Celui qui oublia ce qui fut important

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Amaël de Val leur parla, mais aucun d’eux n’écouta. Nolan et Breig furent comme subjugués par ce qui leur avait paru inexistant. Ils ne prirent conscience des ecchymoses sur ses jambes qu'une fois qu’ils l’aient jaugée de haut en bas. Le bandage de sa jambe gauche à moitié défait, sa cicatrice rouverte taquina leurs nerfs. Et en une fraction de seconde, Breig se retrouva à frotter son autre jambe de son avant-bras, comme pour effacer les marques bleues.

  • Arrête, tu me fais mal ! gémit Lila en le repoussant, la douleur de son dos lui donna la force d’un rongeur.
  • Breig, ça suffit ! rugit Nolan qui l’attrapa par le col.

Ses yeux rouges de colère, il rejeta l’étreinte de son camarade avec mépris. Alors que son comportement n’agita que l’impatience d’Amaël de Val. Ce dernier soupira ; le regret de les avoir tous réunis dans la même pièce se fit de plus puissant. Il crut bien faire, pourtant. Regrouper ses anciens amis – ainsi que tous ceux susceptibles d’être concernés par son histoire, lui parut soudain comme une mauvaise idée.

L’esprit analytique et observateur d’Amaël fut loin de s’acheminer à celui de son grand-père. Moins compétent et moins affuté. Hérité du trône trop tôt, il n’eut la chance de s’informer sur les bases de ses obligations, autrefois léguées à son père. Et son manque d’expérience se sentit au sein de l’empire.

Son regard se posa sur Glenn, aussi muet qu’une carpe depuis le début de la rencontre. Le tumulte autour de lui ne démantela guère son calme. Il nota tous les faits et gestes de ses compagnons sans pour autant y intervenir. Toutefois et à cet instant précis, il avança vers Breig, passa ses bras en-dessous de ses aisselles, le retint par les épaules et glissa sa jambe droite sur la sienne qui le fit tomber sur son genou gauche.

  • Tu ne te comportes pas comme un soldat, Breig de Caelo.
  • Lâche-moi ou je ferai en sorte que tu n’aies plus de bras, menaça-t-il en serrant les dents.
  • Sors-le d’ici, ordonna enfin Amaël de Val, ainsi que tous les autres. Déguerpissez !
  • Mais, mon seigneur !
  • Seuls Alon, Luna et Lila sont autorisées à rester. Sortez !

La porte de la grande salle se referma sur leur expression dépitée. Ciara injuria, Breig se frotta la tête par frustration et Glenn baissa la tête. Quant à Nolan, il fixa la barrière sans rien dire. Puis, Enora se positionna près d’une poutre, non loin de la porte.

  • Tout ça, c’est de ta faute, Caelo ! ragea Ciara. Cela fait douze ans, merde ! T’es pas foutu de tourner la page !
  • Dis celle qui court après l’amour inexistant de son fiancé.
  • Arrêtez maintenant, sermonna gentiment Glenn, se disputer ne servira à rien. On est fichu dehors par votre faute, à tous les trois.
  • N’en rajoute pas une couche, gamin.
  • Au moins le gamin sait quand oublier ce qu’il faut oublier.

Breig le dévisagea en déformant sa lèvre supérieure. Il soupira et gratta une nouvelle fois l’arrière de sa tête. Les battements de son cœur toujours alarmés, respirer lui parut comme une tâche difficile. Ses mains tremblantes furent cachées rapidement dans ses poches et il ne tarda pas à rejoindre Enora.

  • Je rentre chez moi.

Ciara prit congé et Glenn ne tarda pas à la suivre en silence.

Le temps s’écoula et les rayons du soleil jouèrent à mouver l’ombre de Nolan. Il patienta toujours, mais la porte ne s’ouvrit pas pour autant. L’humidité chatouilla ses narines, tandis que le vent se fit plus frais. Un orage se prépara. Il avait quitté le palais sous les conseils d’Enora, puisque l’entrevue prit plus de temps que prévu. Cependant, une fois retrouvé dans la chambre d’étude de son grand-père, ses pensées se dirigèrent automatiquement vers Lila.

Juste après son assassinat, Eyden Elohan de Glasmartre fut enterré sous une sépulture des grands héros. Des torches allumées, un cercueil en hêtre importé de Thénia, un clan à le pleurer, accompagné par un deuil sans nom. Nolan y participa. Mais aucune larme ne perla sur ses joues. Peut-être que s’il avait eu la chance de le tuer, il l’aurait fait, pensa-t-il à ce moment-là.

Leur grand-père, qui les avait élevés contre leur gré, n’avait rien d’aimant. Leurs parents morts, Nolan et Lila s’étaient retrouvés côte-à-côte, à fuir l’éducation d’Eyden et de ses punitions. Il se permettait également d’insulter leurs géniteurs à gorge déployée. Un point que Lila n’accepta jamais, et que Nolan dut subir sans se plaindre. Ils étaient différents ; l’un réfléchissait aux meilleurs moyens d’abolir leurs règles, tandis que l’autre sautait sur la première opportunité la tête baissée.

Son regard balaya le secrétaire et ne put que remarquer la tache de sang, sèche et enracinée, d’Eyden. La paperasse, autrefois éparpillée sur le meuble, fut organisée. Les babioles, jonchant la pièce, rangées. Et la poussière nettoyée. Les habitudes de Nolan le poussèrent à travailler dans la propreté, sinon sa concentration faiblit.

Il prit un document en main pour se vider l’esprit ; une requête d’adoption. Cumulant les lignes, le nom de l’enfant attira son attention. Mathéo. Théo. Un prénom qui ne lui fut pas inconnu. Puis, l’échange entre Enora et Breig, juste avant son départ, lui revint à l’esprit.

  • Rentre chez toi au lieu de fixer le ciel comme une folle, commenta Breig en se réchauffant les mains. Théo supporte mal le froid, non ?
  • Tu t’en es souvenu ?
  • J’ai assez passé de temps avec ton mioche que je peux même te lister les aliments qu’il ne mange pas.
  • Haha ! C’est vrai que tu nous as été d’une grande aide, l’année passée.
  • Je le suis toujours. Va, maintenant.
  • Sa majesté me tuera s’il ne me trouve pas à mon poste…
  • Je m’en chargerai.
  • Comme à chaque fois, souffla-t-elle d’un air nostalgique, peut-être que je dépends trop de toi ?
  • Et ça me fait plaisir, sourit-il, je te revaudrai jamais assez pour ce que tu as fais pour moi.
  • Ça va de soi. Bon, je file, alors. Merci, Breig !

L’esprit une nouvelle fois brouillé, Nolan observa le plafond, les sourcils crispés. Apprendre qu’Enora avançait dans sa vie le réjouit, mais de là à donner naissance à un enfant. L’idée le rebuta. Il avala sa salive au goût d’amertume. Tandis qu’il plongea dans ses souvenirs les plus profonds. De leur rencontre à leur jeu de séduction, sans pour autant officialiser. Ce fut impossible. Le mariage entre clan fut banni par les Glasmartre. Pourtant, Nolan se fiança à Ciara Foscor. Une union politique, érigée par Eyden Elohan.

Il se redressa d’un bond. Un fragment d’un songe caressa son être, doux et passionné, puis le frappa d’un coup brusque. Sans crier gare, Nolan quitta le manoir du clan. Ses pas le guidèrent loin du centre-ville, loin du marché, tout près de la porte de Dihya. Il tourna à droite, puis à gauche et reprit à droite. Un immeuble à trois étages l’accueillit et il s’empressa de monter les marches quatre par quatre.

Les coups violents à sa porte renversèrent le bol de soupe chaude sur son buste. Enora ravala un juron alors que Théo s’effraya. Elle le prit dans ses bras et le berça, tandis qu’elle ouvrit la porte à la volée. Son regard noisette rencontra celui de Nolan, aussi confus qu’elle.

  • Lila a parlé ? fut la seule chose qui lui vint à l’esprit.

Nolan ne répondit pas et se contenta de contempler l’enfant accroché aux bras de sa mère. Le visage tourné vers l’intérieur de l’appartement, ses pleurs mis en sourdine par son poing dans sa bouche. Il le mâchouilla, lui donnant l’effet d’un tranquillisant. Enora suivit son regard et son cœur rata un battement.

Sa langue mouilla ses lèvres sèches, sa main lâcha la porte et ses yeux s’humidifièrent. Les larmes prêtes à tomber, son souffle se perdit entre les mille et une questions, tournant en boucle dans sa tête. Enora avait toujours imaginé la scène où Nolan le découvrirait. Ça pourrait partir en vrille, tout comme être la meilleure chose qui puisse lui arriver.

  • Théo… ? tenta Nolan en caressant du bout des doigts son dos.

Elle supplia les cieux pour que son fils ne se retourne pas. Un souhait vite ignoré. Intrigué par ce nouveau geste, l’enfant se retourna. Son cri aigu retira aussitôt la main de Nolan, abasourdie par ses prunelles violacées.

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