1 [La vibration de la sonnette]

6 minutes de lecture

Je vis dans le monde du silence. Le tic-tac régulier des aiguilles d'une horloge, le bruissement des pages d'un livre que l'on tourne, le craquement des feuilles sous les pas en automne, le son produit par un instrument de musique, le boucan des voitures agglutinées sur la chaussée, la sirène de l'ambulance qui file à travers la ville, le grincement des portes dans les vieilles maisons, le bruit des vagues qui s'écrasent sur la plage, la douce cacophonie du peigne soufflant, la sonnerie du réveil qui vous tire du sommeil, le chant des oiseaux au levé du soleil, les chansons qui passent en boucle à la radio,... C'est autant de choses qui me sont inconnues. Et la voix des gens. Surtout la voix des gens. Je vis dans une bulle complètement hermétique, où le néant est roi. Toute sonorité extérieure qui tente d'y pénétrer se heurte à sa paroi et rebondit dans un lointain écho. Cet écho m'est devenu familier. Il suffit à me rendre joyeuse. J'ai appris à le décrypter. Néanmoins, la cage de silence dans laquelle je suis recluse m'empêche d'y répondre. Le fossé qu'il y a entre mon monde et le vôtre s'apparente davantage à un gouffre. Et il me tarde d'en toucher le fond.

Je suis vautrée dans le sofa, recroquevillée sur moi-même, sous une pile de couvertures. Je regarde un film d'amour, parce que ça ne me demande pas beaucoup de réflexion. Je ne peux pas réfléchir : je suis trop fatiguée. Je suis restée debout toute la nuit, à dénombrer les étoiles. Et puis, quand à l'approche de six heures l'aube a pointé le bout de son nez, je me suis rendu compte que j'avais oublié de dormir. J'ai songé à y remédier mais j'étais tant fascinée par ce levé de soleil sur la mer que je n'ai pu détourner le regard de l'horizon. Je ne comprends pas pourquoi le coucher du soleil est aussi réputé pour son romantisme. Voir un voile noire s'abattre sur le ciel, priver le monde de lumière et m'ôter la seule chose qui me lie encore à lui : la vue, c'est plutôt angoissant. Mais, tôt le matin, lorsque le voile se lève et que la terre s'éclaire, l'astre orangé chassant les spectres de la nuit, la réelle beauté de la nature se révèle. Rares sont ceux qui peuvent passer la nuit à guetter cet instant. Ça en vaut la peine, pourtant. La notion du temps désertant peu à peu ma silencieuse demeure, mes rendez-vous avec l'Aube sont de plus en plus fréquents.

Scène du baiser : un classique. Ce film est ennuyeux. Parce que je n'ai pas le courage de lire sur les lèvres, j'ai activé l'affichage des sous-titres. Je crois qu'ils sont faussés, parfois, cependant. Les dialogues sont tellement lourds que je sens leur poids peser sur mes paupières. Le sommeil me gagne. Je suis sur le point d'y céder quand des vibrations me font tressaillir. C'est une voiture sur le chemin. Je vis au bout d'une impasse, au bord d'une crique déserte et rocailleuse. Personne ne passe jamais ici, à part le livreur, une fois par semaine : je ne supporte pas les supermarchés.

Nouvelle vibration, plus proche et régulière. On sonne à ma porte. Je soupire. Quand on soupire, dans le monde du silence, aucun son ne sort délibérément. Il n'y a qu'un souffle chaud et pesant qui remonte dans la gorge. Je repousse mes couvertures et me lève. Mes jambes sont engourdies. Je peine à me tenir debout. Il me faut quelques secondes pour retrouver mon équilibre à la verticale. Je me dirige alors dans le hall. Je m'accroupis devant ma porte et attends. Rien ne se passe. Le livreur sait pourtant bien qu'il faut passer les courses par la chatière. Je n'ai pas de chat. Mais je n'aime pas me tenir en face d'une personne, d'où cette alternative pour ne pas ouvrir ma porte.

Troisième vibration. Encore la sonnette ! Pourquoi insiste-t-il, ce maudit livreur ? Exaspérée, je passe ma main par la chatière et agite les doigts, pour lui rappeler le chemin que doivent prendre mes commissions. Là, à ma grande surprise, ce n'est pas un colis que je sens glisser dans ma main. Ce sont des doigts, longs et fins, qui se resserrent sur les miens. Cette peau douce et froide contre la mienne me provoque une sensation étrange. Ça fait longtemps, très longtemps que je n'ai pas eu un contact humain. Alors que je commence à y prendre goût, les doigts se retirent. La vibration de la sonnerie me parvient une fois de plus. En même temps, la poignée de la porte s'agite. Je soupire, secoue la tête et tends le bras vers ma clé, pendue à un clou. Je me redresse, l'enfonce dans la serrure, puis ouvre la porte.

Le battant s'écarte en grinçant. Apparaît alors devant moi une créature singulière. Une grande fille très mince se tient droite comme un piquet sur le seuil de ma porte, l'index appuyé sur le bouton de la sonnette. Ses membres sont admirablement longs et dégagent une grâce sans pareille. Ses cheveux, noirs comme les plumes d'un corbeau, tombent avec raideur sur ses épaules, sans que le vent ne parvienne à les ébranler. Son teint est mate, son visage maigre et ses joues creuses. Ses grands yeux, verts émeraude, plongent dans les miens avec une intensité troublante. Son nez est impeccablement droit. Ses lèvres fines et sèches dégagent quelque chose de stricte. Le reste de son corps manque pourtant de formes : jambes droites, pas de hanches, poitrine plate, épaules carrées,... De ses vêtements, je ne vois qu'un long manteau noir qui la couvre du bas de son menton jusqu'à ses genoux. Ce col imposant ainsi que les longues mèches sombres qui tombent devant son visage lui confèrent un petit air farouche. Son vêtement est couvert de boutons et de sangles aux fonctions mal définies. De grandes bottes munies de gigantesques lacets grimpent sur ses mollets. Cependant, ses genoux sont nus, en proie à la fraîcheur matinale. J'ai froid pour elle. Je m'attends à la voir trembler, mais ce n'est pas le cas. Son expression est figée. Toute sa personne est figée. Cette jeune femme est une muraille vivante.

Sans détourner le regard, elle retire son doigt du bouton de la sonnette. Enfin, ces vibrations s'arrêtent et je replonge complètement dans mon univers silencieux. La fille à ma porte esquisse un sourire maladroit, qui paraît néanmoins sincère. Elle fait un pas vers moi pour rentrer et je me vois contrainte de m'écarter pour la laisser passer. Elle referme la porte derrière elle. Comme si c'était à elle de faire ça ! Puis, elle se met à déboutonner son manteau. Durant un bref instant, sans doute à cause de ses genoux nus, je crains qu'il ne s'agisse d'une espèce d'exhibitionniste. Et si elle n'avait rien en-dessous ? À mon grand soulagement, je finis par apercevoir les plissements d'une petite jupe noire. Le manteau glisse ensuite le long de ses bras. Elle l'attrape et le balance au hasard sur un vieux porte-manteau. Je découvre alors son tee-shirt, très moulant, qui donne l'impression qu'elle a plus de poitrine que ça ne doit être le cas. Dessus, est représenté un hibou, dans une posture assez majestueuse. Il a quelque ressemblance avec cette inconnue, d'ailleurs. À la place des yeux de l'oiseau, sont encrés deux gros cadrants de montres qui indiquent minuit dix.

Je voudrais savoir ce qu'elle me veut, cette fille qui s'invite chez moi. Mais je ne peux le lui demander, puisqu'aucun son n'émane de moi. Alors, en espérant que ça suffise, je lui lance un regard interrogateur. Je la vois rire. Puis, ses lèvres se mettent à remuer avec une lenteur presque anormale. Je n'ai nulle peine à lire dessus. Pourtant ce que je comprends n'a aucun sens. Elle joint le geste à la parole et agite son doigt de façon circulaire, par petits mouvements, comme l'aiguille d'une horloge. Ça ne fait aucun doute. Elle a bien dit :

— Je viens remettre les pendules à l'heure.

Je reste immobile, incrédule, tandis qu'elle s'avance vers la fameuse pendule, dans le coin du hall, et remet avec précision les aiguilles en place.

Annotations

Vous aimez lire Opale Encaust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0