Chapitre 13 - 2

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Avec le temps, il est parvenu tout de même à aiguiser ses sens. En regardant Lucie, il sent que quelque chose ne tourne pas rond. Pourquoi pense-t-il à Juliette en regardant la jolie blonde ? Elles discutent à nouveau comme au début de la soirée. Une impression de superposition le saisit. Les deux visages l’un sur l’autre. Leurs rires qui se confondent. Leurs sourires, comme des reflets.

— Je sors… Je peux te prendre une cigarette ? lance Martin à l’intention d’Arnaud.

— Oui bien sûr.

— Donne-moi le paquet, s'il-te-plaît.

Arnaud s’exécute. Martin a trouvé un alibi pour quitter la table. Son épouse marque un temps d’arrêt avant de reprendre sa conversation. Au moment où la porte claque, elle ferme les yeux une seconde de trop. Arnaud voit ce genre de détail. Une respiration retenue, un tic, un regard qui dévie, autant de signes que capte facilement le jeune homme. Comme il voit les doigts de Juliette s’agiter subitement sur la table.

Ils ne sont plus que trois. Deux profs et lui, tout nu avec son petit CAP menuiserie. Arnaud n'est pas à l'aise. Il se sent obligé de s’intégrer à leur conversation. Il préférait s’en tenir éloigné depuis le début de la soirée. Ce qu’elles peuvent dire lui importe peu. Ce qui est dit à voix haute n’est que la partie visible d’un iceberg. L’autre partie, invisible, à couvert, immergée, celle-là l'inquiète bien davantage, quoiqu'il en ignore tout. Et Arnaud ne souhaite pas affronter les deux jeunes femmes.

— Tu as choisi quel roman du coup pour ta classe de cinquième ?

L’Ami retrouvé de Fred Uhlman, répond Juliette. Je pense que c’est pas mal. Pas trop long et pas trop explicite non plus.

— J’ai beaucoup aimé ce roman. C’est bien Arthur Koestler qui a écrit la préface ?

— Oui, c’est ça.

Arnaud sort discrètement son téléphone sous la table. Comment s’orthographie le nom ? Hulman ? Ulmane ? Non. Finalement, il tape l’Ami retrouvé et le moteur de recherche comble son ignorance. Fred Uhlman. Discrètement, le jeune menuisier tente de lire le résumé du roman.

Une histoire d’amitié entre deux garçons, l’un juif, l’autre noble, qui sont séparés, avant que n’éclate la Seconde Guerre Mondiale. Il se souvient assez bien de ses cours d’histoire — Hitler, les camps de concentration, les millions de personnes exterminées, les pays meurtris, la mémoire collective. Arnaud s’applique à rafraîchir certains détails. À la fin du résumé, il range son téléphone, prêt à participer à la conversation, sûr d’être capable de placer quelques références.

— Et tu sais que c’est Nadia qui dépose des gâteaux tous les lundis à la salle des profs ?

— Non, vraiment? Pourquoi fait-elle ça ?

— Aucune idée, répond Lucie. Mais tout le personnel est bien content de démarrer la semaine ainsi. Je ne sais pas pourquoi elle passe son week-end à préparer des gâteaux pour ses collègues, mais ce n’est pas moi qui ferais ça, en tout cas.

— Tu m’étonnes !

Les deux femmes rient. Arnaud esquisse un sourire. Encore une occasion qui lui échappe. Il aurait sûrement mieux étudié en classe si on lui avait dit que son manque de culture serait un handicap dans sa vie sociale et amoureuse. Il se sert un verre de vin qu’il boit d’un trait. Il devrait s’abstenir de boire pour le reste de la soirée. Oui, il devrait. Il regarde Juliette rire avec Lucie dont le volcan intérieur s’est enfin endormi. Arnaud se ressert un verre. À combien en est-il ? Il préfère l'ignorer. Les effets de l’alcool se font à peine sentir. Il a besoin de plus pour relâcher la tension qu’il perçoit en lui. L’alcool devient son seul véritable compagnon de la soirée.

— Où est Martin ? demande Hélène à l’embrasure de la porte.

— Dehors, répondent en cœur Juliette et Arnaud.

— Merci, dit-elle avant de disparaître.

La porte d’entrée claque. Les jeunes femmes discutent à nouveau. Seul Arnaud s’étonne de l’intérêt d’Hélène pour Martin. Il revoit le regard silencieux qu’il lui a porté quand elle s’est éclipsée plus tôt pour téléphoner. Quand il a failli s’étouffer en mangeant une bouchée d’apéritif. Quand encore, Hélène a insisté pour qu’il rentre se réchauffer après sa cigarette.

Soudain dans la brume de l’alcool, Arnaud reconstruit le puzzle de la soirée, imbriquant une à une les pièces, jusqu’à parvenir à une idée folle : ils se connaissent. Son cerveau est en ébullition. Non, c’est impossible ! Pourtant cette idée vient prendre la forme d’une certitude, appuyée par des faits indéniables. Pourquoi ? Tel un détective, il s’applique à faire parler les indices. Mais il est perplexe. Pourquoi n’ont-ils rien dit ? Pourquoi faire semblant de se rencontrer pour la première fois ?

Face à une énigme qu’il pressent captivante, Arnaud décide de ne plus boire afin de pouvoir décrypter avec attention leur comportement. Il abandonne Juliette à ses rires, ses livres, à Lucie. Il n’a plus beaucoup de temps pour découvrir ce qui se passe sous l’iceberg de ce dîner.

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