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Il paraît qu'on est en démocratie, alors je donne au peuple ce qu'il demande xD

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Sauf qu’elle ne voulait plus être un paillasson. Plus jamais, pour personne. C’étaient eux qui méritaient d’être piétinés ; c’était à elle de leur cracher dessus, de les faire blêmir de honte.

– Vous voulez voir mon masque ? dit-elle d’une voix sans timbre, une voix qui était sortie seule de sa gorge.

Le soldat sauça bruyamment sa ration. Il ne prit pas la peine de lui répondre. Une femme ricana :

– Vas-y donc, qu’on rigole ! Enfin, si t’arrives à l’enfiler avant de dégueuler partout…

Le sac de Cornélia tomba par terre ; elle comprit après qu’elle avait initié ce geste.

Vous allez voir, songea-t-elle. Vous allez voir.

Comme un petit animal, son masque de tzitzimitl vint presque se blottir dans sa paume. Cornélia ne réfléchit pas lorsqu’elle s’en empara. Ni lorsqu’elle le posa sur son visage. Elle n’avait pas peur. Elle n’était même plus en colère, plus vraiment. Une volonté implacable avait écrasé toutes ses émotions.

« Il faut se réveiller chaque matin en décidant d’affronter le monde. Parce que le monde entier veut te voir crever. »

Jusqu’à présent, elle ne s’était pas rendue compte que ces phrases d’Aegeus trouvaient écho en elle. Depuis qu’elle était entrée dans la Mégastructure, c’était comme si le monde entier se liguait contre elle pour la faire plier. Et elle avait plié. Elle avait baissé la tête, elle avait fait le dos rond sans jamais chercher à se battre. Chaque fois qu'elle ouvrait les paupières, le désespoir était la première chose qui lui tombait dessus. Mais elle n’en voulait plus. À présent, elle voulait se réveiller pour affronter le monde. Elle voulait s’en croire capable.

Elle aussi, finalement, voulait être forte.

Quand un voile noir tomba sur ses yeux et que le néant l’absorba entièrement, elle l’accueillit à bras ouverts.

Vous allez voir, se répétait-elle. Vous allez voir…

Elle sentit ses os tourner et craquer, se réassembler différemment. Et cela ne lui faisait plus peur.

Lorsqu’elle rouvrit les paupières, elle retrouva les couleurs radiantes que voyait la tzitzimitl. Tout était plus vif, plus riche que dans sa vision humaine ; les lignes droites bougeaient doucement et le moindre éclat de lumière propageait des ondes dans l’air. Elle entendait battre les cœurs des boyards dans un rayon de quatre mètres ; chacun avait son propre rythme, subtilement différent des autres. Par-dessus tonnaient leurs voix et leurs exclamations grossières, brutales comme des percussions. La regardaient-ils ? Elle n’en savait rien. Elle ne voyait pas le détail de leurs yeux, encore flous dans sa nouvelle vision. Ils faisaient de grands gestes. Elle se hissa sur ses pattes, heureuse de se sentir stable. Ce maudit entraînement d’Aegeus avait porté ses fruits. Elle avait l’impression d’enfiler un costume un peu trop grand, confortable et rassurant. L’eau de la Strate chuchotait en contournant ses pattes translucides, au milieu desquelles brillait ses os blancs. Cornélia remua les griffes et observa les articulations jouer à travers la chair.

Ah, si. Les boyards la fixaient. Du coin de l’œil, elle vit l’un d’eux s’approcher. Il l’observa, puis la poussa du pied, espérant peut-être la faire tomber du haut de ses pattes trop maigres.

Il regretta trop tard son imprudence.

Avant de s’en rendre compte, Cornélia avait refermé ses mâchoires sur sa jambe et serré de toutes ses forces. Le cri qu’il poussa lui transperça les tympans. Elle secoua la tête de tous côtés ; une joie mauvaise l’envahit lorsque le goût du sang se diffusa sur sa langue. Quand elle le lâcha, le soldat s’écroula par terre, blême de douleur, et regarda bêtement les rangées de trous ensanglantés sur son mollet. Cornélia fit un pas vers lui, puis deux, et se sentit toute-puissante en le voyant fuir devant elle. Il rampait par terre comme le stupide ver de terre qu’il était !

Les autres boyards n’avaient pas bougé, assis en cercles sur des rochers ou sur leurs sacs, mais ils ne riaient plus. Ils fixaient Cornélia, immobiles. Leurs cœurs battaient plus vite. Beaucoup plus vite. Sur sa gauche, elle discerna une main qui glissait vers la crosse d’un fusil. D’un coup de mâchoires, elle attrapa la main et le fusil avec. Elle sentit l’un des deux crisser et se fracturer sous ses molaires ; un hurlement retentit et sa propre force l’enivra. Toutes les fois où elle s’était sentie malade de honte, faible et bonne à rien, se confondirent en son esprit.

Plus jamais, susurra une petite voix en elle. Plus jamais. Tzitzimitl, pas humaine.

– Lâche-le ! Lâche-le, espèce de monstre !

On lui frappa la nuque avec un objet dur, mais elle le sentit à peine, la douleur court-circuitée par l’adrénaline. Elle fit volte-face et mordit le vide, tous crocs dehors. Le bruit d’os qui claque fit reculer les boyards. Leurs cœurs pompaient à toute vitesse, leur souffle effrayé grondait aux oreilles de Cornélia comme un chant de guerre. Ils commençaient à sentir la sueur, une mauvaise sueur due à la peur. Cornélia sinua vers eux, toutes ses vertèbres pointues hérissées le long de son échine, prête à mordre encore. Quelqu'un tira un coup de feu en l’air. La déflagration surpuissante heurta ses tympans de plein fouet ; elle poussa un feulement de douleur, sans l'entendre. Un bourdonnement vibrait dans les os de son crâne et la rendait sourde. Étourdie par le choc, elle crut voir une silhouette, non loin, revolver braqué vers le ciel. Aaron ?

Quelqu’un l’attrapa d’un coup par sa grande coiffe aztèque et lui tira la tête en arrière avec une force de brute. La nuque tordue, elle rua et se débattit à coups désordonnés ; une grande main calleuse écrasa son museau osseux pour l'empêcher de mordre. Réduite à l’impuissance, elle fixa la très haute silhouette qui la surplombait, dont elle distinguait le visage à l’envers. C’était Beyaz, le plus massif de tous les boyards, une grimace d’effort sur son visage balafré. Il lui écrasait la nuque contre le dos, pliant son corps en un angle improbable qui la faisait couiner de douleur. Beyaz planta ses yeux gris d’orage dans les siens et dit simplement :

– Tu les laisses. Si tu refais ça, je te tue.

L’étau de ses mains s’allégea. Cornélia se dégagea d’un bond ; des feux de douleur lui rongeaient les vertèbres, son souffle lui écorchait la gorge. Elle tituba sur ses pattes, puis s’enfuit comme une bête blessée.

***

Parvenue sur les toits, Cornélia reprit son souffle. Elle avait bondi de passerelle en passerelle pour s’éloigner du convoi, pour mettre le plus de distance possible entre elle et les boyards. Une puissante rage hurlait dans ses entrailles, une envie de mordre, de se battre encore, doublée d’un chagrin immense qui lui donnait envie de se recroqueviller.

Ce fut le chagrin qui finit par gagner.

Du bout des griffes, elle chercha la bordure de son masque et le décolla de son visage. Le néant l’engloutit. Lorsqu’elle reprit conscience, elle mit un temps infini à bouger. Elle faillit rester là, couchée sur le toit rugueux, en ne désirant rien d’autre que dormir loin de tous. Dormir pour l’éternité.

Elle finit par s’asseoir et rassembler ses longs membres pâles en position fœtale. Elle resta ainsi, silencieuse, à contempler le convoi dans la rue. Les pattes gigantesques de l’Airavata l’entouraient comme des piliers de marbre ; ses trois têtes se perdaient dans les nuages.

Elle se sentait terriblement épuisée.

Plus que tout, elle aurait voulu avoir Blanche à côté d’elle. Mais sa sœur n’était pas là. Elle dormait certainement dans son hamac, du sommeil du juste, après avoir convaincu tous ces gens qu’elle avait de la valeur, qu’elle méritait sa place dans la Strate. Elle maîtrisait ses pouvoirs. Elle les utilisait pour aider les nivées.

Tout l’inverse de moi.

La sensation de la jambe du boyard entre ses mâchoires lui revint, et avec elle, le goût de son sang sur la langue. Elle cracha dans le vide, dégoûtée d’elle-même.

Lorsqu’une silhouette fit irruption à la lisière de son champ de vision, elle sursauta, prête à s’enfuir. Mais une coupe de cheveux bien connue l’en empêcha.

– Toujours là quand il faut pas, hein ? dit-elle à mi-voix. T’es pas fatigué ? Ça t’arrive jamais de dormir ?

– Rarement, dit Iroël en s’approchant.

Il s’assit à côté d’elle. Cornélia resserra ses bras maigres sur elle-même, en essayant de se rendre invisible.

– Ceux de ma race dorment pas, marmonna le jeune homme.

Ceux de ta race ?

Mais elle ne releva pas ; elle se souvenait trop bien de son expression lorsqu’elle avait vu ses cicatrices une fois de trop. Du coin de l’œil, le garçon l'observa. Cornélia ne put qu'imaginer le tableau qu'elle formait. Ses cheveux trop longs truffés de nœuds, ses épaules anguleuses, ses jambes démesurées sur lesquelles les poils avaient bien poussé. La jeune femme ne s’était jamais sentie si affreuse. Le visage d’Iroël ne trahit rien de ses émotions. Il retira sa chemise et la lui posa sur les épaules ; le tissu était tout chaud. Elle l’accepta avec une gratitude muette, sachant ce que cela lui coûtait de dévoiler son dos.

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