Prologue

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 Ness frictionnait nerveusement le bracelet qui entourait son poignet droit. L'angoisse l'étouffait alors qu'elle attendait l'arrivée de son tour. Devant et derrière elle s'étendait une longue file de jeunes gens, allant de dix à vingt ans. Le soleil commençait à descendre de son zénith et baignait la grande place de sa lumière chaude. Pourtant, Ness avait l'impression d'avoir les mains gelées. La jeune enfant venait tout juste de fêter ses dix ans qu'elle devait à présent faire face au jugement de la Pierre. Chaque année à la même période, le village faisait passer un test aux citoyens de moins de vingt-cinq ans. Ness chercha son père, Edric, des yeux dans la foule. Elle chercha son regard, son soutien. Il avait beau lui répéter qu'elle n'avait rien à craindre, elle ne pouvait s'empêcher de douter. Ce test n'avait rien de banal, il servait à trouver les éventuels Lithomanciens, les personnes avec une affinité magique liée aux pierres et à la roche. Cela faisait des dizaines d'années que la magie était interdite dans tout le royaume. Son utilisation était condamnée et les magiciens qui étaient découverts étaient souvent exécutés ou enfermés. La Lithomancie est une magie comme une autre, mais dans le cas précis de leur village, elle était considérée comme sévèrement punissable.

 Ness n'avait jamais réellement compris pourquoi, elle était encore trop jeune. Tout ce qu'elle savait, c'était que chaque année, à partir de l'âge de dix ans, le village faisait passer le jugement de la Pierre. Une personne était ensuite choisie au hasard pour être envoyée hors du village. Elle ne voyait pas le rapport avec les Lithomanciens, car c'était systématiquement un citoyen normal qui devait partir. La jeune fille inspira profondément et chercha de nouveau son père. Elle le vit s'extirper de la foule et se faufiler près d'elle :

 — Hey, Nessandra, ça va ? Détends-toi, tout va bien se passer.

 Il lui sourit de toutes ses dents, sa grosse moustache s'étira de chaque côté de ses joues. La fillette sentit son corps se détendre légèrement :

 — Papa...Et si c'est moi qui suis choisi, je dois faire quoi ? Et...et si je suis une Lithomancienne ? Tu sais bien que...

 — Ça va aller ma princesse, ne t'en fais pas. Il n'y a que très peu de chance que tu sois choisie, tu as vu combien de personnes passent avec toi ? Et crois-moi, tout va bien se passer, la Lithomancie est la forme de magie la plus rare, fais-moi confiance.

 Il lui prit tendrement les mains. Ses paumes étaient chaudes et réchauffèrent la jeune fille qui étira un léger sourire en hochant la tête. Edric se pencha un peu et remonta la manche de son bras droit. La fine chaînette dorée ornée de perles pâles du bracelet étincela sous les rayons du soleil :

 — Et n'oublie pas que tu as ton porte-bonheur, hein ? Tant que tu auras ton bracelet, il ne t'arrivera rien de mal. Sois forte, ma fille. Tu me le promets ?

 Il planta son nez face au sien et ouvrit de grands yeux ronds. Ness retint un rire en bougeant la tête, mais son père l'ensuivit, déformant davantage son visage en grimace. La jeune fille laissa échapper un rire avant d'opiner. Son père lui offrit un large sourire avant de frotter son nez contre celui de sa chère fille :

 — C'est bien ma grande ! Allez, je dois retourner là-bas !

 Il lui embrassa le front avant de rejoindre les rangs de parents et amis qui entouraient la file. Nessandra le suivit du regard. Elle sentait une aura chaude et bienfaisante émaner de cet homme toujours souriant qui commençait déjà à gesticuler sur place en tous sens pour l'encourager. Elle avait à présent le sentiment qu'elle pouvait conquérir le monde. Elle se sentait prête à passer un million de tests si cela pouvait le rendre fier.

 La file devant elle se mit en marche, tout au bout, elle pouvait entendre la voix grave du chef de la garde énoncer les noms des jeunes un par un. Regonflée d'une nouvelle énergie, Ness bomba le torse et avança pas à pas au rythme de la file. C'était une battante ! Son père le lui répétait souvent et elle aimait le croire. Elle se saisit de nouveau le poignet pour triturer son bracelet porte-bonheur, c'était une battante, mais elle avait besoin de son arme fétiche pour se sentir courageuse.

 Il n'y avait plus que quelques jeunes devant elle. Ness apercevait déjà les bords du piédestal qui soutenait la Pierre. Elle se pencha légèrement sur le côté, c'était la première fois qu'elle voyait une pierre magique d'aussi près. C'était une sorte de gros cristal légèrement bleuté qui visiblement n'avait d'extraordinaire que sa taille et son appellation. Pourtant, Ness était fascinée par son éclat si pur. Elle semblait être aussi dure et tranchante qu'un diamant et la lumière du jour faisait danser d'éclatants reflets à sa surface :

 — Nessandre Rocherelli !

 La jeune fille se figea brusquement. Perdue dans sa contemplation, elle n'avait pas remarqué que les personnes devant elle n'étaient plus là. La Pierre était à présent face à elle, reposant de toute sa splendeur sur son socle en bois. La fascination de Ness se mua lentement en panique alors qu'elle s'approchait timidement du cristal. Sa surface lisse et dure paraissait froide et son éclat devient soudain plus sombre à ses yeux. La fillette leva la tête vers le garde, cherchant un quelconque soutien. Il la toisa du regard, sans grande compassion :

 — Pose ta main, lui intima-t-il

 La jeune fille rentra la tête entre ses épaules et retroussa légèrement ses manches. C'était sa première confrontation face au jugement de la Pierre. Elle leva les mains. Si la Pierre réagissait à son contact, cela signifierait qu'elle était une Lithomancienne. Elle avança ses paumes tremblantes vers le cristal. Mais si elle ne réagissait pas, elle n'était pas sauve pour autant, car elle ferait alors partie de la liste des Sacrifiés. Elle n'était plus qu'à quelques centimètres. Son cœur tambourinait dans sa poitrine et dans sa tête. Elle prit une grande inspiration et plaqua brusquement ses mains contre la Pierre en fermant les yeux. Le tintement vif de son bracelet cognant la pierre semblait résonner dans l'air autour d'elle. Nessandra n'osait pas ouvrir les yeux. Elle avait peur de voir le jugement. Peur d'être une Lithomancienne, une paria. Peur de ne pas l'être et de devenir une sacrifiée. Elle n'avait pas le courage dont parlait son père. Elle n'était pas une battante, juste une petite fille effrayée :

 — C'est bon, tu peux déguerpir maintenant ! grommela le garde qui poussa légèrement sur son épaule

 Ness rouvrit les yeux. La pierre n'avait pas changé. Aucune réaction ne semblait s'être passée, rien. Une simple grosse pierre, rien de plus. La jeune fille poussa un long soupir, les mains tremblantes, avant de filer à toutes jambes en direction de la foule qui ne la regardait déjà plus. Son père s'était avancé pour l'accueillir, il se mit à genoux et ouvrit de grands bras protecteurs dans lesquels la jeune enfant se jeta sans hésitation :

 — C'est bien ma grande, tu as été très forte et très courageuse. Papa est fier de toi.

 Ness tremblait contre lui, retenant un léger sanglot. Elle s'agrippa de toutes ses forces à son père, laissant sa panique et ses peurs lentement s'évacuer.

 Edric la souleva pour la porter dans ses bras et continua d'observer le défilement du jugement de la Pierre. Cette année encore, il lui était presque insupportable de voir ça. Tous ces jeunes et ces enfants, tétanisés et tremblants de peur. Certains d'entre eux, les plus vieux, vivaient ça chaque année. Les dons de Magies s'éveillaient durant une certaine tranche d'âges et tant que ces enfants n'avaient pas dépassé les 25 ans, ils devraient subir le supplice de cette Pierre. La foule autour de lui se mit à trembler. Le jeune garçon tout juste majeur venait de poser sa main sur la Pierre. Celle-ci émit un long sifflement et une lumière dorée aussi éclatante que le soleil jaillit en son centre. Un Lithomancien. L'agitation fut immédiate. Le garde saisit brusquement le garçon, ne le lui laissant pas le temps de s'enfuir. Dans la foule de l'autre côté de la file, une femme se mit à hurler, retenue tant bien que mal par un homme au visage abattu. Surement les parents de ce pauvre garçon qui allait être envoyé à la cour du Roi pour être jugé. Jugé pour aucun crime. Jugé pour ce qu'il est, tout simplement. Edric détourna les yeux de la scène et posa un regard triste sur sa fille qui venait de s'endormir dans ses bras. Il déposa un léger baiser sur la chevelure blonde, presque blanche de la petite Nessandra. Elle n'avait plus rien à craindre désormais.

 Le reste du Jugement se déroula dans le silence. Deux autres Lithomanciens furent découverts et enfermés comme le premier. Les visages sombres et tirés des parents autour ne faisaient que rendre les scènes plus dramatiques. Il était à présent temps pour le Chef du village de désigner le Sacrifié. La petite Ness s'était réveillée et se cramponnait au cou de son père. Edric ne lui avait rien dit à ce sujet. Il avait préféré la préserver d'une angoisse supplémentaire. Mais il ne craignait pas pour elle. Pour l'heure, sa petite princesse était en sécurité. Le Chef du village, Garann, un homme barbu toujours mal rasé, mais le dos droit et solide, vint de placer devant la Pierre :

 — Mes chers Citoyens et citoyennes. En ce triste jour, je me dois de faire mon devoir pour le bien de nous tous. Nous regrettons tous la perte des trois jeunes Lithomanciens qui vont devoir nous quitter. Mais n'oubliez pas que c'est pour le bien de l'équilibre du monde, les lois du Roi sont justes. Et ce que nous nous apprêtons à faire l'est tout autant, pour le bien et la survie de notre village.

 Sa voix était claire et forte, résonnant dans toute la grande place, mais les perles de sueur et ses mains moites qu'il ne cessait de frotter à son pantalon trahissaient son mal-être. Il s'humecta les lèvres et prit le bol que lui tendait une femme près de lui. À l'intérieur se trouvaient des petits bouts de papier contenant les noms de tous les jeunes de moins de 25 ans. Il plongea sa main dedans et se mit à touiller. Edric sentit Nessandra s'agiter et son souffle se fit plus rapide :

 — Tu ne crains rien ma princesse.

 — Comment tu peux en être aussi sûr ? Papa, et si il tirait mon papier ?

 — Détends-toi. Papa a fait en sorte que ça n'arrive pas.

 Il détourna les yeux du regard angoissé de sa fille et se mit à fixer intensément la main de Garann qui farfouillait dans le bol. Le temps lui parut infiniment long avant qu'il n'en sorte un seul et unique papier. L'assistance entière retenait son souffle. Les mères serraient fermement leurs enfants dans leurs bras. Les pères maintenaient les épaules de leurs adolescents. Tout le monde redoutait le nom du Sacrifié :

 — Nessandra Rocherelli...

 Edric en fit presque tomber sa fille. Ce n'était pas possible. Ils avaient pourtant conclu un accord. Les gardes s'avancèrent vers lui. Garann avait les yeux rivés au sol, incapable de supporter le regard paniqué de Wilson. Il était figé de stupeur, incapable de bouger. Ils avaient conclu un accord...Nessandra se mit à pleurer, elle se débattait dans les bras de son père, le suppliant de ne pas les laisser l'emmener. L'un des gardes saisit la jeune fille par le bras, réveillant son père de sa stupeur :

 — Non, non, attendez ! Ça ne devait pas se passer comme ça, Garann !!? Tu m'avais promis de retirer son nom ! Je viens déjà de perdre ma femme, tu ne peux pas m'enlever ma dernière fille !

Garann gardait la tête basse :

 — Je suis désolé Edric, elle a été choisie comme tout le monde. Je n'ai pas le droit de faire du favoritisme.

 — Tu m'as menti !

L'un des gardes lui saisit les bras tandis que l'autre s'emparait de Nessandra :

 — Non ! Non, tout, mais pas ça ! Pas elle !

 — Papa !

 Le hurlement déchirant de l'enfant secoua tout l'assemblé. Tous détournaient les yeux, certains retournaient déjà chez eux, incapable d'assister au spectacle et le cœur soulagé de voir leurs enfants rester auprès d'eux. Ness se débattit dans les bras du garde :

 — Papa ! Papa, où est-ce qu'ils vont m'emmener ? Pourquoi je dois partir ?

 Edric sentit ses jambes le lâcher, il tomba au sol. Il aurait dû lui dire. Il aurait dû la préparer à ce qu'elle allait devoir subir. Il voyait son dernier enfant lui être arraché. Elle allait devoir mourir comme sa femme, quelques mois auparavant. Il perdait tout petit à petit. Il se releva brusquement, la rage au ventre et voulut se jeter sur le garde qui emmenait sa fille :

 — Non ! Non, elle ne partira pas, je prendrais sa place ! Laissez là !

 L'autre garde lui asséna un violent coup dans la nuque et Edric tomba à terre, arrachant un cri à Ness. Garann, le visage sombre et attristé s'approcha de la jeune fille :

 — Nessandra. Pardonne-nous pour ce que nous allons faire... Tu as le droit de savoir...

 — Non ! Non, mon père, vous lui avez fait quoi ? Papa ?! Papa réveille toi, les laisse pas m'emmener.

 Garann poussa un long soupir, c'était inutile. La fillette était en pleine hystérie, elle n'écoutait plus rien et ne voyait rien d'autre que le corps de son père sur le sol. Ness se débattit en tous sens, donnant coup de pied et tête, se tortillant sous la forte poigne du garde. Elle plongea la tête vers le bras de l'homme, enfonçant ses petites dents dans son avant-bras pour qu'il la lâche. Mais rien n'y fit, elle était fermement tenue et elle se voyait être éloignée pas à pas du dernier membre de sa famille qu'il lui restait :

 — Ramenez Edric chez lui. ordonna Garann, la mine sombre et peinée. Je vais accompagner Ness dans la Forêt. Il ne faudrait pas faire attendre le Troll.

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