

 La grande porte s’était ouverte sur un tombeau. Un immense tombeau où brûlaient de grandes torches aux quatre coins de la pièce. Un peu partout dans la pièce se trouvaient des jarres et des vases ornés d’or et de rubis. Au plafond, pendaient comme des lustres des squelettes humains qui faisaient office d’éclairage grâce aux bougies plantées dans leurs cavités orbitaire. Sur les murs ornés d’or et de diamants en tout genre, se trouvaient d’innombrables enfoncements emplis de pièces d’or et de très vieux cercueils. Mais surtout, il y avait au centre de la pièce un grand, très grand tombeau de marbre blanc. Sur les flancs du tombeau, veillaient d’affreuses gargouilles au visage cruel et démoniaque. Il régnait un silence de mort dans cette grande et effroyable pièce. Henry serrait fort le collier qui pendait à son cou.

 Tout au fond de la pièce, se trouvait un petit passage en forme d’arche, qui menait à une toute petite salle, une annexe à la chambre funéraire. Une lumière bleue y scintillait, un peu comme le clapot de l’eau sous le soleil. Irrésistiblement attirés, tous avancèrent doucement en direction de la lueur.

 Mais soudain un grand cri brisa le silence. Et toute la salle se mit a trembler ! Des flots de poussière tombaient massivement du plafond et Annabelle et ses amis perdirent l’équilibre. C’était comme si un volcan s’était réveillé au centre de la pièce. Les squelettes au plafond balançaient et projetaient des ombres menaçantes au sol. Ce cri, ils l’avaient reconnu. Et dans un des enfoncements au mur, un cercueil remuait… Quelque chose bougeait à l’intérieur. Sous leurs yeux, le bois du couvercle se fendillait, puis finit par craquer. Sam le gardien, ou plutôt ce qu’il restait de lui, en sortit, puis se dressa lentement devant eux.

 Puis des bruits sourds, comme les battements d’un cœur, résonnèrent dans le grand tombeau de marbre blanc. Et lentement, le couvercle blanc se mit à glisser, glisser jusqu’à tomber lourdement sur le sol. Une main verdâtre et ridée émergea, puis tout un corps, qui lentement se relevait en position assise… Au centre de la pièce, assise dans son tombeau dans une grande robe de dentelle noire, se tenait le fantôme de la comtesse de Morcester. Les yeux blancs et vitreux, la mâchoire décrochée, un trou à la place du nez, elle n’avait plus rien d’une femme. Depuis sa gorge naissaient des sons malades, des paroles incompréhensibles, comme quelqu’un qui aurait tenté de parler en avalant sa langue.

 Debout sur son tombeau, elle fixait Henry de ses yeux blancs vides et délavés. Elle avait remarqué le collier qu’il portait au cou : son collier, où pendait le bijou qui renfermait son âme. Elle pointa Henry de son doigt crochu et osseux, émit un son guttural et aussitôt, Sam fondit sur lui. Edgar s’interposa et s’engagea dans une lutte contre Sam qui n’était plus qu’un mort vivant insensible à la douleur. Edgar déployait tout son cœur et toute son énergie pour défendre ses amis. Il soulevait Sam, le lançait avec violence contre les murs, lui assénait des coups de poings auxquels aucun être humain n’aurait survécu mais quoi qu’il fasse, Sam se relevait. Et lorsqu’il tira une machette de sa ceinture, Edgar sut qu’il risquait sa vie. Il esquiva de justesse les premiers coups qui frôlèrent son crâne, puis le plaqua au sol, avant de crier à ses compagnons :

— Dépêchez-vous ! Détruisez-là, mettez fin à tout ça !

 La comtesse, qui, à la manière des fantômes semblait glisser sur le sol, fonçait vers Henry qui avait empoigné son lance-pierre. Tout comme Edgar, il se défendait avec rage. Avec une vitesse fulgurante et une grande précision, il faisait voler ses projectiles de pierre au visage de la comtesse qui poussait d’horribles grognements de douleur. Pourtant elle continuait d’approcher et lorsqu’elle fut à portée du trio, elle poussa un hurlement et asséna à Lucie un coup d’une grande violence qui lui arracha la peau de la joue. La violence du choc la projeta en arrière et elle resta inconsciente au sol. Voir son amie ainsi abattue remua les entrailles d’Annabelle et une immense colère s’empara d’elle. Tête baissée, elle fonça vers la comtesse, les poings levés.

— Non ! Annabelle ! Non ! cria Henry, son lance pierre toujours bandé vers la comtesse.

 Mais déjà Annabelle rouait de coups la terrible comtesse, qui tendit son bras droit vers elle et referma son horrible main sur son cou. Annabelle suffoquait. Elle se débattait avec rage mais la main de la comtesse qui semblait une serre lui comprimait la gorge. Ses forces la quittaient peu à peu. Tout était flou, tout devant elle devenait distant et vague. Henry, avec ses poings, ses pieds, ses épaules, s’acharnait sur la comtesse mais comme elle ne flanchait pas, il se jeta sur elle et mordit à pleine dents son bras osseux et poussiéreux. Malheureusement ses efforts étaient vains… Elle ne lâcha pas prise et Annabelle émettait d’ultimes et faibles gémissements de douleur. Sur le sol poussiéreux de la chambre funéraire, Edgar qui perdait aussi progressivement ses forces luttait toujours contre le vieux et infatigable Sam. Lucie, de l’autre côté de la pièce, gisait au sol, inerte. Annabelle, à demi consciente entre les doigts de la comtesse, sentait sa vie lui échapper. Henry, qui griffait, mordait, lacérait, tapait se battait en vain contre celle qui lui présentait désormais une horrible bouche ouverte. Dans sa bouche béante, nécrosée et désarticulée grandissaient des crocs acérés. Jusqu’à atteindre la taille de véritables poignards. Bientôt il se planteraient sur le visage d’Henry.

 Pourtant la comtesse ne referma pas son immense mâchoire sur Henry. Quelqu’un l’en empêcha. A ce moment-là, alors qu’Henry sentait déjà la rangée de crocs lui chatouiller le visage, quelqu’un cria depuis l’entrée du tombeau :

— Hé ! Saleté ! L’épouvantail d’halloween ! Lâche-les ! Nous allons faire ce que Maleor aurait dû faire il y a des siècles déjà !

 Cette voix mal assurée était celle de Damien, qui se tenait à l’entrée du tombeau, tremblotant, le manuscrit de Mordred Maleor sous le bras. Frappée par cette soudaine intervention et par le nom de « Maleor », la comtesse se retourna, laissant retomber Annabelle au sol. La petite Annabelle émit un sifflement et l’air entra à nouveau dans ses poumons, elle respirait difficilement mais était vivante. Damien brandissait le manuscrit au-dessus de son crâne comme un exorciste aurait brandi son crucifix. Profitant de l’arrivée salvatrice de Damien et de l’opportunité qui lui était accordée, Henry s’empara du grand épieu que la pauvre Lucie inconsciente portait toujours sur son dos et courut en direction de la comtesse, l’épieu pointé devant lui comme la lance d’un chevalier. Il poussa un cri de rage au moment de l’impact et son épieu s’enfonça dans le dos de la comtesse, puis traversa son corps tout entier. On entendit les os de la comtesse craquer.

— Damien vite ! On la retient ! Attrape l’autre bout ! Aboya Henry

 Damien comprit tout de suite et des deux mains, se saisit de l’autre extrémité de l’épieu qui dépassait de l’abdomen de la comtesse. Elle se débattait, hurlait, tentait de griffer mais Henry et Damien esquivaient adroitement ses coups. Unissant leurs forces, ils poussèrent la comtesse contre un mur de la chambre et l’immobilisèrent en maintenant l’épieu appuyé contre la paroi. La comtesse se débattait avec fureur, elle visait Henry et voulait à tout prix s’emparer de son amulette, de son âme. Plus loin, Annabelle à genoux, reprenait des forces et recouvrait ses esprits. Le pauvre Edgar, le visage ensanglanté, luttait toujours et martelait de coups son adversaire au sol. La comtesse elle, s’acharnait. Elle était si rapide que bientôt -et cela malgré la défense que lui opposait Henry- elle referma ses griffes autour du collier, son collier, que Henry portait au cou.

 Un affreux sourire se dessinait sur le visage démoniaque de la comtesse. Elle allait retrouver son âme.

 Lorsqu’elle arracha le collier du cou d’Henry son sourire maléfique s’effondra et laissa place à un rictus de haine. Au bout du collier il n’y avait pas d’amulette. Mais une vieille balle de base-ball un peu moisie.

— Annabelle ! Vite, c’est maintenant ou jamais ! on ne tiendra pas longtemps ! hurla Henry.

 Et Annabelle savait ce qu’elle avait à faire. De sa main tremblante, elle serrait la poche de son pantalon, dans laquelle se trouvait l’amulette. Sans se retourner, elle marchait en direction la petite salle à la lumière bleue. Elle aurait voulu courir, mais sa douleur aux poumons était telle qu’elle ne le pouvait pas. Derrière elle, la comtesse immobilisée par Henry et Damien hurlait, ses cris résonnaient dans le tombeau comme des explosions. Mais Annabelle ne flancha pas et s’approchait de la lumière. Cette étrange lumière bleue provenait d’un grand réceptacle en forme de coupe, un bénitier de marbre blanc. Si la figure de démon qui faisait saillie au-dessus était effrayante, le contenu du bénitier l’était encore plus. A l’intérieur, une eau rouge sang écumait et bouillonnait. En se formant à la surface de l’eau, chaque bulle prenait la forme d’un visage, d’un visage humain marqué par la terreur. Lorsqu’elles éclataient à la surface, les bulles laissaient échapper des sons, des cris, d’horribles cris d’agonie. Chaque bulle représentait le visage d’une des victimes de la comtesse.

 Elle regardait avec frayeur et pitié ces pauvres âmes qui semblaient prises au piège, enchaînées par un éternel tourment, puis elle extirpa l’amulette de sa poche et la tendit au-dessus du bénitier. Les âmes qui foisonnaient s’agitèrent alors avec vigueur et frénésie, les bulles éclataient à la surface de plus en plus vite et toujours en plus grand nombre. Les cris se mélangeaient dans un fracas infernal et Annabelle sentait son crâne en proie à l’explosion. Alors elle laissa tomber l’amulette dans le bouillon. Le liquide prit une couleur rouge, puis verte, les âmes tourbillonnaient à une vitesse vertigineuse autour de l’amulette, puis une colonne de lumière aveuglante fit vaciller Annabelle qui se protégea les yeux.

 Sous les muscles exténués d’Edgar, Sam le gardien rendit un dernier râle, se raidit, puis s’écroula, définitivement mort. Henry et Damien à bout de souffle, purent relâcher leurs efforts. La comtesse tremblait en poussant d’atroces lamentations. Sa mâchoire se décrocha, puis sa tête roula sur ses épaules avant de se briser sur le sol. Et dans un dernier soubresaut, elle s’évanouit et tout son corps devint poussière.

 Henry et Damien, toujours accrochés de part et d’autre au bâton, se regardaient bouche bées. La comtesse était vaincue. Annabelle, agenouillée à ses côtés, serrait Lucie dans ses bras. Le choc l’avait sonnée mais elle était hors de danger. Henry et Damien sautaient de joie et rejoignirent Annabelle pour la féliciter. Edgar lui, avait ouvert sa veste précipitamment et arrachait l’emballage d’un gâteau au miel. Il n’en fit qu’une bouchée et leva des yeux larmoyants au plafond.

— Le miel, le sucre, le blé ! Le goût est de retour les amis ! On a réussi ! La malédiction est levée !

Encore sous le choc, Lucie les yeux mis-clos, regardait Damien et lui fit part de sa gratitude :

— Merci d’être venu Damien, sans toi qui sais ce qu’il serait advenu de nous dans ce maudit tombeau !

— Ecoutez… Vous êtes les premiers à être venus me parler sans avoir l’intention de vous moquer de moi. Je suis sûrement ridicule mais j’estime que c’est assez pour vous considérer comme mes amis. Et puis… J’en avais assez de rester caché derrière mes livres ! dit Damien en se grattant la tête, rouge comme une pivoine.

— Que va-t-on faire de Sam ? dit Annabelle en pointant le corps sans vie du gardien, qui gisait au sol.

— Le pauvre homme n’est pas responsable de ce qui est arrivé. Il a été tué et ensorcelé par la comtesse mais maintenant qu’il est libéré de son joug, il a le droit à un enterrement digne de ce nom. Ramenons-le avec nous à la surface. » dit Lucie d’une petite voix faible.

 Edgar acquiesça et avec l’aide d’Henry attacha le corps frêle et décharné du gardien sur son dos. Il l’avait combattu et vaincu, il voulait lui rendre ce dernier honneur. Victorieux, les quatre compagnons et leur nouveau camarade rebroussèrent chemin et bientôt foulèrent à nouveau le sol du cimetière, sous la sombre clarté des étoiles d’été. Plein de terre et de sang, ils avaient tous un aspect effrayant. Edgar défaisait les liens qui maintenaient le vieux Sam sur son dos et s’apprêtait à le poser par terre, lorsqu’une lumière blanche s’abattit sur lui et ses amis.

 Des hommes en uniformes pointaient sur eux des revolvers et de multiples cris et sommations résonnèrent dans l’air de la nuit. Ces hommes avaient enfin trouvé le corps du vieux Sam qu’ils cherchaient si désespérément.

— A terre ! Couchez-vous ! hurlaient les forces de l’ordre.

 Mais après tout ce qu’ils avaient vécu, aucun d’entre-eux n’éprouva la moindre peur. Ils obéirent et se mirent à genoux sous l’œil calme et lénifiant de la lune. Henry se tourna vers ses compagnons et soupira :

— Les amis, ces vacances d’été risquent d’être très longues et très désagréables.

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