Le cimetière

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 Lucie avait du mal à cacher son excitation et quand elles furent assez loin des autres enfants, elle posa la main sur l’épaule d’Annabelle et la considéra très solennellement. Ses yeux bleus brillaient et scintillaient comme l’eau sous le soleil :

— Tu es prête à partir à l’aventure ? La vraie cette fois-ci ? dit-elle alors.

Le ton grave qu’avait si soudainement pris son amie fit frissonner Annabelle, qui espérait que Lucie ne l’ait pas remarqué. Elle se redressa, adopta une posture presque militaire et soutenant ainsi le regard de sa camarade, lui répondit :

— Bien sûr ! Qu’est-ce que tu crois ? Mais… Qu’allons-nous faire ?

— Pour trouver des fantômes, rien de tel que la vieille église abandonnée ! Mais si nous voulons avoir encore plus de chance d’en rencontrer, je te propose que nous empruntions un petit raccourci. En passant par le bois interdit par exemple…

 Au nord du village, il y avait une forêt profonde et très sombre, surnommée « le bois interdit » par les enfants du village. Personne, à l’exception de quelques bûcherons, ne s’y aventurait tant il était facile de s’y perdre. On la disait hostile et inhospitalière, aussi y interdisait-on l’accès. Et comme toutes les choses que les hommes ne prennent ni le temps d’apprendre à connaître, ni le plaisir insolite de découvrir, elle était source de peur et d’angoisse. Pour Lucie et Annabelle au contraire, cette forêt était l’objet d’un désir. Un désir interdit et inavouable, puisque condamné par les autres et donc naturellement, un désir auquel on ne pouvait se soustraire. Et malheureusement pour tous les parents du monde, la prohibition est aux enfants ce que l’hélium est au ballon. Elle fait gonfler leurs cœurs sauvages et les entraine vers de nouveaux horizons. Difficile de résister au charme du panorama lorsqu’on s’élève ainsi ! Sur la route qui menait jusqu’à la lisière de la forêt, Annabelle ramassa des poignées de petits cailloux qu’elle fourra dans ses poches. En s’inspirant d’un de ses contes favoris, elle proposa à Lucie de les semer le long du chemin. Après tout, il serait idiot de se perdre et de devoir passer la nuit au milieu de la forêt. Qui sait ce qu’elle renfermait ? Lucie, en riant de bon cœur, lui fit remarquer qu’il s’agissait seulement de la petite forêt du village:

 — Où crois-tu donc entrer ? Dans la forêt de Brocéliande ? dit-elle d’un air badin. Renonçant alors à son projet, Annabelle haussa les épaules en soupirant. Puis, semblables aux rayons du soleil, les filles s’engouffrèrent lentement à travers l’épaisse muraille de feuilles, avant de disparaitre de la surface du village.

 Le monde ici était très silencieux. Seul le murmure du vent brisait parfois cet ordre naturel. Et comme un émissaire, il passait délivrer on ne sait quel mystérieux message aux fils et aux filles de la forêt : sur son passage, les fleurs, les feuilles, les arbres, la terre et les pierres frémissaient. Et tout au long de ce grand et solennel conciliabule, les filles étaient restées les mains jointes le long du corps, n’osant plus trop bouger. Non pas par peur mais par respect plutôt.

 Ce qui pour elles, être humains bruyants, semblait en ce moment calme et passivité, ou tout au plus de longs murmures, peut-être était-ce le frisson d’un bois inquiet ? Après tout, elles n’étaient pas ici chez elles. Qui sait comment respire la forêt quand plus personne ne s’y trouve ? Sans doute est-elle plus belle encore qu’on ne la connaît. Annabelle ne comprenait pas pourquoi personne ne venait jamais ici. Elle ne comprenait pas non plus pourquoi on l’en avait, elle aussi, privée. Ici tout était très beau et très différent de ce que l’on voyait d’habitude. C’était comme si les hommes n’avaient jamais existé. C’était un peu inquiétant aussi, parce ce qu’on se sentait très seul. Pourtant c’est important d’être seul de temps en temps. Et quelque part Lucie et Annabelle le savaient bien. Puis en fleurissant, cet étrange sentiment de solitude qui avait germé dans le cœur des filles laissa exploser un parfum de fierté. Et ça sentait très bon. Comme un parterre de fleurs dans lequel on se serait allongé. Lucie décroisa lentement les mains. Pour elle aucun doute ! Le vent était leur allié. Sur son passage, les feuilles des arbres pointaient uniformément dans la même direction. Et c’est ce chemin que les filles empruntèrent. Doucement, pour ne pas déranger les petits être qui dormaient peut-être sous leurs pieds, elles avancèrent. Leurs têtes semblables à de petites girouettes, n’avaient de cesse de s’agiter, à droite, à gauche, puis en haut. Il y avait tant à voir. Et à entendre aussi ! Le craquement d’une branche, le bruissement soudain d’un arbuste à leurs côtés, un battement d’ailes, sans compter le bruit des pic-verts travaillant le bois… Tant de vies que l’on entendait souvent mais que l’on n’écoutait que trop rarement et qui pourtant, avaient bien plus à dire que ces villes grises et monotones dans lesquelles l’homme s’enfermait.

 Mais une ombre inquiétante semblait planer au-dessus des filles. Une ombre qu’elles ne distinguaient pas mais qu’elles pouvaient sentir croître. Les habitants de la forêt eux, la voyaient sûrement puisque régulièrement, le chant des oiseaux et le bruissement des végétaux s’arrêtait pendant quelques secondes. Puis il reprenait.

 C’était comme si la forêt, dans un demi sommeil, présageait une menace. Pourtant il faisait bon et un parfum de miel et de sève flottait un peu partout. Annabelle ne voulait pas écouter les mises en garde de la nature, elle ne voulait pas laisser l’anxiété la gagner. Pas maintenant ! Heureusement, Lucie était en émoi. Et comme elle balayait le sol et les profondeurs de la forêt du regard, elle cria soudain à Annabelle :

— Attention ! Ne bouge plus !

 Annabelle s’immobilisa tout aussitôt. « Ne bouge surtout pas », répétait Lucie qui, les genoux fléchis, dirigeait son regard vers l’épaisse couche de feuilles mortes qui frissonnaient au sol.

 Et Annabelle ne bougeait pas. Elle était d’ailleurs tellement calme et impassible qu’un oiseau au bec si jaune et si recourbé qu’il semblait avoir picoré la moitié d’un croissant de lune, vint se poser sur son épaule. Avec une extrême précaution, Lucie ramassa une grosse branche qui gisait au sol et, comme un aveugle appréhendant son terrain, tâtonna le monticule de feuilles. Lucie fronçait les sourcils et enfonçait sa tête entre ses épaules, un peu comme lorsque l’on subodore un danger.

 Puis, comme Lucie l’avait si justement soupçonné, il y eût un grand bruit. Comme un monstre surgissant des profondeurs, une grande mâchoire aux dents pointues et acérées se referma sur l’extrémité du bâton avec un odieux bruit métallique. Dans son mouvement, elle souleva une nuée de feuilles. Annabelle sursauta et l’oiseau prit son envol.

— A quelques secondes près, nous nous prenions les pieds dans ce piège à loup ! dit Lucie en frottant l’extrémité du bâton que le piège avait si nettement coupé en deux.

— Il faut croire que quelqu’un est déjà venu par ici et qu’il se sert de la forêt comme d’un terrain de chasse. Fais bien attention où tu mets les pieds ! reprit Lucie en pointant le sol de son index.

Qui pouvait bien rôder dans cette forêt ? Qui que ce soit, ce devait être quelqu’un d’étranger au village, quelqu’un que l’on ne connaissait pas…

 Au bout de dix minutes de marche tout au plus, les filles firent une découverte surprenante : au milieu des chênes et des marronniers, dans une clairière naturelle, se trouvait une petite maison en bois. Celui ou celle qui y habitait n’avait visiblement aucune considération pour le confort et la modernité. Pourtant aux yeux de Lucie et d’Annabelle, cette petite maison avait quelque chose de tout à fait charmant. C’est très rare une maison au milieu de nulle part et c’est apaisant. D’habitude les hommes aiment vivre proches les uns des autres. Cela s’appelle d’ailleurs « le grégarisme ». Annabelle et Lucie connaissaient ce mot. Elles avaient souvent entendu Mme Arch, la maman d’Annabelle le prononcer et se plaindre de l’accoutumance servile des hommes avec la vie en société. Annabelle et Lucie auraient voulu saluer cette personne un peu extraordinaire qui vivait ici mais leur curiosité fût plus forte que leur amabilité. Elles firent un tour d’observation. Devant cette étrange petite maison, il y avait un épouvantail affublé d’une chemise à carreaux et d’un vieux chapeau de pêcheur. Mais cet épouvantail ne gardait aucune fleur, aucun champ, aucun fruit, pas même un joli carré de gazon, rien… Lucie en déduit que celui qui vivait ici devait vraiment détester les oiseaux. Drôle d’idée pour quelqu’un qui habite dans les bois.

 Sur le flanc de la petite maison, il y avait une étrange trappe. Légèrement inclinée, celle-ci devait mener à un sous-sol, très probablement une cave. Lucie et Annabelle s’en approchèrent. Plus elles s’avançaient, plus leurs cœurs semblaient se recroqueviller dans leurs poitrines. Eux, savaient déjà ce que la mystérieuse trappe renfermait. Puis, un bruit, tout petit, très faible et pourtant bien réel se fit entendre. Les filles n’eurent aucun mal à reconnaitre là des larmoiements. Il y a quelque chose d’un peu magique dans les pleurs, c’est l’âme elle-même qui s’exprime, c’est une émotion brute, offerte à vif sans intermédiaire. Un langage à part entière, qui ne connaît aucune frontière.

 Cet appel à l’aide bouleversa Annabelle qui s’accroupit devant la trappe. Elle était barricadée par une chaine d’acier scellée par un immense cadenas. Lucie, elle, par prudence, s’approcha de la fenêtre de la maison. Elle était très sale et poussiéreuse. Elle pressa son visage contre le carreau et invita son regard dans la demeure. Il n’y avait personne. Elle ne vit que quelques meubles vieillis et ternis par la crasse et la poussière.

— Ne bouge pas Annabelle, je vais voir ce que je peux trouver dans la remise, dit Lucie en pointant du doigt un tout petit cabanon miteux qui se trouvait un peu plus loin. Elle fit glisser le loquet et ouvrit la porte. Cette petite cabane à outils sentait très fort l’humidité et le bois moisi. Contre le mur du fond il y avait une très grosse hache dont elle s’empara avant de retourner aux côtés de son amie. Annabelle fit quelques pas de côté pour lui laisser le champ libre. Mais Lucie avait beaucoup de mal à manier cet outil si lourd. Le premier coup qu’elle porta fut un échec et la hache se planta dans le bois de la trappe. Mais loin de se laisser décourager, elle réitéra ses tentatives trois, quatre, puis cinq fois… La chaine ne cédait pas. Et les gémissements du prisonnier devenaient plus intenses. Il était très effrayé. Lors de sa sixième tentative, la hache de Lucie vint s’abattre sur l’anneau du cadenas, qui céda et libéra la chaine. Elle glissa le long de la trappe et Annabelle l’ouvrit sans attendre. Les rayons du soleil s’engouffrèrent en premier dans la cave, sans peur ni appréhension, avec pour seul dessein de dévoiler les choses aux yeux impatients.

 Grâce à cette lumière naturelle, Annabelle et Lucie s’aperçurent que des dizaines de crochets noirs pendaient au plafond de la cave. Au bout de l’un d’entre-eux, s’agitait un pauvre renard, les quatre pattes ligotées. Il était suspendu au crochet par la corde qui lui liait les pattes entres-elles. Il semblait désemparé et très apeuré. Lorsque le regard du jeune renard croisa celui des filles, il n’émit plus aucun son et resta impassible. Ses grands yeux jaunes semblaient deux bougies à la flamme trop vacillante. Annabelle et Lucie s’approchèrent. Sans aucune peur, elles firent face à l’animal et posèrent doucement les mains sur son pelage. Il frissonna et pleura à nouveau. De ses doigts agiles, Annabelle défit les liens qui maintenaient l’animal captif. Il tomba sur ses pattes et s’enfuit tout aussitôt. Juste avant de sortir de la cave, il ralentit et tourna sa tête vers Annabelle et Lucie. Il battit des paupières, baissa le museau et s’inclina doucement. Les deux amies sourirent et voulurent tendre la main. Mais le renard avait déjà disparu. Elles avaient privé un homme de sa proie. Mais on ne mange pas de renard. Sans doute ce braconnier vaniteux l’avait-il simplement capturé pour son pelage. Pour en faire un manteau ou l’empailler. Pour Annabelle et Lucie, un tel comportement était indigne de l’être humain. Elles s’éloignèrent de la petite maison, satisfaites et heureuses d’avoir pu servir la forêt à leur façon et s’enfuirent jusqu’à son orée en suivant un petit sentier. L’église abandonnée n’était plus très loin désormais.

 Et bientôt, laissant ainsi derrière elles le grand domaine sylvestre, elles approchèrent des murs sombres et humides du monument. Ils suintaient tellement qu’Annabelle jurait les voir saigner. Lucie l’attrapa par le bras et dit tout bas :

— Regarde, nous y sommes ! Elle est encore plus terrible que je pensais, tu ne trouves pas ?

 Pour toute réponse, Annabelle se contenta de jauger l’église du regard, de haut en bas. La pointe qui dominait le clocher trônait si haut dans le ciel qu’elle en eût le vertige… Bien qu’impressionnant et majestueux, le monument était très délabré : l’ardoise de sa toiture tombait en lambeaux, et par endroits, il y avait de gros trous. Outre la hauteur du clocher, la bâtisse massive s’étalait tout en largeur et les murs de pierres sombres et froides semblaient pleurer… Tout autour de l’église se dressaient de nombreux squelettes tortueux d’arbres morts, et l’herbe ne poussait plus. Ici, l’air semblait s’être considérablement rafraîchi et un frisson parcourut Lucie de la tête aux pieds. Ce qui n’échappa pas à Annabelle.

— Tu as peur ? demanda-t-elle à Lucie

— Ah ! Tu aimerais bien ! lança-t-elle à son tour avant de reprendre :

— Non, je n’ai jamais peur, tu le sais bien, s'enorgueillit-t-elle avec un large sourire aux lèvres.

— Oui, eh bien moi figure toi que j’ai….

— Chuut ! Qu’est-ce que c’était ?

Lucie prêtait à présent l’oreille, elle était persuadée d’avoir entendu quelque chose et se tenait aux aguets. Annabelle elle, retenait sa respiration et se tenait très proche de Lucie, si proche qu’elle aurait pu lui prendre la main.

— Ça vient de l’intérieur… Oui ! J’en suis sûre ! reprit Lucie

 Annabelle n’avait rien entendu et crut d’abord à une blague, elle s’apprêtait à répondre à son amie avec sarcasme, mais lorsqu’elle vit l’expression qui se dessinait sur son visage, elle se ravisa et déglutit avec difficulté. Sa gorge était sèche. Lucie serrait les dents et fronçait les sourcils, elle arborait un aspect sévère et respirait doucement, très doucement… Elle cherchait à ralentir, étouffer les battements de son propre cœur pour pouvoir discerner plus nettement les bruits qu’elle avait entendus. Alors, au bout de quelques secondes d’un silence de tombeau, elle chuchota à nouveau :

— Je crois que ça vient de l’intérieur, il y a quelque chose à l’intérieur de l’église...

 Annabelle n’était pas certaine de vouloir y entrer, d’ailleurs l’entrée était interdite ! Une grande clôture de fer rouillé encerclait le monument ; par endroits, des barreaux étaient arrachés. Comme le vieil édifice menaçait de s’écrouler, la municipalité avait fait placarder des panneaux « Danger, défense d’entrer » pour dissuader quiconque d'avancer.

 Mais c’était mal connaître Lucie ! A la vue de tous ces dispositifs de prévention, ses yeux s’animèrent d’une joie qu’Annabelle connaissait très bien. Lucie était frondeuse et curieuse, trop curieuse et quand elle avait un projet en tête, aussi farfelu soit-il, elle n’avait plus qu’une obsession : le mener à bien ! Annabelle voulait protester mais elle savait que cela ne servirait à rien, si Lucie voulait entrer, elle rentrerait ! Et puis, malgré la peur qui lui rongeait l’estomac, Annabelle elle aussi, était curieuse de savoir ce que sa copine avait entendu.

 Ainsi, doucement, à pas de coton, elles longèrent ensemble la clôture espérant trouver un trou assez large pour pouvoir s’y faufiler. A un endroit, il manquait à la clôture deux barreaux, et jugeant l’espace suffisant pour s’y immiscer, Lucie prit les devants et s’accroupit avant de passer au travers. Comme son amie, plus grande qu’elle, était entrée sans difficultés, Annabelle n’hésita pas et après s’être agenouillée, pénétra en rampant au travers du passage. Lucie se frottait les mains et trépignait d’impatience, elle attendait que la benjamine encore à quatre pattes se relève et lorsque ce fut chose faite, elle s’empressa de rejoindre l’immense porte d’entrée qui semblait terriblement lourde. L’air était chargé d’une forte odeur de rouille et de sang. Une fois sur le pas de la porte, Annabelle à son tour, entendit le bruit. C’était une sorte de bruissement, un bruissement entremêlé de claquements sinistres.

— Tu… Tu crois que c’est un fantôme ? murmura Annabelle qui, cette fois ci, avait beaucoup de peine à masquer son inquiétude.

— Il n’y a qu’une seule façon de le savoir, répondit Lucie avec un sourire malicieux. Elle avait déjà la main sur la poignée et doucement, posa l’oreille contre la porte, comme un docteur aurait écouté les battements du cœur de son patient. Puis, avec une grande précaution, elle poussa le battant massif de la porte. Mais malgré tous ses efforts elle ne bougea pas plus d’un centimètre.

— Hé Anna, donne-moi un coup de main ! Elle est coincée on dirait.

 Annabelle se plaça à ses côtés et posa ses deux mains sur la grande porte, prête à l’enfoncer. Lucie, elle, avait fléchi les jambes, parée à forcer avec son épaule. Elles comptèrent alors jusqu’à trois, avant de pousser à l’unisson la porte de toutes leurs forces. Elle s’ouvrit petit à petit dans un grand grincement métallique et une gigantesque masse noire jaillit tout à coup de l’entrebâillement.

 Annabelle laissa échapper un cri étouffé et Lucie elle, avait dans un réflexe, enfouie sa tête dans ses propres bras pour se protéger. Une nuée de chauves-souris venait de s’échapper de la nef.

— Ouh, je déteste ces bêtes-là, on dirait vraiment de petits démons ! dit Annabelle avec dégoût.

— Et alors ? Ce n’est pas pour rencontrer des démons que nous sommes parties explorer ? répondit Lucie d’un air amusé. Puis elle reprit :

— Mon instinct me dit qu’il y a quelque chose là-dedans. Regarde ces barrières, ces banderoles, cette porte si lourde ! Il y a quelque chose ici que l’on veut enfermer ! Quelque chose … Ou quelqu’un !

 Sur ces mots, un grand souffle fit voleter leurs cheveux en arrière comme le pan de la robe d’un spectre. Ce souffle venait de l’intérieur, du plus profond de l’église. Les frissons qui parcouraient le corps d’Annabelle ne semblaient plus en finir, elle était secouée de tremblements. Lucie, après lui avoir attrapé le bras, l’entraina dans l’enceinte du monument et toutes deux s’y enfoncèrent. Il y faisait très sombre. Le sol de pierre était humide, froid et parsemé d’aspérités. Des ronces et de grandes plantes y poussaient un peu partout. Un lierre sombre et épais qui semblait ne jamais avoir été gracié par les rayons du soleil envahissait les épaisses colonnes de pierre qui supportaient l’édifice. Quand elles levaient les yeux, c’était comme si elles jetaient leur regard au fond d’un abîme insondable… Le plafond était si haut, si sombre, qu’il semblait ne faire qu’un avec les cieux et à tout moment, on s’attendait à voir quelques étoiles y danser. Il faisait très sombre et à cause de la chaleur moite qui régnait ici, les filles transpiraient abondamment… Elles avaient l’impression d’avoir pénétré dans une grotte. Chacune de leurs enjambées appelait un écho qui se répercutait sur les parois de la bâtisse et elles n’avaient de cesse de se retourner, de regarder tout autour d’elles, tant elles croyaient entendre les pas de quelque monstre dans cette résonance… Annabelle déglutit et se risqua à briser leur silence, elle murmura :

— Dis Lucie, il va bientôt faire nuit noire, on ne devrait pas trop traîner ici… Nos parents s’inquiéteraient de ne pas nous voir rentrer.

— Ne t’en fais pas, on rentrera avant la nuit. Je veux d’abord comprendre ce qu’il y a ici.

Lucie était absorbée dans ses pensées, elle avait une idée en tête et très vite, elle en fit part à son amie.

— Regarde Anna, là-bas ! Où est-ce que ça mène à ton avis ?

 Et de son index, Lucie pointait le fond de l’église, légèrement sur la gauche, où se dressait une petite, toute petite porte de bois en voûte. Sur son arche de pierre étaient sculptées d’horribles gargouilles et des visages démoniaques aux gueules béantes qui menaçaient de se refermer sur le premier visiteur venu. Avant qu’Annabelle ait pu prononcer la moindre parole, Lucie avait déjà parcouru la moitié de la distance qui les séparait de la porte. Elle s’empressa de la rejoindre, en faisant bien attention de ne pas marcher sur les ronces enflées qui serpentaient au sol. Les gargouilles qui surplombaient la mystérieuse petite porte étaient terriblement réalistes ! À tout moment, Annabelle s’attendait à les voir prendre vie et planter leurs griffes aiguisées dans son cou. Mais Lucie, elle, ne les regardait pas et sans une parole, avant de faire pivoter la poignée de porte rouillée et tapissée d’une mousse humide, jeta un regard à son amie dans lequel elle devina les mots « tu es prête ? ». La porte, qui donnait sur une sorte de jardin derrière l’église, s’ouvrit dans un grincement sordide et derrière elle, se dévoilait un long chemin de terre et de gravier. C’était déjà le crépuscule. Et la lumière rougeâtre que projetait le soleil à moitié éteint donnait un aspect encore plus terrifiant à cet endroit. Il y avait ici quelques arbres morts, des monticules de terre un peu partout et surtout, plus loin à l’horizon au bout du chemin, d’innombrables morceaux de pierre qui sortaient du sol comme de grandes dents sales. C’étaient des tombes et cet endroit était un cimetière, un grand cimetière.

— Tu savais qu’il y avait un cimetière ici toi ? demanda Lucie, visiblement insensible à l’apparence macabre de cet endroit.

Annabelle resta muette quelques secondes puis, après avoir longuement dégluti, elle répondit dans un souffle :

— Non. Je n’en avais jamais entendu parler. Peut-être que nous n’étions pas censées le trouver.

— Aucun doute Anna, c’est ici que nous trouverons ce que nous cherchons ! répliqua Lucie, les yeux écarquillés qui brillaient de la même flamme que le soleil couchant.

— Il va bientôt faire nuit, on devrait rentrer. Nous reviendrons demain, reprit Lucie

— Oui, filons. J’espère que personne n’aura remarqué notre absence. Le moment serait mal choisi pour écoper d’une punition ! dit Annabelle, qui était déjà revenue entre les murs de l’église.

— Oh ! Tu as le chic pour briser l’ambiance, badina Lucie dans un grand sourire.

 Les filles pressèrent le pas le long du chemin retour, pour ne pas être en retard chez elles et éviter ainsi d’éveiller tout soupçon. Et lorsqu’elles arrivèrent au niveau de la maison d’Annabelle elles se séparèrent en se promettant de revenir visiter leur cimetière demain, juste après l’école. Comme ce serait le week end, elles disposeraient de plus de temps pour leur exploration ! Annabelle, qui était une jeune fille parfaitement honnête et très bien élevée, se sentait le devoir de prévenir ses parents, de les informer de ses plans et ses futurs agissements ! Ainsi ce soir-là, au moment du dîner, Annabelle qui faisait face à ses parents autour de la grande table de la salle à manger, voulut prendre la parole pour parler du cimetière Pajovent :

— Dites, Papa, Mam…

 A peine avait-elle eu le temps de prononcer timidement ces trois mots, que son père, l’index devant la bouche, lui fit signe de se taire. Il écoutait attentivement les informations, le regard fixé sur la télévision. Son père avait horreur que l’on parle pendant qu’il écoutait le monsieur du journal télévisé pérorer. Pourtant il prit lui-même la parole quelques secondes plus tard et maugréa ces quelques mots qui sifflèrent entre ses dents :

— Tsst, quelles bêtises ! Quelles inepties ! Vraiment on ne sait plus quoi inventer de nos jours !

Interloquée par la soudaine contrariété de son père, Annabelle tourna la tête vers le poste de télévision et écouta. Il s’agissait d’un reportage sur ces gens, un peu fantasques, que l’on appelait les « chasseurs de fantômes ». Annabelle baissa alors la tête, le regard fixé sur ses petits pois, elle fit cliqueter sa fourchette et en porta timidement quelques-uns à sa bouche.

— C’est très bon Maman, dit-elle enfin avec un petit sourire.

 Ce soir-là, Annabelle eut beaucoup de mal à trouver le sommeil. Encore sous le coup de l’émotion de ses découvertes, elle tournait puis se retournait dans son lit et n’avait de cesse de s’imaginer toutes les choses que pouvaient potentiellement renfermer ce cimetière… Finalement, bien que terrifiée elle n’avait qu’une envie, c’était d’y retourner ! Et pourtant elle allait devoir le faire dans un secret absolu, car jamais son père n’approuverait ces sorties nocturnes.

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