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Pour écrire cette scène, j'ai regardé un reportage sur les combats de chiens aux Etats-Unis. J'espère avoir réussi à transmettre ne serait-ce qu'un dixième de l'horreur que j'y ai vue D:

– Plus qu’une minute ! brailla l’arbitre, chronomètre en main.

Son cri fit rugir deux hommes, parmi les plus expansifs ; les sœurs comprirent qu’il s’agissait des maîtres des deux nivées.

– Arrache-lui la gueule !

– Non mais qu’est-ce que tu fous ? Casse-lui les dents ! Tape ! Tape !

L'un d'eux se mit à frapper du poing la rambarde grillagée, et bientôt tous les spectateurs firent de même. On aurait dit une meute de chiens enragés. Mais dans la fosse, il n’y avait pas de rage, pas de hargne. Juste la terreur indicible de deux bêtes qui voulaient survivre à tout prix. L’adversaire de la vouivre voulut s’enfuir, mais les spectateurs le repoussèrent à coups de bâton vers le centre de la fosse. Le serpent ailé en profita pour l'attraper à la gorge et la cogner d’un coup contre le sol. Des vivats retentirent.

– Vingt, compta l’arbitre, montre en main. Dix-neuf. Dix-huit…

Des chocs sourds martelaient chaque seconde de son décompte. Le bruit que faisait le crâne du perdant en cognant contre le grillage, la terre, puis les pierres qui émaillaient la fosse. Il avait cessé depuis longtemps de se débattre, mais la vouivre ne le lâchait pas.

Aegeus ne le lâchait pas.

Quand le décompte prit fin, il jeta plus loin le corps désarticulé de son adversaire. Le public hurla de plaisir. La caméra zooma sur la scène et les deux sœurs découvrirent toute l’atrocité de cette victoire – le perdant n’était pas mort, mais l’un de ses yeux était sorti de son orbite. Blanche détourna la tête avec un hoquet d’horreur. Cornélia, elle, regardait l’autre. Le gagnant. D’aussi près, elle réalisa combien il était massif, le corps vif et musclé comme celui d’un cobra, pourvu d’une gueule de dragon pleine de sang, hérissée de dents et d’écailles irisées. Sur son front brillait une pierre précieuse aux mille facettes, flamboyante comme emplie d’un millier de flammes. Et sur son corps étrange, parmi les plumes, se trouvaient des nageoires aux reflets moirés. Elles avaient dû être sublimes jadis, mais privées d’eau depuis très longtemps, elles étaient déchirées, craquelées, parfois réduites à des moignons.

Alors te voilà, songea Cornélia. Voilà ce qu’est une vouivre.

– Le Quetzalcóatl Blanc remporte une nouvelle victoire ! rugit l’arbitre. Cette bête est incroyable ! Qui parmi vous parviendra à la stopper ?

La créature haletait dans de longs bruits rauques. Malgré son triomphe, elle semblait pitoyable et effrayée comme un petit enfant ; tout en elle tremblait et frissonnait. Des hématomes formaient des poches de sang autour de ses yeux, et Cornélia remarqua les lames de rasoir qui avaient été fixées sur l’une de ses cornes spiralées. Un artifice humain pour faire encore plus mal.

– Putain de merde, grogna le maître de l’autre nivée. Le mien est irrécupérable.

Quelqu’un lui tapa dans le dos en riant.

– Les forts bouffent les faibles, mon gars, c’est comme ça !

On lui fit passer une arme moderne, qui venait clairement du vingtième siècle.

– Tu sais ce qu’on dit… un de perdu, dix de retrouvés !

En grognant, l’homme descendit dans la fosse. D’un geste brutal, il attrapa la créature à l'agonie et la retourna sur le dos. Le « Quetzalcóatl Blanc » se figea. Un effroi sans bornes passa dans ses yeux clairs – et c’est là que Cornélia fut certaine qu’il s'agissait d'Aegeus, car ces yeux-là étaient les siens. Sans aucun doute possible. Il aurait certainement pu tuer cet humain, et pourtant il tremblait devant lui.

L'homme arma le chien de son pistolet.

– Stop, par pitié, coassa Blanche.

Homère eut la grâce d’arrêter la vidéo avant que le coup de feu ne parte.

Agrippée au bras de sa sœur, Blanche chercha d’une main tremblante l’étagère derrière elle et finit par s’y appuyer. Elle avait le visage si crayeux qu’on aurait pu écrire avec sur un tableau noir.

– C’est horrible, gargouilla-t-elle. Je ne voulais pas… je ne voulais pas voir ça…

– Vous vouliez en apprendre plus sur Aegeus. C’est chose faite.

La voix d’Homère, empreinte de sévérité, leur fit comprendre qu’il y avait des questions à ne pas poser.

– Lorsque l’on veut creuser dans le passé des autres, on prend le risque de déterrer des choses repoussantes.

– Comment… comment est-il parvenu à sortir de là ? osa demander Cornélia.

Homère soupira ; elle comprit que c’était une autre question à ne pas poser. Pourtant, il y répondit. À sa manière.

– Je vous donne quelques bribes seulement, extraites de ma mémoire vive. Elles remontent jusqu’à nos jours.

Il ferma la paume, la rouvrit ; le vidéo-projecteur lutta quelques instants pour changer de séquence. Puis la lumière se remit à pulser. Des images s’enchaînèrent, sautant d’un évènement à l’autre, parfois si rapides que Cornélia avait à peine le temps de les entrevoir.

Le « Quetzalcóatl Blanc » dans une cage. Le « Quetzalcóatl Blanc » victorieux. De nouveau dans une cage. Puis vaincu, étendu sur le sol d’une arène imbibé de sang, à la merci de son maître qui s’approchait de lui, une seringue à la main. Retour dans une cage, avec des cicatrices supplémentaires. Retour dans une arène, mais celle-ci était grande et pavée de pierre ; ce n’était plus une bande d’humains qui huaient les combattants, mais des gradins d’immortels et de créatures bariolées. Retour dans une cage, vendu au plus offrant.

Au fil des séquences, le « Quetzalcóatl Blanc » changeait. D’une prison à l’autre, d’un maître à l’autre, Cornélia vit la terreur quitter son regard, d’abord remplacée par la rage : sur toutes les images, il se mit à mordre les barreaux et les chaînes qui l’étranglaient. Mais finalement, la rage disparut elle aussi. Il ne resta plus rien dans ses yeux.

Rien du tout.

Alors les mots d’Aegeus revinrent flotter à la lisière de la conscience de Cornélia.

« Quand on a vécu libre au-delà d'un certain âge, on doit être brisé jusqu'à l'os pour faire un bon esclave. »

Progressivement, ce ne furent plus des cages, mais des chaînes d’or et d’argent. Blanche et Cornélia entrevirent le « Quetzalcóatl Blanc » couché au pied d’un trône somptueux, sur lequel posait un homme trapu, très brun, vêtu d’une armure blindée d’acier, au plastron lourd et au casque de conquistador. Puis elles le retrouvèrent enchaîné à un autre trône, un autre immortel. Puis retour dans une arène. Un véritable stade, surchargé de richesses. La vidéo suivante le montra affublé d’un collier électrique, parmi une meute de chiens… aux ordres d’une petite fille aux couettes blondes et au visage innocent. Actéon.

Cornélia écarquilla les yeux.

Et soudain, le « Quetzalcóatl Blanc » disparut des vidéos. Il fut remplacé par un jeune homme d’une grande beauté, aux traits réguliers et virils, au front orné de la même somptueuse pierre précieuse. De minuscules écailles opalines scintillaient sur sa peau. Plus de cages, plus de chaînes. Il se tenait en retrait derrière un immortel, puis agenouillé devant un autre, la tête baissée, les yeux flamboyants. Libre, à côté de monstres enchaînés. Puis libre, en train de dresser des monstres enchaînés. À présent, c’était lui qui mettait les autres en cage. Parfois, il reprenait sa vraie forme, cruelle et monumentale... Toujours plus proche de l’objectif – plus proche d’Homère. Des bouts de dialogues s’enchaînaient, sans queue ni tête.

« Je t’aime bien, tas de ferraille. »

« Filme bien tout, l’Archiviste ! Filme ma gloire ! »

Des fragments de vie où l’Aegeus humain enfilait ses bottes, capturait une créature, comptait des pièces d’or, vidait une canette de bière cul sec. Il avait les cheveux tantôt noirs, blonds, roux, mais toujours cette ensorcelante beauté qui le rendait lumineux.

« Les forts bouffent les faibles. C’est comme ça que le monde tourne. »

Il apparut assis à une table, les doigts serrés sur une tasse de café fumante. Il souriait avec morgue et pourtant, il y avait toujours ce rien dans ses yeux. Ils étaient vides. À tel point qu’un nœud se forma dans le ventre de Cornélia.

« Il faut se réveiller chaque matin en décidant d’affronter le monde. Parce que le monde entier veut te voir crever, sauf si t’arrives à le convaincre de t’aimer à la place. Mais toi, tu peux pas savoir ça, l’Archiviste. T’es un poète. Un putain de vieux poète. »

Sur la dernière séquence, on le voyait aux côtés d’un homme massif, à la peau lisse et dorée comme celle d'une statue ; un disque solaire couronnait son front. L’immortel avait posé sa grosse main sur la tête d’Aegeus. Il le regardait exactement comme il aurait regardé son chien.

– Je pense que vous en avez assez vu.

Le minuscule projecteur bourdonna, avant de s’arrêter définitivement. Homère referma le poing. Il éjecta la disquette mémorielle de sa tempe, puis il la rangea soigneusement, dans la boîte, sur l’étagère.

– Filez, à présent.

Blanche hésita. Elle faisait la même tête que si elle était tombée sur un nid de scolopendres venimeuses.

– Homère...

– Je ne répondrai plus à vos questions.

– Juste à celle-ci, s’il vous plaît. Puisque vous ne vouliez pas nous divulguer tout ça… Pourquoi l’avoir fait ?

L’homme mécanique s’immobilisa.

– Pour la clé.

– La clé ?

– Je connais ce genre de clés. Si Aegeus vous a jugé assez dignes de confiance pour vous confier celle-ci… alors je considère que je peux vous montrer tout cela.

Cornélia tressaillit.

– Mais quelle clé ? insista la cadette sans comprendre.

– Celle que porte ta sœur autour du cou.

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