Prologue 1.3

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Cornélia vit rouge. Littéralement. Elle avait toujours cru que ce n’était qu’une expression stupide, mais à ce moment-là, sa haine devint telle que son champ de vision s’obscurcit d’un coup.

Elle ne sut pas vraiment ce qu’il se passait, mais un instant plus tard, son poing entra en contact avec l’arcade sourcilière du garçon. Elle reprit ses esprits en l’entendant pousser un cri étranglé, puis secoua sa main. Ça faisait vraiment un mal de chien. C’était la première fois qu’elle frappait quelqu’un ; le coup était faible et maladroit, pas de quoi l’envoyer au tapis. Le garçon la fusillait déjà du regard, à peine meurtri.

Même un stupide coup de poing, elle n’était pas capable de faire ça correctement.

Trop tard pour y réfléchir. Elle attrapa sa sœur par le bras et détala dans l’allée en la tirant à sa suite. La meute de garçons ne tenta même pas de les suivre. Après tout, ils seraient là le lendemain et le surlendemain. Ils avaient tout leur temps. Ils se contentèrent de rire et siffler en lançant des quolibets ; et cela fit plus mal à Cornélia que des coups. Elle avait grandi avec le mépris, c’était un compagnon de toujours, mais jamais, jamais elle ne se sentait plus humiliée que dans ces moments-là, incapable de protéger sa sœur autrement qu’en fuyant.

Une fois loin du collège, elle ralentit l’allure derrière une haie et reprit son souffle. Blanche l’imita sans rien dire. Ses cheveux étaient encore ébouriffés à cause de l’horrible geste du garçon ; elle se recoiffa précipitamment, comme pour effacer toute trace de ce qu’il s’était passé.

En marchant, Cornélia ne cessait de regarder derrière, craignant qu'ils les prennent en chasse malgré tout. Puis elle se sentit comme une stupide bête traquée et se força à regarder droit devant elle. À côté, Blanche shootait dans le moindre caillou qui osait traîner sur le trottoir. Au bout d’un temps qui parut immensément long à l’aînée, la blondinette ouvrit enfin la bouche.

– Je les déteste.

Cornélia ne répondit rien. Détester était un mot trop faible pour ce qu’elle ressentait.

– Je voudrais qu’ils meurent, ajouta Blanche. Chaque fois qu’ils traversent la route, je prie de toutes mes forces pour qu'un camion qui arrive ait les freins qui lâchent, ou un truc comme ça. Mais ça marche jamais.

Cornélia aurait voulu la réprimander, mais très franchement, elle-même avait déjà imaginé ce genre de choses affreuses, alors pourquoi se montrer hypocrite ? Sa sœur fixait le bitume, son petit visage changé en un masque froid. Le cœur de l’aînée se serra.

Voilà ce qu’ils font de nous. Voilà ce qu’on est devenues.

– J’aimerais bien avoir un animal, dit Blanche distraitement. Un chien féroce, ou un gros chat. Un qui resterait avec moi et qui pourrait les attaquer, leur faire du mal. J’en ai marre de regarder partout autour quand je marche dans la rue, ou de me planquer dans les toilettes pendant la récré.

Cornélia soupira.

– Un chat ? Un chien, d’accord, mais un chat n’attaquerait pas pour te protéger. Les chats ne font pas ça.

– Bah, le mien, il ferait ça, répliqua Blanche d’une voix têtue.

Ses yeux couleur de bronze se détachèrent du goudron et regardèrent le ciel.

– Il serait énorme, vraiment énorme, un vrai monstre. Et il aurait des cicatrices, comme un vieux baroudeur, ça lui donnerait l’air mauvais. (Un sourire rêveur se dessina sur ses lèvres.) Il me suivrait partout ! Et rien que de le voir, la bande à Maxence se pisserait dessus. Au moindre geste, il leur sauterait à la figure et leur déchiquèterait la tronche !

Cornélia ne put s’empêcher de sourire devant cette vision guerrière.

– Un chat aussi terrible t’attaquerait toi aussi, andouille.

– Il aurait pas intérêt ! s’insurgea Blanche. Je le materais d’un coup de poêle, comme Raiponce, ça lui apprendrait la vie.

Cornélia pouffa pour de bon.

– Quelle saine relation avec un animal de compagnie ! Tu devrais écrire un manuel.

La blondinette rigola à son tour. Le cœur de sa grande sœur se réchauffa un peu.

– Blanche, il faut qu’on en parle à quelqu’un. Au CPE, pourquoi pas ? C’est un type bien, en vrai. Il pourrait les…

Le sourire de Blanche disparut aussi sec.

– Quoi ? Non ! Tu avais promis ! À personne, on a dit !

– Mais c’est de pire en pire et…

Et je sais bien que tu ne me dis pas tout. Je vois seulement la partie émergée de l’iceberg. Je ne connais pas sa vraie taille, tout ce qui est caché sous l’eau, et ça me terrifie.

À côté de Blanche et de sa classe de tordus, Cornélia s’estimait heureuse avec Loïc Roussel. Cet abruti paraissait presque mignon, avec ses insultes journalières et son compas baladeur.

Et puis, Cornélia avait M. Couderc, son nouveau héros. Blanche, elle, était seule. Quand sa sœur n’était pas là, elle se retrouvait dans la fosse aux lions.

– Si on en parle au CPE, il va faire quoi ? rétorqua Blanche, les dents serrées. Les gronder, leur donner une heure de colle, peut-être envoyer un avertissement aux parents, et après ? Il est pas là dans la cour de récré. Il est pas là dans les couloirs, ni dans les toilettes. Il surveille pas à la sortie pour voir si ces crétins me tombent dessus. Ça va servir à rien. Ce sera juste pire, parce que quand ils sauront que j’ai parlé, ils voudront se venger.

– Alors, à maman et papa…

– Personne ! cingla Blanche. Respecte ta promesse ! (Elle marmonna pour elle-même.) Demain, je leur refais le coup des araignées, ça leur fera les pieds.

Cornélia leva les yeux au ciel. Blanche et ses vengeances à base d’araignées ! Cette guéguerre ridicule ne ferait qu’empirer les choses.

Quand elles arrivèrent dans leur rue, la cadette prit de l’avance en sautillant, la démarche beaucoup plus légère. Sa grande sœur la regarda marcher vers leur maison. C’était le week-end ; elles avaient deux jours pour souffler avant de retourner en enfer.

Parfois, comme lorsqu’elles s’étaient enfuies dix minutes plus tôt, Cornélia détestait Blanche sans pouvoir s’en empêcher. Tout aurait été tellement plus simple si elle n’avait pas eu de sœur. Tout aurait été tellement plus simple si elle n’avait pas dû se soucier, à chaque instant, de cette petite fille qui ne pouvait pas se débrouiller seule, ni assumer sa solitude comme le faisait l’aînée. Blanche n’était même pas sa vraie sœur ! Elles n’avaient pas le même père.

Mais chaque fois, Cornélia finissait par se rappeler que ce n’était pas Blanche, le problème. Ce n’était pas elle qui méritait de ne pas exister.

Comment ferait la cadette dans un an, quand Cornélia entrerait au lycée en la laissant seule ?

S’il vous plaît, s’il y a quelqu’un là-haut, faites que les freins du camion lâchent, la prochaine fois. Faites qu’ils meurent une bonne fois pour toutes.

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