40 - Le repas

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Après le combat, la première réaction d’Actéon fut un soupir. Un simple soupir. L’immortel avait revêtu les traits d’une vieille dame, contrite et fatiguée. Comme si toute sa haine et ses caprices de petite fille s’en étaient allés.

– Eh bien, il semble que je sois perdante sur toute la ligne. Encore une fois. J’imagine que j’aurais dû m’y attendre...

– Laisse-nous partir, répliqua l’homme aux écailles. La tarasque est morte ; tu as voulu jouer, tu as pris le risque de perdre.

Agacé par son insolence, un chien gronda aux côtés d’Actéon, découvrant ses crocs d’ivoire. D’une caresse, la vieille dame le calma. Il s’appuya contre sa hanche et tendit le cou pour se faire gratouiller l’oreille, comme un petit caniche à sa mémère et non un énorme dogue appartenant à un tueur.

– Hélas... regretta Actéon. Ton crocotta s’est montré plus malin que prévu. C’était un beau combat, cela me peine encore plus de devoir te le laisser... Mais qu’est-ce qui m’empêcherait de revenir sur ma décision ? Il me suffirait d'un ordre pour que mes chiens vous sautent à la gorge...

– Ta parole, espèce de bâtard, gronda Aaron derrière son chef.

Rhabillé, il se tenait droit malgré sa jambe blessée qui ne le soutenait plus qu’à moitié. Sa cheville et son genou formaient des angles désagréables à voir et les larges taches de sang qui parsemaient son pantalon – là où les pointes de la tarasque avaient laissé des plaies – n'arrangeaient rien. Cornélia et Blanche se tendirent, mais Actéon se contenta de lâcher un rire chevrotant.

– Toujours aussi mal élevé, celui-là ! (Elle fit un geste las, comme si la victoire d’Aegeus lui avait ôté toute énergie.) Ma foi, je n'aurais que faire d'une bête aussi mal dressée... l'idée même de le dompter me fatigue d'avance. Dépêche-toi de gagner la frontière, le reptile, et emmène ton maudit convoi avec toi. Je n’ai qu’une parole. Mais crois-moi, si tu te fais remarquer une nouvelle fois sur mes terres… Si tu captures une seule bête, touches un seul chien, ou s'il se passe encore quoi que ce soit d’anormal…

Ses prunelles argentées prirent l’éclat dur de l’acier.

– Cette fois, il n’y aura pas de jeu, pas de combat, pas de pari. Juste les dents de mes chiens et des harpies.

Aegeus soutint son regard.

– Mes boyards sont lourdement armés. Tu perdras des dizaines de clebs, ce sera un bain de sang.

– Alors, il est dans notre intérêt à tous les deux que ton départ se déroule bien. J’ai déjà maté une rébellion de dragons aujourd’hui, je suis fatiguée. Fatiguée de toi et de ta présence. Disparais de ma vue… et ne reviens jamais.

Aegeus se contenta de s’incliner, dans un geste presque moqueur ; et Cornélia, en l'observant, se demanda s’il avait réellement abandonné ses projets de vengeance.

***

Le convoi recommença à ronger les kilomètres, à son allure d’escargot.

Il n'y eut pas de cris de joie, pas de félicitations pour Aaron. Une sorte de silence un peu hébété pesait sur toute la cohorte, y compris les nivées ; chacun semblait sonné à l'idée d'être en vie. Il n’y avait plus de chiens. La meute avait disparu, laissant les avenues vides et curieusement calmes. Le status quo avait l’air sérieux, ce qui suscita l’étonnement de Blanche. Elle ne parvenait pas à imaginer qu’Actéon allait bel et bien tenir sa parole.

Fait extraordinaire, Aaron ne se trouvait ni à côté d’Aegeus, ni en train de houspiller les boyards comme à son habitude. Il s’était recroquevillé sur le vieux camion nommé Berliet, roulé en boule sur l’un des énormes garde-boues. Comme à l’appartement des sœurs, quand il avait moissonné une meute d’anges à lui tout seul, il payait le prix de sa métamorphose. Il était si épuisé qu’il n’avait même pas dit un mot lorsque Blanche avait déposé Pouet à côté de lui. Le tarascon ne cessait de geindre, fatigué de marcher, et aucune des sœurs n’avait assez d'énergie pour continuer de le porter. Alors la blondinette l’avait largué furtivement à côté de l’adolescent, l’air de rien. Un moment plus tard, quand elle s’était glissée à nouveau près du camion, elle les avait trouvés tous les deux blottis l’un contre l’autre.

Quand Aegeus sonna l’heure du repos, un gros soupir de soulagement s’éleva de tout le convoi. Chacun, des boyards les plus gouailleurs aux nivées les plus résistantes, croulait de fatigue. Nombreux étaient ceux à avoir titubé sur les derniers mètres ; beaucoup de petits étaient laborieusement portés par leurs parents, et même la jeune kitsune soutenait son aïeule sur son dos sans se plaindre. Sa robe magnifique pendait en plis trempés, déchirés, et ses jolis chaussons brodés de perle n’étaient plus que des loques vaseuses.

Pour Cornélia et Blanche, c’était simple : elles avaient aussi peu d’allure que les chaussons en question. Elles avaient opté pour un système complètement foireux, qui consistait à se relayer en se portant mutuellement. Outre que cela manquait de panache, c’était évidemment inégal puisque Blanche, malgré toute sa volonté, ne pouvait soutenir Cornélia sur plus de quelques mètres. La blondinette avait fini par s’endormir sur le dos de l’aînée, les bras ballants, en bavant sur son épaule.

– À la soupe ! tonna Aegeus lorsque tout le monde fut assis – écroulé plutôt – sur n’importe quelle surface plane capable d’accueillir un postérieur. Laissez tombez les tours de garde, la vieille nous laissera tranquille.

Les boyards ne se le firent pas dire deux fois. Très vite, un peu de vie revint dans les yeux de tout le monde et les rations militaires se mirent à circuler. Un grand cercle se constitua, dryades, faunes et humains confondus, autour d’un des fourgons militaires. Les flammes minuscules des réchauds se mirent à danser ci et là, comme un rang de bougies, nimbant les visages des boyards. En s’asseyant parmi eux, Cornélia et Blanche ne récoltèrent aucune moquerie, aucune remarque malvenue. Pour la première fois, elles se sentaient presque à leur place : elles étaient aussi sales, fourbues et affamées qu’eux tous... et aussi soulagées d'être en vie.

À côté d’elles, Mitaine et Gaspard se lançaient des piques en rouspétant ; le jeune homme avait la bouche pleine et brandissait sa fourchette pour appuyer ses dires. Aegeus s’était assis non loin, dans le rang comme n’importe quel homme, et engloutissait sa ration avec la même voracité que ses voisins. Même la kitsune, sans se départir de ses grands airs, s’était rapprochée du cercle pour y installer son aïeule, et s’activait pour leur préparer deux repas lyophilisés.

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