Celle qui ne disparut pas à jamais

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Quatre jours s’étaient écoulés depuis ce combat.

Assise sur un banc dans le jardin de la onzième garde, l’asphalte ne dérangea guère Luna Lund. A contrario, la tranquillité la gagna bien vite. Les paupières closes, les gouttes s’écrasèrent sur son front, traversèrent son visage avant de terminer leur course à la pointe de son menton. Sa mémoire la plongea une nouvelle fois devant le danger qu’elle avait subi ; si Lila ne l’avait pas tiré par le bras à temps, le couteau lui aurait perforé la poitrine. Le clapotis de la pluie eut l’effet d’un anesthésiant, l’engourdissement disparut peu à peu jusqu’à ce qu’une voix féminine l’interpella.

En-dessous du préau et enfouie dans un manteau en fourrure, Enora Moshtnost supportait mal la fraîcheur et l’humidité. Son regard embué par un voile incompréhensible ; tantôt tristesse, tantôt nostalgie, Luna ne réussit pas à deviner. Elle se demandait parfois comment sa camarade réussissait à garder son calme dans ces moments-là.

Les échelons gravés avec difficulté, son parcours fut loin d’être facile. En temps normal, seuls les hommes bénéficiaient du titre garde personnel de l’impérialité, les femmes n’avaient pas leur place, jugées trop émotives et fragiles. Enora en fut le cas d’exception ; de par sa nature observatrice et posée, son esprit analytique se développa en une arme dangereuse aux yeux de ses adversaires. Néanmoins, la force physique n’était point son fort et elle laissait le sale boulot à Breig de Caelo.

  • On y va ? demanda l’investigatrice qui ne reçut qu’un hochement de tête.

Dans la grande salle du palais, le Conseil rejoignit Amaël de Val, accompagné par Breig. Assis sur son trône, il écouta attentivement le brouhaha du débat entre ses sujets. Les arguments fusèrent de part et d’autre sur la cause de Lila de Glasmartre. Certains défendirent la jeune femme, tandis que d’autres souhaitèrent la châtier sur le champ.

Amaël écouta en silence, son regard dériva d’une personne à une autre sans grand entrain. En dépit de ses crimes, une petite voix lui susurrait de lui donner une seconde chance, car, à ses yeux, elle avait ses propres raisons. Et lui aussi avait ses raisons qui l’empêchaient de la brûler sur le bûcher telle une sorcière. Pourtant il en avait brûlé plusieurs.

  • N’oubliez pas que nous avons son complice en mains, déclara un partisan du châtiment.
  • Il ne parle plus depuis son emprisonnement, en quoi va-t-il nous servir s’il avale sa langue ? rétorqua son adversaire.
  • Tout n’est que question de temps, les Anakrits sont dessus.
  • Qui est ce fameux complice ? tiqua sa majesté en relevant un sourcil.
  • Alon Elric, le bibliothécaire.
  • Depuis combien de temps est-il à la onzième garde ?
  • Une semaine, mon seigneur. Interrogé par Prest Yoigh en personne.
  • Il se fera tuer avant même qu’il n’ait le temps de dire quoi que ce soit, soupira Amaël. Breig, change d’investigateur pour Alon, je ne fais aucunement à ce Yogh.
  • Bien, mon seigneur.

Le soldat prit congé.

  • En ce qui concerne Lila de Glasmartre, continua-t-il, laissons d’abord les Anakrits s’en charger.
  • Vous êtes bien trop clément, votre majesté, commenta Ciara Foscor, silencieuse jusque-là.
  • Remets-tu en question mes ordres ?
  • Je n’oserai jamais, votre majesté, mais ne croyez-vous pas qu’un simple interrogatoire soit une douce punition pour une meurtrière telle que Lila de Glasmartre ?
  • Ses compagnons hochèrent la tête pour soutenir ses dires.
  • Ce qui se déroule dans mon clan ne te concerne d’aucune manière, Ciara, ajouta Nolan sans lui jeter un regard.
  • Oh si ! Et bien plus que tu ne le croies, oublies-tu nos fiançailles ? Ce qui t’appartient va m’appartenir que tu le veuilles ou non et je refuse qu’un malheur s’abatte sur lui.
  • Continue sur ta lancée et on verra qui fera partie de quel clan.

Nolan et Ciara se toisèrent du regard.

Leur entente avait disparu à une vitesse fulgurante. L’envie sanglante de la cheffe de clan à assassiner Lila avait comme qui dirait jeté une douche froide sur Nolan ; son amour fraternel envers sa cousine ne s’était guère évaporé au fil du temps. Il l’avait toujours protégée et traitée comme la prunelle de ses yeux. Un amour que Ciara ne réussissait pas à comprendre depuis la mutinerie, était-il à ce point aveuglé ? se demanda-t-elle sans cesse. Si Nolan oubliait l’état dans lequel il s’était retrouvé après « la mort » de Lila, la tristesse, la désolation et la douleur dans son regard ne quittèrent guère l’esprit de Ciara.

  • Gardez vos querelles amoureuses hors de mon palais.
  • Je vous prie de m’excuser, votre majesté, répondirent-ils en chœur.

Située au département de la garde Medicus, l’infirmerie fut immaculée d’un blanc aveuglant. L’instinct du décorateur prisait la sérénité que dégageait cette nuance troublante. Lila ne s’y attarda pas en ouvrant les yeux et des jacinthes l’accueillirent à son réveil. La vue encore embuée, elle contempla les pétals dans une indifférence inhabituelle. Enfouies dans un souvenir profond, ces fleurs la conduisirent au jardin des Glasmartre où le symbole du clan régna en maître. Il était strictement interdit de les arracher ou de les couper, considérées comme sacrées et bénies des dieux. Ce fut dans ce jardin-là qu’elle s’habitua à jouer avec Nolan, cachés dans un buisson de jacinthe aux yeux des représailles.

Tout doucement, un rictus se forma au coin de ses lèvres avant de chasser ces souvenirs d’un mouvement de tête totalitaire. En se redressant, elle remarqua les bandages propres autour de ses mains et sa jambe gauche, une odeur chimique chatouilla ses narines au passage. Il ne lui fallut pas plus de temps afin de comprendre où elle se trouvait. Impatiente, Lila tenta de bouger ses mains ; seuls l’annulaire droit et l’index gauche eurent un léger tremblement. Sa sagesse et son vécu la poussèrent à ne plus rien essayer jusqu’à sa guérison complète.

  • Tu es réveillée !

La voix mi-tremblante et mi-enjouée de Luna détourna l’attention de elle et cette dernière n’eut pas le temps de répondre qu’elle se retrouva étouffée par une touffe blanche.

  • J’ai eu si peur ! Ne me refais plus une peur pareille ! s’exclama Luna en serrant son étreinte.
  • Tu vas finir par l’étrangler, commenta Enora du pas de la porte.
  • Oh ! pardon…

Lila hocha seulement de la tête et ne put que remarquer la fleur entre les mains de sa cadette ; une jacinthe. Feignant une énième fois l’indifférence, son espoir qu’aucune d’entre elles ne remarquent la montée d’émotions sur son visage faillit en rencontrant leurs regards ; peinés et soulagés.

  • Je me souviens que tu adorais les jacinthes et comme il y en a beaucoup à la maison, je me suis permis de t’en apporter le plus possible et de toutes les couleurs ! Oh, peut-être que tu ne les aimes plus ? Quelle bêtise ! ça fait douze ans quand même, tes goûts ont sûrement changé et…

Ses paroles empiétèrent la pièce et ce ne fut que lorsque les mains d’Enora se posèrent sur ses épaules et celles de Lila sur les siennes qu’elle s’arrêta brusquement. Sans un mot et après une longue hésitation, Luna la tendit vers la malade et espéra qu’elle l’accepte. Depuis son coma, elle lui ramena plusieurs fois par jour sans réellement les lui offrir. Ses yeux emplis d’attente, l’Anakrit resta silencieuse, son regard plongé dans le violet de ses iris.

Discrète et muette, Enora se remémora sa jeunesse en compagnie de ses deux amies ; Lune toujours accrochée au bras de Lila qui la gâtait du mieux qu’elle pouvait. Friandises, bouquets, jouets…Mais beaucoup de choses changèrent durant ce laps de temps et la Mantene ne s’attendit pas à ce que son cadeau soit accepté.

  • Elles sont magnifiques, réconforta Lila en prenant la fleur de son index valide, merci de t’en être souvenue.

Sa voix se voulait assurée, fière et neutre, mais ce qui en sortit en fut tout autre. Les lèvres pincées, son doigt se resserra autour de la tige tandis que les larmes menacèrent de s’écraser sur le drap blanc. Lorsqu’elle releva la tête, un hoquet de surprise brisa le silence alors que Luna posa ses deux mains sur sa bouche et Enora écarquilla les yeux. Elles se regardèrent un instant, incrédules, et se retournèrent vers Lila, tout sourire.

Ses lèvres étirées, ses yeux larmoyants, son menton tremblant, Lila renifla. A cet instant, les deux soldates eurent l’espoir de retrouver leur amie.

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