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Les sœurs cherchèrent le matou, la boule au ventre à l’idée de l’avoir perdu dans la cohue. Puis Blanche poussa une exclamation : il s’était perché sur l’éale, les griffes plantées dans son dos hippopotamesque. Aussi trempé qu’une serpillère, le gros chat montrait les dents en fixant le sol inondé. La Mouche ne semblait pas avoir remarqué ce parasite incongru, accroché à ses omoplates – une sacrée chance, car il l’aurait peut-être avalé d’un coup de mâchoires.

– Greg, espèce de trouillard ! rouspéta Blanche, avant de réaliser que cette trouillardise était sans doute ce qui venait de lui sauver la vie. Bon... d'accord, reste sur la Mouche ! Et ne descends pas, surtout !

Du coin de l’œil, Cornélia vit les boyards se rassembler en une troupe compacte. Ni une ni deux, elle attrapa sa sœur par le bras et la traîna vers eux. Son instinct lui soufflait de suivre scrupuleusement les faits et gestes de ceux qui connaissaient la Vingt-Cinquième heure.

– Écoutez-moi tous ! tonna la voix d’Aegeus.

Il s’était hissé à trois ou quatre mètres de haut, sur une ruine de maison couverte de lierre et de jasmin blanc. Un vent tiède et humide faisait voler ses mèches dorées. Derrière lui, Aaron surveillait le ciel d’un air méfiant, en se tenant d’une main à un arbuste ; les branches ployaient vers le sol tant elles étaient couvertes de fleurs. Aegeus leva la main pour faire taire une vague de sifflements et d’acclamations.

– Avant que le reste du convoi arrive, je vais mettre certaines choses au point.

Les sœurs jouèrent des coudes et se firent une petite place entre une femme pleine de courbes, à la peau couverte de mousse verte, et un faune qui s’allumait une cigarette d’un air blasé. Cornélia fit de son mieux pour ne pas fixer le lichen bleuâtre qui s’entremêlait à la mousse sur le visage de la femme, ni l’entrejambe du faune, qui n’avait pas eu la grâce d’enfiler le moindre habit. Elle repéra vite Iroël, à quelques pas, qui lui fit un signe discret. Elle se raccrocha à sa présence comme à une bouée.

– Pour commencer, lança Aegeus, s’il y en a parmi vous qui toussent, reniflent ou présentent le moindre symptôme de maladie, même bénigne, vous pouvez vous asseoir par terre et attendre ici le prochain passage vers l’auberge. Je ne vous prends pas dans le convoi. (Son regard pâle comme le diamant survola toute la foule.) Si vous venez quand même et que je m’en rends compte plus tard, je vous abats. C’est clair ?

Tous hochèrent la tête comme un seul homme. Personne ne fit mine de reculer.

– Mais pourquoi ? s’étonna Blanche à voix très basse. Pour un rhume, franchement…

À côté d’elle, la femme à la peau gangrenée de mousse haussa ses sourcils en aigrette. De petite taille, elle avait une chevelure en feuilles de fougères, lourde et démesurément longue, qui chatouillait le bras de Cornélia.

– La Strate est un énorme vecteur de maladies ! T’es nouvelle ou quoi ? Comme elle relie toutes les époques entre elles, les virus s’en donnent à cœur joie… Y a pas longtemps, un type a failli sortir en France en 2018, figure-toi qu’il avait chopé la peste ! Heureusement, un mec l’a abattu avant que…

Son chuchotis bavard fut interrompu par la voix de stentor d’Aegeus.

– Parfait ! Maintenant, passons aux choses sérieuses. (Son visage se durcit.) Il y a des hommes et des femmes ici. Bientôt, des nivées de toutes races arriveront pour grossir notre nombre, et parmi eux, il y aura aussi des mâles et des femelles. Je ne veux aucune perturbation dans le convoi. Aucune. Si vous voulez vous envoyer en l’air, faites-le, je m’en contrefiche tant que vous ne me pondez pas un rejeton par surprise. Si vous avez vos chaleurs, faites le nécessaire pour les contenir, je m’en moque. Mais je vous préviens. Si l’un ou l’une d’entre vous agresse quelqu’un contre son gré, quels que soient son genre et sa race, je vous jure que je le stérilise sur le champ. À mains nues, et à ma manière.

Il fit signe à Aaron, qui sauta par terre avec l’agilité d’un cabri. Il rejoignit la Mouche en bordure de la foule ; l'éale portait toujours leur stock d'armes, ficelé sur son dos. Greg se sentit menacé par l'approche du garçon. Il feula vers Aaron, qui feula à son tour.

– Tous ceux qui n’ont pas de flingues vont pouvoir se servir, poursuivit le chef. (Alors qu’il parlait, le garçon donna l'exemple en s'équipant d'un fusil d'assaut.) Les chargeurs sont vides, c’est normal, les munitions vont arriver d’ici quelques minutes avec nos camions géants.

Quelques murmures surpris coururent à travers la foule, faisant naître un sourire fier sur le visage d’Aegeus.

– Nous avons un Liebherr et un Berliet. Ils ne sont plus tout jeunes, mais espérons qu’ils tiennent jusqu’au bout du voyage. Ils serviront pour le stockage et nous abriteront aussi.

Blanche sortit discrètement son portable pour chercher les mots Liebherr et Berliet sur Internet, avant de faire une mine déconfite en réalisant que la 4G n'avait pas cours dans la Strate.

– Et maintenant… j’en viens au plus important.

Aegeus marqua une pause et fit craquer ses phalanges. Dans le dos de Cornélia, le basilic remua faiblement dans le harnais de draps breveté par Blanche. Elle avait failli oublier son existence. Les boyards étaient si attentifs qu’on aurait pu entendre une mouche voler. Elle les dévisagea tous, les uns après les autres. Hommes ou femmes, jeunes ou mûrs, leurs visages durs et tannés se ressemblaient tous, malgré leurs origines variées et leurs différences. On aurait dit une meute de chiens de chasse suspendue aux ordres de son maître. La femme à la peau de mousse et de lichen, juste à côté d’elles, ne faisait pas exception malgré ses bonnes joues rondes.

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