Killur Rimak. La lumière de l'Autre

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  La végétation amazonienne était bien plus dense qu'il ne l'avait imaginé. Vibrante de vie, dépeignant toutes les nuances de vert et tachetée de couleurs vives, elle était une merveille regorgeant de mystères que l'homme civilisé ne pouvait connaître ni comprendre aussi bien que les Antaras. Alan Vantro, écrivain de son état, vivait depuis trois mois parmi eux pour s'imprégner de la magie des lieux et retrouver l'inspiration qui le boudait depuis trop longtemps.

  Les Antaras étaient un peuple aussi fascinant que la forêt qu'ils habitaient. Ils ne communiquaient que par gestes, et croyaient que chaque sommeil nocturne était une mort véritable, tandis que chaque réveil était une nouvelle naissance. Ils vouaient un culte à Killur Rimak l'Élevé et ne l'adoraient qu'à travers une musique aux notes envoutantes que l'écrivain n'avait encore jamais entendue. À chaque coucher de soleil, les Rimaks, chefs guides des Antaras porteurs d'étranges flûtes, jouaient à la gloire de leur dieu, et à chaque pleine lune, une procession rituelle disparaissait au cœur de l'enterlacs de corps ligneux pour rencontrer le grand Killur.

  Alan les avait longuement observés. Admirés. Jamais il n'avait vu d'hommes et de femmes si libres, si innocents de la naissance à la tombe. Comme s'ils avaient échappé au démon de la civilisation et du pouvoir qui corrompait le reste du monde. L'écrivain s'était même surpris à renoncer à ses atours d'homme civilisé pour revêtir ceux des Antaras, qui l'avaient accueilli comme l'un des leurs dès son arrivée. Alors qu'il perdait le compte des jours, des semaines, des mois, et se laissait bercer par la torpeur enivrante de la vie antara; les Rimaks l'approchèrent à l'aube d'une nouvelle lune et déposèrent un lourd collier de perles de bois et de pierres noires autour de son cou. Les Antaras venaient de le choisir comme membre du cortège de la pleine lune. Ce privilège frappa Alan en plein coeur. Lui qui n'était qu'un étranger, un de ceux qui chevauchaient les mangeurs d'arbres de métal, allait rencontrer Killur Rimak. Quand le ciel se para de ses plus belles couleurs pour faire ses aurevoirs au soleil déclinant, les chefs guides se levèrent en silence et s'engagèrent d'un pas mesuré au sein de la forêt, étroitement suivis du cortège d'élus chargé d'offrandes. Alan se joignit à eux, masquant tant bien que mal son excitation et sa nervosité, et disparut parmi les piliers du poumon de la Terre qu'alimente l'Amazone nourricier.

***

  Les derniers rayons du soleil disparurent bientôt sous l'horizon pour faire place à la pâle lueur de la lune. La nuit et son inquiétante musique s'installèrent peu à peu, se mêlant aux senteurs de la forêt et à ses ombres impénétrables. Le cortège progressait à une allure douce et régulière, aussi silencieux que les arbres séculaires qui les entouraient. Des questions se bousculaient dans la tête d'Alan. Des questions qui n'avaient fait qu'effleurer son esprit alors qu'il demeurait parmi les Antaras, et qui retentissaient maintenant à ses oreilles comme des cris d'alarme assourdissants.

Que viennent faire les Antaras en plein cœur de la nuit dans la forêt la plus vaste et la plus dangereuse au monde ? Quel secret était assez grand pour n'être révélé qu'à un petit nombre d'élus ?

L'écrivain en vint même à redouter un odieux rituel allant à l'antithèse de la quiétude apparente de ce peuple si mystérieux. Un sacrifice humain. Voilà ce que lui cria son instinct de survie qui le suppliait de prendre ses jambes à son cou. Une peur panique s'empara de lui. Ses pieds se plaçaient l'un devant l'autre malgré lui, animés par l'effrayante régularité de la marche qui les avait subrepticement imbriqués dans un mouvement mécanique. Pire que tout, la fuite n'était pas envisageable. Il se perdrait inévitablement dans le dédale végétal et mourrait d'une mort aussi atroce, sinon plus, que celle qui l'attendait peut-être. Il tenta alors de se convaincre que les Antaras étaient bien ce qu'ils semblaient être, des gens fondamentalement bons, et tenta vainement de se remémorer les précédentes processions pour y trouver des indices. Les rangs serrés de troncs s'écartèrent brusquement pour dévoiler les ruines de ce qui avait sans doute été un temple érigé par une civilisation précolombienne. Toutefois, la configuration surprenante des lieux permit à Alan d'oublier sa peur pour un temps. Contrairement aux structures pyramidales typiques de ces civilisations, le temple était bâti de plain-pied et formait un ovale parfait. Il était orné de colonnes carrées s'apparentant plutôt aux ouvrages gréco-romains, ce qui était encore plus étonnant. On retrouvait néanmoins les blocs de pierre colossaux des constructions précolombiennes, les dimensions pharaoniques de leurs temples et leur patte artistique. Le cortège pénétra sur ces terres sacrées, oubliées depuis des éons, peuplées de myriades de lampyres dont le vol en accroissait la magie. Les élus et leurs chefs guides progressèrent entre les pans de murs et les colonnes tantôt brisées, tantôt aussi majestueuses qu'à leur édification, et s'arrêtèrent dans une cour dépourvue d'arbres, baignée par la lumière de Coniraya, le dieu lune. Les vestiges de murs ornés de divinités incas, vaincues par le temps et étouffées par l'humus, encadraient un promontoire circulaire devant lequel étaient posés des fruits, de l'or, des pierres précieuses et de la viande.

Et au centre de cette scène épicurienne digne des plus grands festins antiques, se tenait Killur Rimak l'Élevé.

***

 Les yeux d'Alan Vantro s'écarquillèrent et l'offrande qu'il portait glissa doucement de ses mains. Le dieu des Antaras n'était pas le fruit d'une tradition orale dont l'essence se perdait à la genèse de l'humanité. Killur Rimak était aussi réel que le sol qu'Alan sentait sous ses pieds. Il était un être de chair. Un être de chair qui défiait tous les modèles de créatures enfantés par notre planète. Sa peau d'un bleu scintillant enveloppait un corps grotesque, doté de six protubérances à quatre doigts qui devaient être ses bras, et d'un ventre fantastique. L'être cosmique, car il ne pouvait venir que d'ailleurs, respirait à grand-peine, quoique silencieusement. Sa face était ronde et boursouflée, sertie de trois yeux brillants d'un noir profond. Le dieu des Antaras paraissait épuisé et incapable de quitter la plateforme de granite, mais son regard irradiait d'une intelligence et d'une force mentale étourdissantes. Les élus antaras se prosternèrent devant lui tandis que les chefs guides firent un pas en avant et se saisirent cérémonieusement de la flûte qui pendait à leur cou. Alan, lui, demeura pétrifié. Frappé par le contrecoup de cette découverte que son esprit refusait d'accepter. Les Rimaks entonnèrent une mélodie douce et empreinte de déférence et inclinèrent la tête lorsqu'elle prit fin. Killur Rimak inspira alors profondément, dévoilant les six orifices de son nez, et émit une musique dont le son ressemblait à s'y méprendre à celui des étranges flûtes de Pan des chefs guides. Une musique pourvue d'emphases qui vibraient d'une majesté qu'aucun instrument et aucune bouche terrestre ne pouvait produire. Des emphases courroucées qui firent frémir les Antaras agenouillés et ébranlèrent l'esprit chancelant d'Alan. Les chefs guides s'empressèrent de porter leur flûte à leurs lèvres pour lui jouer une réponse suppliante.

Un long silence s'en suivit.

La forêt tout entière retenait son souffle. Les Rimaks, perplexes, attendaient béatement une réponse de leur dieu. Killur Rimak, qui n'avait pas daigné regarder l'écrivain depuis son entrée dans le sanctuaire, posa son regard sidéral sur lui et plongea ses yeux dans les siens. Le corps de Vantro se contracta, se tordit violemment, et ses yeux se révulsèrent. Une douleur immense déchira son corps et son esprit pour refluer aussi brutalement qu'elle était apparue. Un flot d'images bourdonnantes se rua dans sa tête à une vitesse folle. Il traversa l'espace et le temps, franchit les profondeurs du ciel et l'infini du gouffre obscur criblé d'étoiles. Il vit la grandeur de la civilisation de Killur Rimak, les tours de pierre noire polies comme du verre dans lesquelles elle prospérait, aussi larges que des montagnes et se perdant dans des nuages émeraude. Il la vit naviguer à travers les mondes dans de fantastiques vaisseaux, transmettre leur savoir et se faire détruire par ceux qu'ils avaient éclairés. Il vit la nacelle de l'extraterrestre cérulescent s'écraser sur Terre à l’aube de l’Humanité, mais plus que tout, il ressentit sa bonté et son innocence. Killur Rimak était dépourvu de la haine qui aurait dû l'habiter à l'égard de ceux qui avaient anéanti son peuple et l'avait condamné à une éternelle solitude. Plutôt que de ruminer sa colère et son désespoir, de se laisser dominer par l'irrépréhensible soif de dominer l'autre qui détruit les Hommes pour faire d'eux ses esclaves, il avait choisi d'apporter sa lumière à ceux qui seraient prêts à renoncer au pouvoir. Il avait choisi de faire honneur à ce qu'avait été sa race : des voyageurs porteurs de sagesse. La déferlante d'images cessa et l'écrivain se sentit envahi d'une sérénité sans bornes. Toute l'ombre qui planait sur lui, qui se cachait dans les recoins les plus sombres de son âme avait disparu. À présent, elle n'était plus que lumière. Des larmes roulèrent sur ses joues sans qu'il puisse les contrôler. Il réalisait que Killur Rimak avait offert un présent inestimable à la race humaine et que parmi les milliards d'âmes qu'elle comptait, seuls les Antaras avaient renoncé à la corruption pour s'en saisir. Et en cet instant, Alan était devenu l'un de ces élus.

  C'est plein de reconnaissance qu'il inclina le buste devant Killur Rimak, l'être venu des étoiles qui n'était pas un dieu, mais qui leur apportait la lumière. L'écrivain était venu en Amazonie en quête de ce qui lui rendrait la notoriété et le succès qu'il avait connu, et en repartait libre de toute soif, sinon celle de garder la flamme qui illuminait son âme aussi brûlante que lors de sa rencontre avec l'irrationnel. Avec le merveilleux.

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