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24 septembre 2022 - 17h30

Paris 11e arrondissement


Encore une affaire qui s’achevait sur un succès, le quatrième du mois. Le patron ne pourrait pas lui refuser son augmentation en fin d’année avec de tels chiffres depuis plusieurs semaines. Il contribuait de la meilleure des manières à faire exploser les ventes en lignes de l’entreprise, au bas mot deux cent trente pour cent.

Jocelyn s’applaudit lui-même avant de déposer son ordinateur portable sur son bureau. Il valida ses derniers chiffres dans le tableau Excel, sauvegarda ses modifications et referma le fichier. Une copie directement sur la boite mails du responsable pour éviter tout accroc.

Oh oui, il allait tous les griller sur ce coup, un par un. Personne ne pourrait lutter, son plan était parfait, pas même ce lèche-botte de William n’aurait une chance. L’horloge dans le coin droit du bureau indiquait la fin de sa journée de travail. Matériel dans son casier, il tourna la clef pour verrouiller le caisson et mit son passe-partout dans sa sacoche.

Un geste de la main accompagné d’un sourire forcé pour les autres encore sous une tonne de dossiers et Jocelyn se glissa dans l’ascenseur.

La grisaille s’était levée par endroit, de gros amas de moutons dans le ciel obstruant toujours le passage des rayons du soleil. Une luminosité accrue, mais la mine des gens restait sombre et fermée. Sauf pour Jocelyn, le pas sûr, les épaules roulantes dans sa veste de mi-saison beige. La soirée s’annonçait mémorable, rien ne pourrait entamer sa joie.

La puanteur des transports, la sueur des autres passagers et l’impression d’être comprimé par une foule toujours plus importante dans la rame n’eurent pas raison de l’homme. Son esprit était déconnecté de la réalité. Un univers impénétrable dont il était le seul maître. Deux nouveaux arrêts passèrent avant qu’il ne sorte pour prendre une correspondance. Même conditions, même absence de réaction. Jocelyn voyageait dans sa bulle.

Son téléphone portable émit une double vibration, trois fois de suite. Un signal unique qu’il aurait pu reconnaitre dans n’importe quelles circonstances. Un appel immanquable.

Attentif, il se contenta d’enregistrer mentalement les informations que l’étrange voix lui communiquait. Il ne prononça pas un seul mot, conservant son visage marqué par un large sourire. Sa tête hochait imperceptiblement. Ses yeux se baladèrent sur le plan du réseau de transports. Quel était le trajet le plus court ? Non, le plus sécurisé. Un équilibre entre les deux critères s’imposait.

Il n’eut pas le temps de trancher que la dictée au creux de son oreille s’arrêta.

Pression sur le bouton latéral, l’écran vira au noir. Jocelyn fourra son portable dans une pochette en plastique et l’enfonça tout au fond de son sac à dos. Hors de question qu’il puisse être suivi à présent. Il devait disparaître des radars jusqu’à nouvel ordre pour accomplir la tâche que la voix lui avait confiée.

Le métro freina d’un coup. Retour immédiat à la réalité. Station Ledru-Rollin, terminus de son parcours. Serpenter entre les usagers tous plus bougon que leur voisin n’avait pas été une partie de plaisir. Moins d’une dizaine de seconde à jouer des coudes pour se frayer un chemin et rallier le quai. La sonnerie se mit à retentir et les portes de la rame se refermèrent dans la foulée à quelques centimètres de Jocelyn.

Pas une seule tête connue avant de regagner la surface, un bon point. Il avait longtemps fréquenté le quartier dans sa jeunesse. De fil en aiguille, il s’était éloigné de ceux qui l’avait soutenu pour accorder sa confiance à ceux qui pourraient lui permettre d’atteindre les sommets. Aujourd’hui il longeait les murs sur son ancien terrain de jeu. Dès que possible, l’homme emprunta les petites rues, plus intimes, plus rassurantes.

Jocelyn se présenta à l’entrée d’un shop de quartier, le genre à doubler les prix car seul à être ouvert à des heures tardives. Il marqua le pas, jeta encore un coup d’œil sur sa gauche, cherchant une tête connue dont il devrait se cacher pour ne pas mettre en péril sa mission. Même opération sur sa droite. Personne. Du moins, à première vue.

À reculons, il se hissa prudemment dans la boutique et rabattit la porte derrière lui. Un son de cloche tinta dans l’air et se dispersa jusqu’à devenir imperceptible.

——

Les jumelles n’étaient plus utiles, impossible de découvrir ce que l’homme transporterait par ce moyen. Une seule solution possible : provoquer une rencontre, le croiser volontairement. Réduire la distance et risquer d’être démasquer, une option inenvisageable à ce stade. La discrétion restait la meilleure des couvertures.

Dix-huit heures moins sept. Deux heures au maximum avant de décrocher de cette énième filature. Rentrer au repère ne prendrait pas trop de temps. Ajuster et finaliser les préparatifs encore moins. Pression sur le déclencheur pour immortaliser le lieu dans lequel la cible était rentrée. L’appareil regagna le sac en tissu sur le sol.

L’ombre glissa à travers la végétation pour changer d’angle. Peut-être pourrait-elle apercevoir du mouvement à l’intérieur du magasin. Il n’en fut rien. Aucune issue latérale, pas même une petite lucarne à laquelle jeter un regard indiscret. Peu importait, un peu de patience ne lui ferait pas de mal. Le calme avant la tempête. Il ne l’emporterait pas cette fois, ses alliés ne seraient d’aucune utilité.

Une promesse qui ne resterait pas lettre morte.

——

Entre les étalages, Jocelyn attendait impatiemment, la pointe du pied en perpétuel mouvement. Il ne devait pas d’éterniser dans ce taudis. Plus le temps passait et plus il se mettait en danger vis-à-vis de l’objectif qui lui avait été assigné. Sa réputation ne serait pas entachée par le premier vendeur de quartier venu.

Un bruit de chute lui parvint. Il se précipita vers l’arrière-boutique et déboula dans le cadre de la porte. Sur le sol, des morceaux de verre éparpillés et un liquide coloré qui se répandait sur le carrelage. L’hôte déroulait des feuilles de papier absorbant pour éponger la substance et nettoyer la surface.

Jocelyn se crispa. Son visage se ferma. Toute forme d’expression s’effaça en une fraction de seconde, presque inhumain. Le bruit du latex claqua dans l’air et sa main se posa lentement sur la nuque de son vis-à-vis qui se figea. D’un murmure glacial, il lui demanda :

- Où est mon colis ?

Le commerçant ne bougeait pas, surpris par la présence de l’homme dans sa réserve. Jamais l’un de ses clients ne s’étaient permis de pénétrer dans cette partie interdite du magasin. Jocelyn pouvait sentir son pour s’accélérer, il paniquait et cherchait une solution pour lui échapper.

Les piles de cartons n’offraient que peu de marge de manœuvre. Des petites, des plus grands, tous d’une provenance étrangère pour réduire les coûts et se faire un maximum de profit sur le passant en plein désespoir de trouver une cannette de bière ou un alcool plus fort au milieu de la nuit.

Un coin abritait un semblant de bureau à la planche courbée par le poids de la paperasse. Des centimètres de papiers que le propriétaire n’avait probablement jamais lus, par défaut de compréhension, ou simplement se foutait-il des dettes qu’il contractait.

Dissimulé au fin fond de la pièce, l’œil expérimenté de Jocelyn n’eut pas de difficulté à repérer un coffre en acier, verrouillé par un mécanisme à deux roulettes. Le forçait ne serait pas possible dans un délai si restreint et sans matériel adéquat. Il devait faire craquer l’homme.

- Je t’ai vu laisser trainer ta main sous le comptoir à mon entrée, susurra-t-il. Et tu penses qu’en gagnant un peu de temps, tes amis vont débarquer pour te sauver les miches et me mettre en morceaux ?

Ses doigts se crispèrent autour du cou. Un aigle tenant sa proie et prêt à jouer avec jusqu’au moment fatidique. Il se sentait en position de force. Briser le peu de confiance que le marchand avait en lui ne lui demanderait pas d’effort. Un petit plaisir qu’il s’offrait pour assouvir son pêché favori.

- Rassures-toi, personne ne viendra. J’ai pris soin de couper les fils de ton dispositif il y a trois nuits. On dirait bien que tu as remporté un tête-à-tête.

Jocelyn s’adossa sur le chambranle de la porte. Les bras croisés, il fixa son interlocuteur sans cligner des yeux. Un silence pesant s’installa. Un poison nuisible qui vous ronge l’esprit jusqu’à ce que la pression devienne trop forte et que la carapace se fissure. Une faille que les âmes les plus sombres exploitées sans scrupule. Il tapota ses ongles sur la porte, un son rapide et rythmé, répété des dizaines de fois sans relâche.

Le vendeur comprit qu’il ne pourrait pas lutter bien longtemps face à cet homme agissant en véritable professionnel. Il finit par déclarer :

- Je n’ai pas ce que vous me réclamez. J’ai simplement reçu une lettre avec votre portrait et des consignes.

Mauvaise réponse.

Jocelyne regarda sa montre. Déjà huit minutes qu’il était dans cette boutique, bien trop pour respecter les délais de livraisons qui lui avait été donné. Il devait passer à la vitesse supérieure et rattraper son retard coûte que coûte. Une voix paisible, il décrivit à son interlocuteur le sort qu’il lui réserverait s’il n’était pas reparti dans moins de deux minutes avec son paquet. Les détails les plus horribles s’enchainèrent comme une cascade de coups pour le mettre à genoux.

- Une minute encore. Dépêche-toi ! aboya-t-il.

L’homme se précipita vers le fond de la pièce et joua avec les deux molettes. Un coup vers la droite, trois vers la gauche, à nouveau un tour dans l’autre sens, puis la seconde tourna selon le même rituel. Le déclic de la délivrance. Poignée baissée, le battant pivota de quatre-vingt-dix degrés pour libérer son contenu.

Les mains tremblantes, le commerçant conserva une distance de sécurité et remis une enveloppe format A4 à Jocelyn. L’homme soupesa l’objet. Il n’avait pas besoin d’ouvrir pour identifier le contenu, il en avait vu passer bien d’autre depuis des années. La fermeture glissa en un éclair une fois l’objet à l’intérieur.

Jocelyn referma la porte de l’arrière-boutique derrière lui, cassa la poignet d’un coup franc de la semelle et quitta le magasin sans demander son reste.

——

Les minutes d’attente parurent bien plus longues qu’elles ne le furent, mais l’homme sortait enfin du commerce. Son attitude avait changé, bien plus vigilant et sur le qui-vive. Il faudrait redoubler de prudence pour ne pas être remarqué. Coiffure de circonstances avec une perruque bon marché, paire de lunettes factice, tout moyen serait bon pour se fondre dans la masse. Une veste noire comme une dernière modification d’apparence. La filature pouvait commencer.

Le pas de la cible était soutenu, puissant, sans jamais faiblir. Un rythme que peu aurait pu suivre et qui créa rapidement une distance. Le suivre s’avérerait plus contraignant qu’imaginé. Une seconde d’inattention et tout pouvait s’arrêter d’un claquement de doigt. Il zigzaguait entre les passants avec l’agilité d’un félin. Pas de contact, le timing juste pour s’engouffrer entre deux personnes dès qu’une opportunité s’ouvrait, de quoi forcer l’admiration.

Respiration en hyperventilation, il ne fallait pas ralentir maintenant. Son corps produisait un effort qui l’empêcherait de passer à l’acte dès la nuit tombée, mais ce n’était que partie remise. Il ne payait rien pour attendre, le délice de lui faire mordre la poussière n’en serait que plus jouissif.

Il tourna sur sa droite pour plonger dans des ruelles plus intimes. Il devait approcher du point de livraison. Ne rien manquer de la scène pour mieux le cuisiner, preuve à l’appui. La foulée s’allongea pour gagner l’angle au plus vite. Ou bien… il se savait suivi et préparer une riposte pour neutraliser la menace. Cette pensée parasite eut un effet immédiat. Un doute qui lui paralysa les muscles, fit tourner son cerveau à mille à l’heure sans jamais pouvoir reprendre le contrôle. Son cœur battit à rompre malgré son travail de respiration.

La gorge nouée, son visage dépassa de quelques centimètres pour s’ouvrir le champ de vision. Une masse se rapprocha à vive allure. Un pas de recul, un cri.

Le groupe d’adolescents continua sa route à pleine course sans se soucier de l’adulte tombé à la renverse. Mais au loin l’attention de sa cible avait été capté la scène, interpellée par le brouhaha. Il resta là, regard orienté dans sa direction, comme obnubilé par un détail familier. Visage incliné vers le bas pour éviter un contact visuel. Ne pas tout perdre sur une erreur de débutant. L’homme reprit son chemin après un contrôle de son environnement.

Fais attention, il aurait pu te repérer ! Tu ne vas pas tout gâcher maintenant. Concentre-toi !

Une auto-réprimande qui lui redonna un coup de fouet. Le pas plus sûr, les pavés défilèrent sous ses semelles. Traverser le passage piéton pour ne pas rester dans le champ de vision directe, la meilleure option pour continuer de le filer. Rattraper la distance concédée avait été un jeu d’enfant et l’homme n’était plus qu’à une maigre cinquantaine de mètres.

Que pouvait bien contenir le sac ? Une question qui ne cessait de revenir encore et encore, sans jamais trouver un début de réponse. La poche n’était pas tendue au maximum, mais dessinait une jolie forme arrondie. Pour une capacité approximative de trente à quarante litres, en retranchant quelques effets personnels comme une bouteille d’eau ou une revue, le colis devait mesurer entre vingt et vingt-cinq centimètres de hauteur pour une épaisseur de dix maximum.

Un ensemble de documents pour leur prochaine opération ? Ou peut-être était-ce des preuves compromettantes sur de nouvelles transactions financières à faire disparaître. Non, il n’aurait pas été sollicité pour si peu, seuls les nouveaux étaient exposés à un danger immédiat. Lui avait acquis une valeur certaine après tant d’épreuves franchies avec succès.

Un paquet. Mais que pouvait-il contenir ?

——

Jocelyn avait rejoint une zone isolée. Comme à son habitude, il avait allongé la distance pour brouiller les pistes. Près de quarante minutes de marche pour un trajet qui n’aurait pas dû lui prendre plus de la moitié. Personne n’avait dû le suivre, mais toute ces protections composaient son rituel, bien plus encore, l’or scintillant sur le blason de sa réputation. Il poussa une grille rouillée pour accéder en contrebas à des voies ferrés abandonnées depuis de nombreuses années.

La végétation reprenait ses droits avec délicatesse et patience. La verdure se propageait sur toutes les surfaces, insouciante du temps qui s’écoulait, des actions passées de l’Homme. L’unique issue, un tunnel creusé dans la terre et consolidé par des briques, laissait son accès se dissimuler derrière de longs lacets de lierre.

La main de Jocelyn écarta quelques lanières. Il y plongea avec prudence sa tête, check pour la quatrième fois les environs, et disparut de l’autre côté du rideau végétal.

L’échange ne dura pas plus de cinq minutes.

L’homme regagna la surface sous les yeux d’une présence qu’il ne soupçonnait toujours pas, masquée avec subtilité pour ne rien perdre de ses déplacements. Il franchit la route et gagna la ligne de métro la plus proche pour rentrer chez lui.

Son visage s’était détendu. Le sourire qu’il arpentait un peu plus tôt n’eut aucun mal à reprendre ses droits. Cette part d’humanité qu’il avait mis de côté pour exécuter sa mission coulait à nouveau dans ses veines. Certain aurait parlé d’une bipolarité flagrante, mais il ne s’agissait que d’une posture, une façon d’être en fonction des circonstances. Une séparation étanche entre son travail, officiel comme officieux, et sa vie personnelle qu’il ne voulait pas infecter de la noirceur des âmes de ce bas monde.

La rame s’arrêta. Jocelyn n’eut pas de mal à la quitter, la foule des heures de pointe avait rejoint son logement depuis un moment à présent. Trousseau de clefs entre les doigts, il s’amusait à faire tourner les tiges de fer d’un côté à l’autre de l’anneau, une par une. Un tintement métallique qui avait le don de l’apaiser après chacune de ses expéditions.

La porte du hall n’avait toujours pas été réparée malgré les promesses quasi quotidienne du gardien d’immeuble. Peu importait, sa seule véritable protection restait sa vigilance qu’il avait affûté tout au long de ses derniers mois.

Deux escaliers de seize marches qu’il connaissait pas cœur et il atteignit enfin le seuil de son appartement. Un effort qu’il appréciait avant de se transformer en loque sur son canapé, bière blonde à la main. La clef pivota une première fois dans la serrure du haut, une autre dans celle du bas pour finir son bal part une triple vrille dans le canon central.

Un grincement si familier accompagna l’ouverture de la porte alors que la lumière s’éteignit dans la cage d’escalier.

Une simple inattention, une fraction de seconde en dehors de ses standards. Une opportunité unique.

L’ombre fondit sur lui sans qu’il n’eut la moindre de chance de réagir.

Et tout devint noir.

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