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***

Aegeus n'était qu'un sombre imbécile.

Un imbécile s'il pensait pouvoir s'en prendre à Greg impunément. Un imbécile s'il prévoyait de laisser Pouet derrière le convoi.

Un imbécile, surtout, s'il pensait que Blanche allait se laisser faire.

Les pouvoirs extraordinaires du raijū déferlaient en elle, puissants, ardents comme des remous de feu. Ils faisaient battre son cœur très vite – très, très vite.

Aegeus lui avait offert ces pouvoirs-là, il l'avait fait souffrir pour qu'ils infusent en elle. Il lui avait mis la tête dans la boîte de Pandore, contre son gré. Mais cette boîte, elle allait la faire sienne. Et lorsqu'elle saurait s'en servir convenablement... Il s'en mordrait les doigts.

En attendant, elle devait retrouver Pouet à tout prix.

Elle avait profité du remue-ménage pour s’enfuir discrètement. À présent qu’elle ne souffrait plus – ou presque – de la métamorphose, son masque lui offrait tant de possibilités ! Personne n’avait aperçu la longue belette qui avait zigzagué à travers le restaurant, si rapide qu'elle en devenait invisible.

Elle se moquait bien de ses erreurs de trajectoire. Personne ne pouvait la voir se ridiculiser.

Comment as-tu osé menacer Greg ? Comment as-tu pu trahir la confiance qu'on avait placée en toi !

En un flash, elle fut hors de l'hôtel, près des camions du convoi. Elle tournoya autour de l'un d'eux, choisit une roue au hasard. Puis elle fonça dessus avec une joie mauvaise. Comme frappé par la foudre, le pneu éclata dans un bruit de tonnerre, ses lambeaux brûlant projetés sur des mètres à la ronde.

Blanche était déjà loin.

Ne bouge pas, Pouet. J'arrive.

Elle tenta de retrouver l’endroit où elle avait freiné de toutes ses forces devant les démons russes. En vain. Le camion n'était plus là, il ne restait aucune trace. Blanche ne s'avoua pas vaincue pour autant. De sa vie, elle n'avait jamais eu tant de pouvoir entre les mains, et elle comptait bien en faire usage.

Elle quadrilla la ville. Tout simplement. Tout le secteur d’Homère – ou presque. Elle eut l’impression d’y passer des heures, mais en réalité, le raijū fusait comme une flèche.

Fulgurant, il vivait à son propre rythme, dans un espace-temps inimaginable pour les mortels. Il prenait possession d’elle au point de lui faire oublier qu’elle était humaine, qu’elle avait des pieds pour marcher, une bouche pour parler. Le raijū n’avait pas de bouche ; il n’en avait pas besoin, il n’était qu’un esprit de foudre. Chaque fois que Blanche se sentait perdre pied dans sa propre puissance, elle se forçait à reprendre sa véritable forme ; celle-ci lui semblait si lourde, si gauche en comparaison de la vivacité du raijū ! Mais elle s’arrêtait tout de même, nue comme un ver, et mettait ses mains en porte-voix.

– Pouet ! Viens ici ! Je suis là, Pouet ! Oupyre ! Revenez !

Mais elle avait beau se casser la voix, rien ne répondait jamais. Rien ne bougeait, mis à part des nuages d'oiseaux effarouchés.

Au fil de ses trajectoires de plus en plus frénétiques, elle croisa un nombre invraisemblable de créatures, mais pas de tarascon. Pas de wolpertinger non plus. Une grande harde de lièvres à cornes attira son attention, mais aucun n’était ailé. Elle louvoya entre eux pour en être certaine. Elle était si rapide qu'ils lui semblaient tous figés, statufiés comme des êtres de pierre incroyablement réalistes.

Des statues amaigries, dont les yeux semblaient immenses dans leur visage émacié.

C'est lors de cette escapade que Blanche se rendit réellement compte de la misère qui régnait dans la Strate. On ne pouvait pas en prendre conscience en marchant avec le convoi. C’était quelque chose de terrible qui couvait sous chaque feuille, derrière chaque fenêtre brisée. Certains arbres jaunissaient, noircissaient. Les robots distributeurs d’eau, qu'elle découvrit au nombre de sept, étaient suivis en permanence par des créatures assoiffées, et tentaient désespérément de les servir même lorsqu’il ne leur restait plus une goutte. D’autres machines étaient vouées à ramasser les déchets, encore et encore ; mais elles tombaient en ruine et s’affaissaient tristement sous les tonnes de plastiques qu’elles portaient sur le dos.

Au bout de ce qu'il lui sembla une éternité, Blanche dut s'avouer vaincue. Le raijū drainait toute son énergie ; elle ne pourrait bientôt plus mettre une patte devant l'autre.

La Strate l'entourait, immobile, témoin de son échec. Un Las Vegas laid et mal vieilli, qui avalait les petites créatures perdues et ne les rendait jamais.

« Tu veux que je te dise ? À l'heure qu'il est, il a sans doute été bouffé par un plus gros que lui. Vous l'avez tué avec vos simagrées. »

Non, eut-elle envie de crier. Non !

Mais les raijū n'avaient pas de bouche pour parler. Ni pour crier leur désespoir.

Quand Blanche retourna au Venetian Hotel, seules quelques minutes semblaient s’être écoulées depuis son départ.

Elle se glissa dans le restaurant comme un souffle d'air, se faufila entre Cornélia et Iroël qui discutaient côte à côte. Puis, cachée dans un coin de l'arrière-cuisine, elle retira son masque. La métamorphose la laissa étalée par terre, vidée de ses forces. Elle dut se battre pour réussir à se mettre debout. Son corps humain lui semblait aussi maniable qu'un bloc de béton armé, planté dans le sol. Si lourd qu'elle eut peur d'enfoncer le carrelage sous le poids de ses pieds.

Elle eut du mal à enfiler ses habits. Tout tombait de ses doigts ; le moindre de ses muscles tremblait, gourd et malhabile comme celui d'une grand-mère. Quand elle réalisa qu'elle avait mis son t-shirt à l'envers, l'épuisement lui tomba dessus comme une masse. Elle abdiqua et se roula en boule sur le sol inondé. Derrière la porte filtraient les voix et les exclamations des boyards. Si seulement elle avait pu partir d'ici... Retrouver Pouet, retrouver Oupyre. Prendre Cornélia et Greg sur son dos de raijū, et les ramener dans leur monde.

Quitter la Strate. Oublier ce désastre. Être heureux, tous ensemble. Comme avant...

Mais un raijū n'était pas une monture. Blanche ne pouvait sauver personne. Et la Strate avalait les petits monstres perdus...

Elle resta là, prostrée, jusqu’à ce qu’un éclair d'espoir la traverse.

– Baba Yaga. C’est forcément elle. C’est forcément les Russes !

Pouet et Oupyre avaient disparu quand les sœurs étaient enfermées dans l’isba. C’était la seule solution, le seul espoir qu’il leur restait.

– Pourvu qu’elle ne les ai pas mangés, pria Blanche. S’il vous plaît, s’il vous plaît, faites qu’ils soient en vie…

Elle rassembla sa fatigue en une petite boule, une boule qu'elle enterra au fond de sa tête. Puis elle bondit sur ses jambes et se remit à courir.

***

Blanche trouva Homère bien avant les démons russes.

Ou plutôt, ce fut lui qui la trouva.

Alors qu’elle arpentait un long corridor bordé de moquette pourpre, des portes vitrées, enluminées d’or, s’ouvrirent à l’autre bout. Une silhouette massive apparut alors.

La jeune fille se crispa, alertée par sa démarche étrange. Calibrée, régulière comme un métronome, elle produisait de légers souffles d’amortisseurs toutes les secondes très exactement. Les poils de Blanche se hérissèrent d’un mélange de répulsion et de peur.

La machinecar cet être n’avait rien d’humains’arrêta à son tour. Large comme une armoire à glace, montée sur deux jambes lourdement articulées, elle était gracieuse comme un empilement de boîtes de conserve. Plein de câbles et de pistons, ce corps mécanique formait une symphonie rutilante où chrome, fer, acier, cuivre et or se mariaient à la perfection. La tête se tourna vers Blanche dans une rotation millimétrée, digne d’une chouette.

Tétanisée, la jeune fille observa la lumière ricocher sur son crâne d’acier. Pas d’yeux sur ce visage, mais une grande croix d’un rouge luminescent. Pas de bouche, ni de nez, mais une foule de senseurs et de palpes mécaniques. Tels des antennes d’insecte, ils s’agitaient en silence.

Blanche retint le cri d’effroi qui lui venait aux lèvres, puis retint ses jambes qui avaient vraiment très envie de se prendre à son cou. Elle choisit le respect comme valeur sûre et se força à s’incliner bien bas.

– Bonjour…

– Bonjour, petite fille.

Elle sursauta tant la réponse la surprit. C’était une voix d’homme mûr, et elle semblait venir de partout à la fois, comme si le couloir entier – l’hôtel entier – avait répondu.

– On me nomme Homère, ajouta aimablement la voix. Je ne mange pas les humains ; je l’ai été moi-même, jadis. Tu peux donc te détendre.

Le timbre était chaud et cordial, sans la moindre déformation métallique. Comme Blanche restait figée, l’automate haussa ses épaules carrées. Il traversa tranquillement le couloir, dans le son régulier de ses amortisseurs ; ses articulations crachaient des jets de vapeur brûlants. Il croisa Blanche et, alors qu’il était sur le point de disparaître dans un autre couloir, elle se retourna d’un coup et lui cria :

– S’il vous plaît, je cherche la baba Yaga !

L’immortel eut un geste amusé.

– Alors suis-moi, fille de Prométhée. La sorcière a juré de l’emporter sur moi au poker, et je compte lui prouver qu’elle me sous-estime.

Hallucinée, Blanche lui emboîta le pas.

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