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24 septembre 2022 - 11h00

Paris - Brigade criminelle

La fine pluie avait accompagné le lieutenant Levalet sur son trajet de retour sans jamais le quitter. Un compagnon d’infortune dont il se serait volontiers passé. Les automobilistes avaient réellement des comportements accidentogènes dès que le soleil disparaissait. L’autoroute se transformait en théâtre de l’impensable, de la file de droite à celle de gauche.

Coup de badge pour ouvrir la porte du garage qui monta au ralentit, comme à son habitude. En quatrième vitesse, le lieutenant déposa son tas de ferraille au dernier sous-sol sans prendre le temps de manoeuvrer. Personne n’irait lui faire la leçon, personne ne descendait aussi bas de toute manière.

Il déplia son mètre quatre-vingt-neuf et s’étira en levant les bras au ciel. Rude matinée loin d’être encore terminée. Le commissaire l’attendait de pied ferme dans la grande salle de réunion, peut-être même les hauts gradés seraient-ils présents. Rien de très réjouissant pour un flic sans la moindre information exploitable.

L’ascenseur s’arrêta à tous les étages. La cage ne se désemplit pas. Le jeune flic y croisa des collègues escortant une femme agitée. Il les salua d’un bref signe, une grimace sur la tête en compassion. Un commis d’office répondit à son appel comme seul au monde avant de s’extirper de la masse et continuer sa route. Enfin Levalet atteignit son étage et gagna son bureau sans tarder.

Holster et Sig-Sauer SP 2022 dans le tiroir, Levalet prit le temps de respirer un bon coup. Après tout, il était tout aussi dépendant du retour des différentes expertises, pas de quoi rougir. Mais cet argument pouvait-il être entendu par ses supérieurs… Son regard croisa celui d’une femme, un tas de feuilles à la main, une tasse dans l’autre.

Un mètre soixante-dix en provenance directe du Danemark. Une chevelure dorée maintenue par un élastique, deux billes d’un bleu céleste inimitable et un visage angélique. Elle n’échappait pas à la légendaire beauté des femmes nordiques, une enveloppe si douce, mais un caractère de feu bien trempé.

- C’est pour toi, ça vient du procédurier.

La pochette en main, Edouard la remercia et parcourut le feuillet en diagonal. Maigre butin à partager avec le commissaire. Aucun nouvel élément depuis deux heures, le temps devenait un ennemi qu’il n’était pas bon d’affronter si tôt.

- Lotta, dès qu’Olivio revient, vous posez vos bagages ici. Vous êtes avec moi sur ce coup.

La jeune femme cacha à peine sa satisfaction, le poing serré. Enfin une affaire criminelle, elle qui avait été reléguée à l’administratif depuis son arrivée à la brigade six mois plutôt. Devenue une référence dans les forces de l’ordre à Aahrus, elle entendait bien récidiver à Paris.

- Commencez par l’identité de la victime. Ce gars doit bien avoir franchi la ligne une fois dans sa vie pour finir ainsi. Je reviens dans un quart d’heure, si jamais Valentini ne m’a pas fracassé, conclut Levalet.

Il quitta son bureau.

Deux étages plus bas, une ombre toute en longueur allait et venait dans la grande salle de réunion où la brigade était briefée à huit heures pétantes chaque jour. Le téléphone à la main, des gestes d’énervement en cascade, le lieutenant pouvait entendre le ton agacé de l’homme, visiblement insatisfait par les réponses de son interlocuteur.

Levalet rentra avec discrétion et s’installa. Le commissaire Valentini avait un style assez particulier, très années 70, avec un costume marron clair et des chaussures noires et cirées. Comme à son habitude, il portait une paire de bretelles par-dessus sa traditionnelle chemise blanche qu’il finissait par regretter une fois tâchée.

Cheveux courts peignés en brosse, yeux bleus pour un regard perçant et glacial, il était l’archétype de la droiture à toute épreuve. Un procédurier hors pair d’une rigueur à faire pâlir les avocats les plus chevronnés.

L’appel perdura encore cinq minutes durant lesquelles le flic put capter des informations sur son affaire. La scientifique était débordée et refusait de faire passer en priorité les prélèvements du dossier, un mauvais point. Le commissaire raccrocha, il n’avait pas dit son dernier mot.

- Dis-moi que tu as au moins une bonne nouvelle, Edouard, une seule. Ce dossier pue à plein nez. On va nous tomber dessus comme jamais si on ne sort pas quelque chose du chapeau.

Le silence du lieutenant sonna le glas. Le commissaire se prit la tête entre les mains, frotta ses yeux avec ses paumes et s’écroula sur une chaise. Lui aussi savait que la foudre n’était pas loin de s’abattre sur lui. Il avala d’une traite son gobelet de café froid.

- Je m’en doutais. La procureur est déjà sur le qui-vive, la presse ne va pas tarder à débarquer et nous faire leur cirque. Il veut un point toutes les quatre heures, continua le gradé. Comment veut-elle que l’on puisse travailler efficacement avec un tel rythme !

- Nous allons rebondir, comme toujours. Il nous faut juste un petit coup de pouce de la scientifique. Ou du destin, au choix.

Le commissaire marmonna et s’empara d’un feutre noir.

- Brainstorming, j’ai besoin d’une vision globale.

Il découpa en cinq colonnes le long tableau blanc accroché sur le mur du fond. La première pour la victime, puis le lieu, les éléments en leur possession, les interrogations et enfin les actions à mener. Sous la dictée du lieutenant, il tenta de compléter autant que pouvait se faire chacune des parties.

Trois pas en retrait pour une meilleure visualisation. Plus de questions qu’autre chose. La colonne « victime » ne mentionnait que le sexe, une taille et un poids approximatifs. Il était plus qu’évident que face au meurtrier, ils avaient calé sur la ligne de départ. La victime, point crucial pour amorcer la machine judiciaire, n’avait pas livré le moindre élément.

- Avec Da Costa et Noldssen, ça devrait avancer rapidement. Ramenez-moi quelque chose, c’est un ordre.

Edouard Levalet n’attendit pas une seconde de plus et saisit l’opportunité de quitter la salle avant que le commissaire n’explose à nouveau.

Derrière le bureau du fond, Olivio et Lotta oeuvraient déjà sur les clichés disponibles dans la base. Un dossier pour la victime, un autre pour chacune des différentes pièces de la maison, et enfin l’environnement extérieur en séparant l’avant et l’arrière de la maison.

Lorsque Levalt poussa la porte, il ne prit pas la peine de saluer son coéquipier. Sa main droite ouvrit en tout hâte le tiroir du bas et sortit une boite de paracétamol. Un cachet dans la bouche, un grand verre d’eau et le flic se laissa basculer vers le fond de sa chaise. L’enquête débutait à peine qu’il était déjà épuisé.

- Olivio, tu prends la scène de crime. Tu me la joues complète, un chef-d’oeuvre ou rien. Lotta, tu balayes l’extérieur rapidement, on pourra y revenir par la suite. Après, tu parcours les éléments sous scellés.

- Le commi’ t’as passé à l’essoreuse automatique ou quoi ? lança Da Costa avec un sourire taquin.

Il n’eut pas de réponse, Levalet les yeux déjà fermés en quête d’un peu de récupération après sa nuit de garde. Les deux décidèrent de ne pas le déranger et replongèrent dans leurs fichiers.

Néo-quadragénaire, Olivio Da Costa était le plus ancien de l’équipe. Après douze ans de maison, il connaissait les ficelles du métier et la procédure comme personne. Son rôle favori : vérifier la cohérence des informations et trouver le détail qui change tout. Il pouvait compter sur son flair infaillible, son sixième sens à lui.

Cahier sur le bureau, stylo entre les doigts, il laissa les photos défiler une première fois sans prendre la moindre note. Les yeux du flic capturaient les premières informations sans chercher à les interpréter. S’imprégner des profondeurs obscures de l’âme avant d’y plonger à plein corps. Plus d’une centaine de clichés, un tous les cinq secondes, sans répit. Un exercice qui ne laissait de place que pour les plus robustes.

Deuxième tour. L’artiste qui sommeillait en lui entra en action.

Olivio sépara sa page en deux colonnes et s’arrêta sur chaque image pour inscrire à gauche de la feuille un maximum d’éléments, du plus banal au plus significatif. À l’écran, le corps de la victime qu’il déshabilla dans sa tête. Marque et couleur de la chemise, présence d’un tache et sa forme, vêtement ouvert ou fermé. L’alliance parfaite entre un Zola et un King pour une description millimétrée de la scène de crime.

Vint le tour du corps, ses caractéristiques générales d’abord, puis une maille plus fine. Da Costa fit le portrait d’un homme autour des vingt-cinq à vingt-huit ans, plutôt soigneux sur lui, mais éloigné des milieux aisés. La présence de cicatrices longilignes sur les avant-bras pouvait signifier une auto-mutilation pour bien un acte de torture, un point à éclaircir.

D’autres signes distinctifs s’ajoutèrent à la liste. Autant de pistes possibles pour identifier l’homme et impulser un nouvel élan à cette enquête.

Lotta était bien moins précise dans son analyse des éléments retrouvés dans la maison. Peu de notes, plus de questions. Toutes interrogations traversant son esprit car chaque réponse permettait de recomposer le tableau global. Un ensemble de pièces à trouver et réorganiser pour comprendre l’auteur de l’acte.

Pourquoi cette habitation et pas celle d’à-côté ? Quel véhicule pour transporter ce corps en toute discrétion ? Mise en scène ou bien affrontement dans certaines pièces ? Combien de temps de préparation pour un tel résultat ?

Une demie-heure s’écoula ainsi. Les points d’interrogation s’enchaînèrent, les suppositions aussi. Et à ce jeu, la Scandinave était très forte. Une règle d’or qu’elle appliquait avec rigueur : à un élément correspond toujours au moins deux interprétations. Mais une seule piste les mènerait au bout. Complémentaire, seul le travail de son coéquipier lèverait le doute sur certains points pour recentrer la réflexion autour de l’essentiel.

Photo suivante. Un symbole. Un nom. Sueurs froides le long de l’échine et silence à n’en plus finir.

- Les garçons, je crois que j’ai un point de départ. Ça sent le… pâté, comme vous dites ici.

Levalet se redressa instinctivement pour se projeter vers le bureau de sa collègue. Da Costa le suivit de près. Face à l’écran, les deux hommes ne purent masquer leur incompréhension. Il y avait nécessairement une explication logique, mais laquelle ? Que faire de cette découverte ?

Edouard se mit à faire les cent pas.

- Il faut prévenir Valentini, on ne peut pas passer sous silence cet élément.

- Passer sous silence ? interrogea Lotta.

- Cacher, si tu préfères, précisa Olivio. Je suis toujours derrière toi, Edouard, mais là… c’est trop risqué. Et c’est le seul élément concret que nous avons.

Le lieutenant continuait d’aller et venir, pris dans un dilemme inédit. Se taire relevait de la faute professionnelle et une procédure disciplinaire ferait tâche dans son dossier de carrière. Être en responsabilité avait un énorme point négatif, il n’avait plus personne pour le couvrir. Valentini allait saisir l’occasion pour enterrer le dossier. Une matinée merdique comme jamais.

- Je suis d’accord avec toi. Lotta, prends ton ordinateur et suis-moi.

Les deux enquêteurs se présentèrent sur le pas de la porte du commissaire. L’homme toqua trois fois avec fermeté. Il attendit un signe de son supérieur et poussa le battant.

- Que se passe-t-il ?

Lotta Noldssen déposa son ordinateur sur le bureau du commissaire et recula d’un pas. Lunettes sur le bout du nez, le quinquagénaire fit glisser son doigt sur l’écran et se figea. Impossible. Il attrapa sa souris, joua avec la molette pour zoomer et observa la pièce à conviction sous plusieurs angles. Une sacrée épine dans le pied en perspective.

- Dites-moi que je rêve ! Pourquoi se retrouve-t-on avec une carte de visite de ce gars sur une scène de crime ? Ça va nous exploser à la gueule sans justification.

Levalet cliqua pour passer à l’image suivante. Le dos de la carte indiquait le millésime 2019. Une ancienne version hors de circulation aujourd’hui. Loin d’être suffisant pour innocenter de facto l’homme, cela permettait au moins de ne pas l’arrêter sur le champ et contenir tant le commissaire que le parquet.

Les deux subordonnés patientèrent sans broncher. Le commissaire pesta tout ce qu’il put à basse voix, son pas nerveux en complément. Il s’arrêta net, posa ses mains sur son bureau et se pencha vers l’avant.

- J’écoute.

Levalet chercha ses mots, le regard fuyant. Au fond de sa tête germait une idée des plus saugrenues. Jamais le commissaire n’accepterait de prendre un tel risque, un mauvais plan sans la moindre hésitation. Mais avaient-ils une autre solution ? La voix rocailleuse du supérieur força le jeune homme à se mettre à jour sur-le-champ :

- Une suggestion ? Ne te fais surtout pas prier.

- Commissaire, vous n’allez pas vraiment apprécier ce que je vais vous dire mais…

- Je te vois venir. C’est non. Tu oublies. Il ne rejoindra pas l’équipe !

- Bauroix est incontournable. Nous allons avoir besoin de lui si nous voulons avancer, que vous le vouliez ou non.

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