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– Mes idées ne sont pas foireuses. Ni débiles.

À chaque pas, Blanche shootait dans un petit fragment de pavé qui n’avait rien demandé, et qui avait eu le tort de se trouver sur son chemin.

– Ce n’est pas de ma faute si Pouet est mort ! (Elle retint un sanglot.) Il n’est pas mort, de toute façon. Il n’est pas mort ! Et Oupyre non plus.

Elle n’avait pas retrouvé leur chambre. À ce stade, elle se contentait d’errer sans fin dans l’hôtel en espérant que bientôt, tout irait mieux. Elle détestait se disputer avec Cornélia. Elle détestait Cornélia tout court. À chaque prise de bec, elles se méprisaient et se haïssaient si fort qu’une réconciliation leur semblait impossible. Et la situation pouvait durer, durer…

Sa joue la brûla ; elle ressentit de nouveau la honte de la gifle.

– Mes idées ne sont pas débiles ! cria-t-elle dans le vide. Je n’ai pas tué Pouet ! Et toi, tu fricotes avec Iroël alors que tu sais très bien ce que je ressens pour lui ! Quelle sœur fait ça ? Quelle sœur fait des cachotteries à l’autre et lui vole son crush sans honte ?

– Oh, pitié, je vais pleurer.

Blanche sursauta et se tourna vers l’intrus. Aaron. Les yeux cernés, il tenait deux paires de rangers à la main. En apercevant les sillons de larmes sur les joues de la jeune fille, il grommela quelque chose et fit l’effort de paraître gêné.

– Désolé, grogna-t-il. Mais tu te crois où, dans une tragédie de Shakespeare ? Iroël est un con, de toute façon. Et j’sais même pas s’il s’intéresse aux filles. Il aime les mecs, si ça se trouve. Ou les bestioles.

Blanche le fixa, les poings serrés. Elle articula très distinctement :

– Quand vous avez retrouvé le camion, est-ce que vous avez cherché Pouet ?

L’adolescent marqua un silence. Puis il répondit d’une voix lente :

– Moi, je l’ai cherché. Un peu.

– Et alors ? Il est où ?

Aaron ne répondit rien. La voix de Blanche dérailla dans les aigus.

– Est-ce qu’il est mort ?

– J’sais pas. Je l’ai pas vu. Il peut être n’importe où. Quelqu’un l’a peut-être ramassé. Ou mangé…

– Ramassé ?

– C’est une tarasque. Avec un bon dressage, on peut en faire des machines à tuer.

L’image du « Quetzalcóatl Blanc » s’imposa dans l’esprit de Blanche. Les cages, les chaînes. La laideur du combat auquel elle avait assisté. Elle eut de nouveau envie de pleurer ; mais il était hors de question de craquer devant Aaron. À la place, elle se baissa pour ramasser le morceau de pavé.

– Greg a failli mourir à cause de toi !

Aaron esquiva de justesse le projectile lancé avec fureur.

– Putain, t’es dingue ! Tu veux m’éborgner ou quoi ?

– Exactement ! s’énerva-t-elle. Tu as voulu tuer mon chat ! Espèce de sale…

Elle se baissa et essaya de décrocher d’autres fragments des pavés abîmés. Le garçon la toisa.

– Aegeus était furieux, dit-il d’un ton sec. C’était le chat ou vous. Tu préfères quoi ?

– Nous ! brailla-t-elle. T’es sérieux ? Qui voudrait sacrifier son chat ? T’es vraiment qu’un imbécile !

– Mais il est mal élevé et il pue. Et il pisse partout ! Personne l’apprécie, de toute façon.

Un bout de pavé le loupa de peu.

– Venant de toi !

Aaron se raidit, réellement touché par l’insulte. Blanche ralentit ses gestes. Elle se remémora subitement tout ce qu’Homère lui avait dit sur les changelins et, du coin de l’œil, observa le visage marqué du jeune homme.

Ce n’est qu’une enveloppe, songea-t-elle. Ce n’est pas vraiment lui.

En vérité, ce garçon n’était qu’un monstre blanc et noir, aux mâchoires de caïman. Mais en le regardant, elle ne parvenait pas à en prendre vraiment conscience. Quel enfant avait-il été ? Comment avait grandi le petit crocotta, piégé dans ce corps-là, dans une famille humaine ?

– En attendant, j’vous ai sauvé les miches, grogna-t-il. Mais ça m’apprendra à me soucier de vous !

Il lui tourna le dos. Lâcha les paires de bottes qu’il tenait jusqu’à présent. Elles heurtèrent le sol dans un bruit sourd.

– J’les ai achetées d’occaz. C’est pour ta sœur et toi. J’vous les montais à votre chambre, mais apparemment vous préférez dormir dans les couloirs.

C’étaient deux superbes paires de rangers, imperméables et presque neuves. Blanche écarquilla les yeux, choquée à un niveau stratosphérique. Son dernier projectile lui échappa des mains. Aaron ajouta :

– J’voulais vous les donner avant tout ce bordel, mais vous vous êtes barrées en volant notre camion.

Il marqua une pause.

– Si vous vous re-barrez, j’vous bute et j’les récupère. Ok ?

Blanche le fixa comme elle aurait fixé un alien fraîchement débarqué de la planète Mars.

– C’est… C’est vraiment pour nous ?

– Vous faites trop pitié avec vos godasses. (Il grogna.) J’sais même pas si elles sont à votre taille, j’ai choisi à l’œil. J’espère que ça vous ira pas, c’est tout c’que vous méritez !

La jeune fille s’approcha, méfiante comme si les chaussures allaient lui sauter au nez. Elle les toucha pour se convaincre de leur existence. Aaron n’avait toujours pas bougé. Il la regardait faire du coin de l’œil.

– T’étais pas obligé de faire ça, grommela-t-elle.

– Dis pas merci, surtout, ça pourrait me donner une éruption de verrues.

– Merci.

Il s’éloigna en marmonnant quelque chose. Une petite boule de chaleur agréable naquit dans le ventre de Blanche. Elle regarda les rangers, puis ses propres pieds rongés par les ampoules et les plaies.

– Où tu vas ? Tout le monde dort.

– Ça te regarde ? Dégage de là, va chercher ta greluche de sœur ! Elle pionce dans le hall comme une demeurée.

Il était hors de question que Blanche se rabiboche avec Cornélia. Elle attendit que l’adolescent tourne le coin du couloir, puis ramassa les bottes en vitesse et entreprit de le suivre.

***

Cornélia ne dormit pas dans la chambre qui leur avait été attribuée. Ni même dans un lit. Iroël ne venait jamais dans les hamacs du Berliet avec les boyards, et à présent, elle comprenait pourquoi.

Toutes les nivées du convoi, ou presque, se reposaient ensemble, blotties les unes contre les autres. Contrairement au début du voyage où elles se rassemblaient entre clans familiaux, la dureté de la route les avaient rapprochées. Les hydres s’étaient lovées dans le hall immense, leurs dizaines de cous étendus le long des colonnades ; et partout entre elles s’étaient couchées les autres créatures. C’était un véritable tapis d’êtres vivants qui respiraient, grommelaient, frémissaient tous ensemble, partageant leur chaleur et peut-être leurs rêves. Dans cette foule endormie se déplaçaient les bakus, légers et silencieux, qui les touchaient de la trompe et se couvraient d’or au fur et à mesure. Ils se nourrissaient ainsi. Quels rêves, quels cauchemars découvraient-ils chaque fois ?

Iroël ne dormait pas non plus. Adossé à la joue d’une hydre ensommeillée, entouré d’une flopée de plastiques multicolores, il travaillait sur de nouveaux masques. De temps en temps, la créature ouvrait son œil immense ; le jeune homme lui montrait alors sa création en cours et la grande paupière clignait, comme pour l’encourager. Les hydres n’avaient pas de pupilles, mais des iris ardents qui brûlaient dans le noir, comme des brasiers derrière des vitres. Cornélia les regardait tous les deux. Assise non loin, elle gratouillait la gorge du zonure d’Aegeus. L’énorme lézard se frottait contre elle en émettant une sorte de ronronnement rocailleux. Sa muselière, trop serrée, lui abîmait les écailles ; la jeune femme aurait bien emprunté le cutter d’Iroël pour couper cette saleté.

S’il n’y avait pas Aegeus…

En fait, présentement, toute sa vie aurait pu être résumée en cette unique phrase.

– Iroël, on a besoin de ton aide, lança-t-elle à brûle-pourpoint.

Il ne dit rien, mais leva la tête. Ses yeux noirs se posèrent sur elle, et dans un éclair fulgurant, elle eut de nouveau cette vision du garçon-soleil qui avait libéré la coulobre. Elle hésita, soupesant ce qu’elle allait dire. Tout ce qu’elles avaient vu et appris, ces dernières heures, tourbillonnait à l’intérieur de son crâne en grand désordre – Aegeus, la clé, Homère, Blanche, la coulobre, Aegeus… – mais il y avait des choses plus importantes que tout cela. Des choses à ne pas perdre de vue.

– Greg, articula-t-elle péniblement. Il est en danger. Aegeus veut l’abattre. S’il te plaît, fais-nous un masque pour qu’on puisse le cacher dans le convoi, pour qu’il passe inaperçu… S’il te plaît.

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