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– Non, murmura Aaron. Non, non...

Il ne semblait plus rien voir, mis à part la créature qui s’avançait entre les piliers couverts d’or et de feuilles. Blanche le dévisagea, un début d’angoisse grandissant dans le ventre.

– Hé, ça va ?

Cornélia, elle, ne lâchait pas la bête du regard : elle était énorme, peut-être plus de deux mètres de haut, le pelage fauve. Sur son dos, une carapace massive et noire de jais dressait des stalagmites acérées vers le ciel. Mais plus elle se dévoilait dans les rais de lumière qui tombaient des vitraux, plus la jeune femme se rendait compte que quelque chose clochait.

On ne voyait pas ses yeux, ni sa truffe, ni même les longues oreilles de chèvre qui rendaient la bouille de Pouet si attendrissante : un casque de métal couvrait sa tête de lion jusqu’aux babines. Seuls ses crocs blancs et ses gencives noires ressortaient au milieu du fer. Là où ses yeux auraient dû se trouver, deux globes de verre rougeoyaient.

Un centaure héla la bête dans un cri guttural et ouvrit la grille de l’arène ; docile, la tarasque y entra d’un pas mécanique sans marquer une seule hésitation. Un étrange cliquetis suivait chacun de ses pas et Cornélia, plissant les yeux, réalisa qu’elle n’avait plus de griffes. On les avait remplacées par de grandes lames d’acier qui crissaient sur les dalles.

Un cri horrifié échappa à Blanche ; l’aînée crut qu’elle avait remarqué ces serres artificielles, mais la cadette lui désigna le cou de la créature.

– Le… La…

La cicatrice.

Les yeux de Cornélia s’agrandirent quand elle remarqua cette énorme boursouflure qui traversait son poitrail, coupant net le beau pelage doré. On aurait dit que quelqu’un avait enfoncé un couteau entre ses pattes, avant de le tirer vers le haut pour tout trancher dans son sillage.

– Non, ne cessait de répéter Aaron. Non, non, non !

L’aînée se tourna vers lui. Elle eut un mouvement de recul en distinguant ses yeux : ils brillaient de larmes retenues.

Aaron… qui pleure ?

– Mais qu’est-ce qu’il y a ? demanda Blanche qui se triturait les mains à côté de lui. Tu connais cette tarasque ?

D’un coup, elle se figea. Elle se tourna vers Cornélia, un éclat de lucidité dans ses yeux brun-vert, et soudain l’aînée comprit elle aussi.

« Ce gars-là, il est mauvais comme la teigne. Il l’était déjà à la base, alors quand son pote est mort avec sa tarasque… j’vous laisse imaginer. »

Aaron s’essuya les paupières d’un geste rageur, avant de courir vers la zone de combat. Les sœurs le suivirent. L'adolescent appuya son visage contre la grille de métal, les mains crochetées aux barreaux. Il fixait fiévreusement l’énorme créature qui arpentait l'arène. Cornélia ne put retenir une grimace de douleur devant les fils grossiers, épais comme de la corde, qui avaient servi à recoudre la blessure de la tarasque. Ils n’avaient jamais été retirés ; ils étaient restés là, soudés à la chair blanchâtre qui s’était refermée. Blanche toucha doucement le bras d’Aaron.

– C’est ta tarasque ?

Le garçon ne répondit pas. Il siffla deux notes, le regard fixé sur l’animal, et héla doucement :

– Asmar !

Quand la créature se tourna vers lui, il se tendit. Mais elle se contenta de le regarder passivement, avant de se remettre à arpenter l’arène. Les sœurs remarquèrent la queue articulée, aux vertèbres de métal, qui avait remplacé la vraie. À la base, un oculaire de caméra tournait sur lui-même, surveillant les alentours en réalisant des mises au point.

– Asmar ! appela de nouveau l’adolescent. Asmar, c’est moi ! Viens voir, mon grand. Viens voir…

Sa voix se brisa sur ce dernier mot, bouleversant les sœurs. La tarasque ne montra pas de réaction. Il eut beau l’appeler et l’appeler encore de sa voix cassée, elle ne se retourna plus.

Aaron… fit Blanche avec délicatesse.

– Il était censé être mort ! éclata-t-il. Il était… On n’a jamais retrouvé son cadavre… j’ai cru… Les harpies auraient dû le bouffer ! Au lieu de ça, ce connard l’a parasité avec toutes ces merdes électroniques…

Il frappa le grillage à coups de poings jusqu’à ce que ses phalanges en saignent. La grille frémit à peine, vissée à même les dalles de pierre. Les sœurs se regardèrent, impuissantes au plus haut point. Cornélia chercha Aegeus dans la foule de nivées et de boyards qui occupait les coursives, espérant qu’il allait venir gérer les états d’âme de son second, mais elle ne le trouva pas.

– Peut-être qu’il va se souvenir de toi, hésita Blanche. Ça fait longtemps qu’il t’a pas vu. Il faut un peu de temps…

– Tu comprends pas, putain ! Ce fils de pute lui a lavé le cerveau ! C’est ce que font les mauvais dresseurs aux bêtes qu’ils peuvent pas soumettre… (Il fixait la tarasque en respirant fort, tentant de retenir un sanglot.) Il lui a peut-être vidé le crâne pour lui foutre des processeurs à la place des neurones, qu’est-ce que j’en sais ? Actéon utilise tout le temps des technologies de 2050 pour ses monstres… Pour les rendre… plus efficaces.

Ses doigts blanchirent sur la grille.

– Et maintenant, je dois…

Le sang de Cornélia se glaça dans ses veines. Il allait devoir combattre sa tarasque… et la vaincre.

– J’aurais préféré qu’il soit mort, souffla-t-il en serrant les dents. Putain, pourquoi il est pas mort… Il aurait dû… Il aurait dû mourir… avec Enzo…

Il se mit à pleurer pour de bon, des sanglots durs et hachés qu’il essayait de retenir, qu’il essayait de cacher. Cornélia détourna pudiquement les yeux ; Blanche s’approcha au contraire et saisit timidement sa main pleine de cicatrices – celle qui portait le lourd coup-de-poing américain.

– Tu n’es pas obligé ! protesta-t-elle avec véhémence. Demande à Actéon de changer de combattant ! Aegeus peut lui demander, il est assez rusé pour ça. Il arrivera à le faire changer d’avis et…

Aaron retira sa main d’un coup sec, les yeux rougis.

– Mais bien sûr ! On va lui demander et il sera d’accord pour changer de champion, dans son extrême gentillesse ! Non mais tu vis dans quel monde, la naine ? Il savait. C’est pour moi qu’il a choisi d’envoyer Asmar. Il nous connaissait. Il nous connaissait à l’époque, quand… quand on était encore tous les trois, avec Enzo et Asmar. Asmar avait déjà battu certains de ses monstres… Et avec Enzo, on était fiers… On était tellement fiers.

Pouet le poussa du nez et frotta sa joue contre son pantalon treillis. Puis il leva la tête vers lui et le fixa de ses grands yeux tristes. Aaron le regarda sans mot dire, avec une grimace de souffrance, et les sœurs devinèrent qu’il voyait un tout autre bébé tarasque à sa place.

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