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24 septembre 2024 – 21h30

Moret-Loing-et-Orvanne

Les dix kilomètres de bitume fissurés serpentant entre une sylve à la robe nuancée par l’automne laissèrent place sans transition à un gravier blanc entretenu dès la grille franchie. Le lieu de réunion serait parfait, bordé par le crépuscule d’un soleil résistant à l’arrivée de sa jumelle lunaire.

Loin de tout. Et surtout de la menace dont les contours naissaient irrémédiablement.

L’hôte souhaitait que l’on parle de sa demeure comme d’une « maison améliorée » tout au plus, cherchant à entretenir sa fausse modestie. Nul besoin de l’oeil d’un expert pour la détailler et mettre ) jour la réalité, la façade trahissait la véritable nature du logis. Manoir du début du XXe siècle, entretenu par la fortune familiale, son propriétaire cachait avec habilité les origines de cette acquisition fruit de la haine et du nazisme.

Plusieurs voitures occupaient déjà le parking latéral. Certaines conduites par des habitués à la recherche d’un cadre constant pour s’adonner à des passe-temps hors du commun. Deux nouvelles, pour la première fois dans la cour de ce lieu aux standards très élevés.

- Les identités de leurs conducteurs ont été soigneusement consignées dans le registre, monsieur, annonça un homme en costume noir, le corps droit comme un « i ».

- Du bon travail, Hervé, comme toujours.

L’homme à l’auréole capillaire dégarnie n’eut pas le moindre signe de satisfaction face au compliment.

- Madame Hélène est aussi présente, dans l’antichambre verte.

Il attrapa les clefs de la Chevrolet tendues par le visiteur et se glissa derrière le volant de l’engin, laissant l’invité se diriger seul vers le perron. Les cent cinquante chevaux ronronnèrent avec délicatesse la puissance de l’engin s’éloignant au coin de la bâtisse.

La sonnette, imitation en or plaqué d’une rosace des vents au centre d’une boussole, n’eut pas la primeur de libérer son chant monotone en trois temps. L’homme lui préféra le traditionnel toc de l’index sur le bois, lui aussi en trois temps, comme on choisirait la paume de la main de son amante à celle de sa femme pour franchir ce seuil de l’immoralité.

De l’autre côté, un autre costume. Plus sec relevait de l’impossible, sa face de ronchon en exprimant plus sur lui qu’un CV détaillé depuis ses premiers cris de nouveau-né. Standard oblige, il ne prononça pas un mot et se contenta de guider le visiteur. La lumière s’amenuisa mètre après mètre, déclin annoncé du Bien dont il ne restera plus rien à l’entrée d’un long couloir.

L’ambiance vira dans un excès de noirceur. Un mauvais tableau dont le fond monochrome annonçait la couleur. Tube infini d’une pleine opacité, l’unique chemin invité sans aucune subtilité à faire demi-tour pour les moins courageux.

- Si monsieur veut bien se donner la peine.

Comme à chaque fois, la même angoisse de traverser cette zone à l’aveugle. Sa mémoire en connaissait chaque recoin, le renfoncement cul de sac sur la droite au seizième pas, l’interrupteur inutile dix pas plus loin et même les trous dans la moquette de velours pour l’avoir parcouru pieds nus un soir d’été quatre ans plus tôt. Il était une des rares personnes pouvant s’en sortir sans encombre, mais la même peur le gagnait à chaque fois.

Comme pour le pousser à franchir, l’employé crut bon de lui apporter une précision.

- L’accès est au bout du couloir, ajouta l’homme à tout faire.

Un bref signe de tête couronné d’un sourire bancale et il entama son périple. Une inspiration, un pas. Une expiration, un autre pas. Tout était cadencé, millimétré. Ce besoin d’un repaire constant pour ne pas perdre pied. Le noir, une peur qui l’habitait depuis tout petit. Les professionnels parlaient de nyctophobie, lui préférait se justifier d’une possible agression à tout moment par un ennemi.

Une inspiration, un pas.

Son acolyte l’attendait au bout, dans cette pièce qu’ils avaient fait privatiser ad vitam aeternam. Aménagée à leur convenance, les deux hommes s’y considéraient presque plus chez eux que dans leurs foyers respectifs avec femme et enfants. Un lieu de non-droit, ou plutôt gouverné par leurs propres règles. Un royaume dont ils étaient les uniques maîtres.

Une expiration, un autre pas.

- Dépêche-toi, vieille canaille, on n’a pas toute la soirée ! lui lança une voix venue de nulle part.

Hector s’arrêta net, paralysé. Sa gorge se noua, son corps se crispa, surpris par cette missive vocale dont il n’avait pas prévu la possibilité. Son cœur relança la machine d’un lourd battement résonnant dans ses tempes. Une tranche de lumière tamisée entrecoupée par le haut d’un homme se dessina une vingtaine de mètres plus loin.

- Je t’ai fait peur ? Vraiment ? Déconne pas et ramène-toi.

L’invité ne négocia pas la proposition et accéléra le pas pour rejoindre la pièce. La chaleur du coin l’inonda d’un sentiment de sécurité revivifiant. Son visage rosit et son attitude changea de tout au tout. Le chef de bande qui sommeillait en lui prit de le dessus.

Une tape amicale sur l’épaule d’un homme en chemise blanche et pantalon de flanelle beige, un signe du doigt en direction des deux Tchèques bras croisés dans le dos et figés comme des stars dans l’ombre. Hector évoluait dans un milieu dont ils avaient les codes et le commandement.

Un verre de whisky à la main, il s’assit à l’une des extrémité de la longue table et invita le reste de l’assemblée à se joindre à lui.

- J’espère que le motif pour nous réunir si tard en vaut la peine, asséna un homme au crâne dépourvu de la moindre pilosité.

- J’appuie le propos, vous m’avez fait annuler une soirée auprès d’un ambassadeur. Un dîner que j’ai mis du temps à obtenir. Mon activité risque d’en pâtir dans les prochains mois sans la conclusion d’un marché.

Toujours à geindre, comme des gamins prêt à passer au caprice pour obtenir gain de cause. L’argent les corrompait, un poison qui s’installait à long terme dans leur esprit, gouvernant leur mode de penser et décidant des comportements à adopter pour assouvir une pulsion monétaire. Ils en voulaient toujours plus sans jamais mettre la main dans la merde.

Hector allait les calmer d’une seule phrase. Mieux, courraient le long de leur échine un frisson d’une intensité rare à la fin de sa toute première intervention.

- Le chuchoteur est mort, retrouvé en banlieue à l’aurore par la police.

Un coup de poing en plein visage aurait été bien moins douleur. L’une des pièces stratégiques de leur organisation tombée, ils se sentirent tous fragilisés, comme sur le point d’être cueillis en flagrant délit.

- Nous ne pouvons pas rester sans chuchoteur, c’est trop risqué.

- Il faut impérativement prendre des mesures.

L’assemblée s’emballait d’elle-même, comme à chaque réunion. L’un des participant disposait la poudre en évoquant un sujet sensible, le suivant y mettait le feu en répondant, le plus souvent pour une question d’égo. Et chacun contribuait à alimenter le feu par ses gestes et paroles.

Au milieu de ce chaos, Hector incarnait le calme absolu. Il observait les uns puis les autres, comme une immersion tradeur nature dans une oeuvre théâtre dont il savait ou devinait aisément les tenants et aboutissants.

En face de lui, un autre homme tentait de l’imiter. Son associé de toujours. Nerveux face à la discorde, prêt à exploser à tout moment pour remettre la marmaille dans le droit chemin à coup de « ferme ta gueule » cinglants.

- Un remplacement se fera sous deux semaines. J’ai une liste de prétendant qualifiés que je vais étudier avec attention. Hélène se chargera de vous transmettre la nouvelle en temps voulu. Nous ne pouvons pas désigner le premier venu pour cet mission.

Les regards se portèrent sur la chaise en retrait, près du feu de cheminée. Une jeune femme se contenta d’adresser un timide sourire à la foule qui l’oublia l’instant d’après. Elle replongea dans ses notes.

- En attendant, je veux que chacun face jouer son réseau. Nous avons un problème bien plus grave. Le chuchoteur détenait un disque dur avec de nombreuses informations compromettantes. Entre les mains des flics, nous sommes tous bon pour la perpétuité.

- De vos propos, je comprends qu’il ne l’avait pas sur lui, mais où est-il ?

Le chauve se prenant pour un mafieux des années soixante venait de mettre le doigt sur la seule inconnue que Hector ne pouvait pas résoudre. Il se contenta d’ouvrir les mains et de les poser devant lui. Un signe d’ignorance qui ne plut à personne.

La foire repartit pour un tour. Chacun y alla de sa proposition, tirant la couverture à lui et protestant dès qu’un autre tentait sa chance.

Une lampée du liquide ambrée parcourut son palet. La puissance de l’alcool pur libéra une dose d’endorphine dans ses veines, jusqu’à oublier le torrent d’emmerdes qui s’annonçaient dans les jours à venir. Du moins, l’espacé d’un instant.

Clôturer cette séance au plus vite et proposer une solution, l’unique voie pour ne pas rester inutilement entouré de cette bande de faire-valoir. Mettre son atout numéro un sur le devant de la scène aux premières lueurs d’un ennui potentiel ne lui plaisait pas.

Une autre gorgée, bien plus longue. Le temps d’une réflexion dont il connaissait déjà l’issue. Ses doigts martelaient avec légèreté le bois de la table, imperceptible pour les autres membres trop occuper à se tirer le bout de gras. Un regard à l’autre bout de la table pour une approbation

- Jena partira sur le terrain pour retrouver ce précieux objet dont nous dépendons tous.

Les visages s’illuminèrent. Les rapaces avaient eu gain de cause, leurs intérêts seraient parfaitement protégés avec l’intervention de cette femme. Rassurés par la prise au sérieux de l’événement ainsi que le moyens alloués, tous quittèrent en une seule vague la pièce, avalés par l’ombre du couloir.

De part et d’autre de la table Hector et Pierre se jaugèrent. Les yeux dans les yeux, sans aucune battement de cils. Les deux amis avaient l’habitude de ces moments de silence. Dans son coin, Hélène n’osa pas intervenir. La pointe de son stylo effleurait le papier de son carnet, tout aussi suspendu à l’issue de ce duel.

Pierre recula sa chaise avec classe et déploya son mètre quatre-vingt-sept, soit quinze de plus que son acolyte. Mains dans le dos, il fit quelques pas avant de pivoter à cent-quatre-vingt et grogner :

- Tu me caches quelque chose, Hector.

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