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24 septembre 2022 - 13h25

Bois de Vincennes

Clef de contact dans la main, Levalet claqua la porte de sa voiture et remonta le trottoir pour attaquer la Route Circulaire. Le calme des lieux lui procurait un bien être dont il avait besoin. Cette scène de crime n’avait rien de commun, rien qu’il ne puisse encaisser aussi aisément.

La caresse du vent frais lui oxygénait l’esprit. L’omniprésence des arbres encore feuillu malgré l’approche imminente de l’automne l’apaisait. Le rythme des enquêtes lui avait fait oublier à quel point il ne prenait pas assez le temps de se ressourcer. Une charge mentale qui le gangrenait jour après jour sans qu’il ne parvienne à briser le cercle vicieux.

Après trois cents mètres d’une marche linéaire, l’homme se bloqua et frappa son front du plat de la main. Son piètre sens de l’orientation l’avait une fois de plus piégé et il s’était engagé du mauvais côté du chemin. Un précieux temps perdu qui l’obligea à trottiner pour combler son retard. Le souffle court eut raison de lui, sa fatigue en gardienne du peu d’énergie restant.

La pluie s’était effacée au profit d’un ciel gris, sans promesse d’une percée solaire à venir. La nature semblait si paisible, animée par une tranquillité manquant terriblement à la vie des humains. Levalet se laissa envelopper par une atmosphère rassérénante. Une odeur de terre mouillée, des feuilles courbées sous le poids des gouttes successives. La route de la Cascade portait bien son nom.

Il était là, assis, stoïque, comme chaque vingt-quatre du mois. Le même lieu, la même heure. Un rituel auquel l'homme ne dérogerait pour rien au monde. Un devoir qui ne le quitterait pas, rien ni personne ne pourrait lui faire renoncer à son chemin de croix.

Ce banc, il devait en connaître chaque rainure, comme une partie de lui-même explorée sans fin pour en découvrir tous les recoins insoupçonnés. Son sanctuaire bâti au milieu de la nature, un havre qui l’adoucissait autant qu'il le torturait.

- Je peux m’asseoir ? demanda le lieutenant après avoir parcouru les mètres le séparant de l’homme. J’ai eu une matinée épouvantable.

- J’crois pas qu’un poulet de la Crim’ soit le bienvenu.

Charmant accueil, comme à son habitude. La réponse n’étonna pas le flic qui décida de rejoindre son interlocuteur sur le banc. Il le détailla de bas en haut d’un rapide coup d’oeil. Chaussettes et claquettes dépareillées, un survêtement des années 90 et un tee-shirt rock sous une veste de jogging. Une paire de lunettes et une casquette à l’envers complétées l’accoutrement, sans parler de la barbe d’au moins deux semaines. Un style à faire fuir. La chute avait été plus lourde qu’il n’avait pu l’imaginer.

Dans ses mains, un carnet noir, usé. Cent quarante par quatre-vingt-dix millimètres, couverture souple, lignes sur les pages de droite uniquement. Il utilisait toujours les mêmes, avec un stylo quatre couleurs qu’il ne prêtait jamais. Mais celui-ci n’était pas n’importe lequel, Levalet l’avait reconnu à la tache de café sur la partie haute de la tranche.

- Tu veux quoi ? T’es pas du genre à te promener dans un bois en pleine journée, alors que ça flotte. Sauf si tu t’es reconverti. Mais, c’est de l’autre côté de Paris qu’il faut chasser du minet.

Élégance, délicatesse, il n’avait rien perdu depuis trois mois.

- Toujours en train de chercher le détail qui t’a échappé dans cette affaire ? Tu devrais lâcher un peu, passer à la suite. On commet tous des erreurs, ça fait partie du job.

- Garde tes leçons, minot.

- Sérieux, Gabriel.

- T’as quelque chose à me demander ou tu passes juste faire braire ?

Impossible d’évoquer avec lui ce démon qui lui gangrenait l’esprit. Pire d’une tombe, il ne laisserait jamais la moindre ouverture pour permettre de le comprendre. Levalet se résigna, la tête baissée. Le lieutenant extirpa de sa poche un morceau de papier qu’il déplia et posa sur le banc, entre eux deux.

La main marquée de Gabriel attrapa la feuille et la reposa l’instant d’après.

Pas un mot. Pas une réaction.

Après deux ans et demi de collaboration, Edouard savait comment gérer le comportement froid de ce personnage que tout le monde admirait et craignait à la fois. Il n’aimait pas trop cogiter et maintenir le silence l’obligerait à réinstaller le dialogue. Pari gagné après trois minutes d’une interminable tirade de muet.

- Ma carte de visite, où l’as tu retrouvé ?

- Une nouvelle affaire, un corps retrouvé tôt ce matin.

Gabriel Bauroix rangea son carnet dans sa poche, se leva et fit quelques pas en direction de l’étang d’eau. L’eau si paisible. Son esprit si troublé. Un contraste qui le prenait aux tripes, lui qui ne cherchait que la paix intérieure depuis de longues semaines. Pourquoi ne parvenait-il pas à faire taire toutes ces émotions si négatives ? Les ténèbres qu’il avait affrontées tant de fois l’avaient-ils consumé à force ou bien ne faisait-il face qu’à ses propres démons ?

Son pied percuta avec rage un cailloux sur le chemin de terre et l’envoya dix mètres plus loin. L’objet perfora la surface du lac et disparut dans un ballet d’ondes concentriques. Un cri puissant s’échappa sous les yeux du lieutenant, impassible. Les épaules de Gabriel tombèrent, son corps entier relâcha sa contrario musculaire.

Une profonde inspiration, une longue et interminable expiration.

- Une baraque isolée, un corps dont la l’origine de la mort reste indéterminée, des détails assez inexplicables en apparence, et autant de pistes à explorer que la température nécessaire pour qu’il neige en France.

Levalet, jambes tendues et mains croisées derrière la tête, insista encore un peu sur l’aspect particulièrement inédit du dossier pour attiser la curiosité son collègue, alimenter la flamme en lui qui vacillait et faire repartir le redoutable enquêteur qui hibernait en lui depuis trop longtemps maintenant.

- Le genre de merdier que tu adores.

- Oui. Peut-être.

Le lieutenant connaissait par coeur le pédigrée du capitaine. C’était là la principale raison pour laquelle il avait accepté de rejoindre son équipe malgré les avis péjoratifs qu’il avait entendu ici et là sur l’homme. Des heures passées à prendre des claques, à refaire des procès verbaux, à ranger le bordel laissait après la clôture d’une enquête. La traque dans les endroits les moins fréquentables, le pistage en pleine nature, l’apprentissage des comportements humains. Jamais il n’avait eu à regretter son choix.

Il était convaincu que ce dossier n’était pas arrivé par hasard entre ses mains. Un coup de pouce du destin pour permettre de reconstituer l’équipe et repartir en chasse. Une nouvelle opportunité de prouver à toute la hiérarchie que Bauroix demeurait le flic le plus compétent face à l’inhumanité de ce monde.

- Mais en quoi ce dossier me regarde-t-il ? Cette carte n’a aucune valeur probatoire. Probablement une personne croisée sur une enquête, comme des dizaines d’autres. Il suffira de recouper avec les noms de mes vieux dossiers et terminé, le Bauroix retournera au placard.

- Probablement. Ou pas. Nous n’avons pas encore identifié la victime et les rapaces vont se jeter sur ta carcasse si tu ne prends pas les devants.

Les deux hommes partagèrent la même pensée. Cette carte s’annonçait comme la corde autour du cou pour Gabriel, pendu sur la place publique pour l’exemple.

- Peu importe. Ils vont se faire un plaisir de m’en faire baver. La proc’ comme le commissaire.

- Non. J’ai verrouillé Valentini en proposant ta participation.

Cette phrase du lieutenant arracha un semblant de sourire au second homme. Rictus de très courte durée avec l’annonce suivante.

- Il a néanmoins imposé deux conditions qui ne vont pas te plaire : la validation par le psychiatre de ton aptitude à participer à l’enquête et un rôle de simple consultant.

- Connard ! hurla Gabriel en tapant du poing sur le banc.

Lui, le capitaine de police depuis quinze ans, rétrogradé au placard, qualifié à présent de « consultant ». Au diable le Valentitni et son dossier ! Jamais il ne s’abaisserait à jouer les doublures de bureau, privé du terrain et de l’adrénaline. Ils cherchaient uniquement à le placer sous son contrôle, limiter l’impact qu’il pourrait avoir. Foutus flics ! Et dire qu’il y avait presque cru.

Ni une, ni deux, il trancha :

- Laisse tomber, l’gamin. Je refuse.

Le retournement de situation décontenança le lieutenant Levalet qui ne sut que faire. Gabriel Bauroix se rassit, mais à l’autre extrémité du banc, une distance sans équivoque. Une rupture consommée sur laquelle il ne reviendrait plus.

Le jeune flic replia le papier et le fourra dans la poche intérieure de sa veste. Son regard se porta à nouveau sur l’étendue d’eau, à peine troublée par le souffle du vent. Lui aussi serait bien resté là, le temps défilant sans qu’il n’ait à se soucier de quoi que ce soit. Mais si les morts pouvaient attendre, le commissaire Valentini non.

- Bauroix, t’ai-je dit que j’ai connu un super mec, un jour ? Le genre de gaillard qui n’avait pas peur d’affronter les pires crapules de ce bas monde.

- Et alors ?

- Lui n’aurait pas peur de revenir dans l’arène et de faire un bras d’honneur à sa hiérarchie. Il leur montrerait à quel point ils sont tous cons en résolvant cette affaire avec la manière.

Levalet fit quelques pas pour s’éloigner du banc. Le temps d’un arrêt, il jeta un coup d’oeil par-dessus l’épaule, mais son collègue n’avait pas esquissé le moindre mouvement. Au fond de lui, il savait que son discours n’était pas resté lettre morte auprès du grand Gabriel Bauroix. Une question d’orgueil mal placé.

Sans même se retourner, le lieutenant lâcha :

- Hé, l’ancien ! Quand tu auras terminé de ruminer, tu sais où me trouver.

Puis il disparut derrière la cime des arbres au premier virage.

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