Super Héros

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Je pourrais vivre autrement. Je pourrais ne pas m’imposer tout ça. Faire mes courses de bonne heure, me lever tôt le matin pour ne pas attendre trop longtemps à la caisse, déambuler ivre de fatigue à travers les étals, ébloui par le reflet glacé des néons sur le sol encore humide après le passage des gars de l’entretien. Je pourrais ne pas me geler devant les frigos du rayon frais, perdant mon temps à choisir mon lait comme une personne normale. Tout cela, si je réfléchis bien, je n’aurais pas besoin de le faire.

Mais bon voilà, je n’ai pas vraiment le choix, c’est mieux ainsi je suppose. Je me vois mal me lever au dernier moment parce que, prendre le bus, ce n‘est pas vraiment la peine. Je ne sais pas si les gens apprécieraient de me voir leur passer devant dans la queue du supermarché sans la moindre crainte ou si le gérant me ferait cadeau de mon panier repas avec le sourire. De toute façon, je me vois mal me balader torse nu dans les armoires frigorifiques, inspecter toutes les dates de péremption d’un seul coup d’œil, goûter les produits un à un, en un instant, et saloper le boulot des femmes de ménage. Je pourrais, mais je ne le sens pas. Et c’est là tout mon problème, voyez-vous.

Si j’en crois mes cours de première année de psycho, je me projette dans un monde fantasmatique pour fuir une réalité qui m’effraie. J’opère un transfert de personnalité avec un alter ego tout puissant lorsque je n‘ai plus la maîtrise des choses. C’est mon incapacité à assumer mes actes au quotidien qui est en cause. C’est clair. Il y a un peu de ça. Ça et le fait que je suis en mesure de soulever un trente-huit tonnes depuis l’âge de six ans, que je ne crains ni le feu ni la glace, que j’arrête les balles à mains nues, sans difficulté aucune, et deux ou trois autres trucs bien utiles comme battre un TGV au cent mètres. Le genre de choses qui pèsent quelque peu sur votre vie sociale.

Bien sûr, je pourrais mettre en avant une enfance malheureuse, un foyer sans affection, incriminer mes parents, rejeter la faute sur un père absent, une mère égoïste et peu aimante, mais c’est bien connu, les gens comme moi sont orphelins de naissance, arrivés un beau matin d’une lointaine planète dans une pluie de météores. Donc personne à blâmer en particulier. Je sais aussi que mon profil devrait être celui du gendre idéal, sympa comme tout. Un brun ténébreux aux dents blanches, sourire pub pour dentifrice, mignon, intelligent, cadre sup, un peu mystérieux, un peu benêt, toujours poli. L’élue de mon cœur serait belle, spirituelle, sûre d’elle, indépendante, obstinée, un caractère épouvantable, un charme fou. Elle ne connaîtrait pas mon secret, mais resterait convaincue de ma duplicité. Elle m’aimerait secrètement comme une bête curieuse. Elle aurait sans cesse des ennuis et je la sauverai.

Donc tout cela, je ne le suis pas. Il m’arrive parfois de rentrer chez moi tard le soir après avoir secouru l’équipage d’un super tanker à la dérive, évité une marée noire en colmatant la coque à mains nues, préservé tout un écosystème fragile de bébés phoques et d‘otaries, et bien lorsque je rentre chez moi et que je pue le mazout, et bien je me dis qu’il me faudrait un bon détergent bien agressif pour venir à bout de cette mélasse qui me sert de chevelure, je me dis que j’ai l’air d’un parfait imbécile avec mes lotions et mes shampoings sans agents polluants, je me dis que je pourrais vraiment faire autrement.

Le nombre de mes récentes conquêtes se compte sur les doigts d’une seule main, la main droite pour être plus précis. C’est que je ne suis pas ce qu’on peut appeler un bon parti. Clairement, je suis moche. Et ce n’est pas ma catégorie socioprofessionnelle ou le montant de mon compte en banque qui peuvent susciter la sympathie. Il m’est impossible de garder le moindre emploi stable, le moindre petit boulot à temps partiel. Ceux qui, tous les jours, bouclent leurs articles dans les temps et obtiennent en prime le Pulitzer lorsque le monde entier appelle à l‘aide, et bien ceux-là sont des escrocs. Je n’ai jamais pu livrer une seule pizza, ne serait-ce que tiède, dans le voisinage. Je vis des aides sociales dans un immeuble vétuste, je n’ai pas de voiture, mon appartement est minuscule, mon frigo est vide, mes dents sont jaunes.

Tous les héros ont leur faiblesse, c’est ainsi. Superman est sensible à la kryptonite, Batman n‘est rien sans ses gadgets, Wonder Woman est une icône gay. Moi, ça serait plutôt le psoriasis. Je suis supposé être indestructible, rien ne peut m’atteindre, mais voilà, je somatise. Alors, lorsque je me sens vraiment minable le soir en caleçon sur mon canapé, la télé allumée, et bien j‘attrape froid. Je contracte toutes sortes d’allergies alimentaires à cause de la contrariété, seul dans ma cuisine, devant mon plat surgelé. Même mon costume finit par me donner de l’urticaire. Je change fréquemment de matière, mais maintenant je fais des réactions à presque tous les textiles existants. Je crois que le modèle est trop près du corps, j’ai une transpiration acide. Ou bien c’est le brillant de ma cape. L’un ou l’autre. Je n’ai jamais su d’où me venait ce goût prononcé pour les tenues criardes et échancrées. Je n‘ai pas vraiment réfléchi le jour où j’ai mis un slip par-dessus mes collants. Quelque chose que nous partageons, comme une malédiction ou une tare, le gène des super héros.

Je porte également un masque pour sortir incognito. Quelques centimètres carrés de tissu qui ne trompent personne. Pourtant, ma réelle identité n‘est pas en question. Sans doute le choc, le traumatisme. L’expérience d’une mort imminente et inéluctable, le miracle d’un sauvetage, l‘état de grâce et l‘euphorie, le bonheur d‘être toujours vivant. En fait, la plupart des gens ne sont pas conscients lorsque je les secours et une bonne partie ne réalisent même pas que j’existe. Ma panoplie fait le reste.

L’assistante sociale m’a appelé. Je dois repenser mon projet de vie à court et moyen termes. J’ai rendez-vous. Dans les locaux de la maison de quartier, sa permanence du mardi. Elle me reçoit dans une pièce de la crèche associative, un débarras où l’on entasse les matelas pour la sieste des tout petits. Elle me présente une chaise d’écolier couverte de feutre et d’inscriptions gravées au compas. Je m’assieds, les pieds de métal verdâtre crissent sur le carrelage ébréché. Des étagères de couches-culottes, des caisses de jouets, la peinture au plomb qui s’écaille, elle défait son cartable et pose mon dossier sur le bureau de bois brut qui nous sépare, soigneusement aligné avec le trou de l’encrier, côté droit. Elle m’expose la situation, elle récapitule mes derniers mois d’existence, elle me conseille. L’air de rien, elle m’explique comment tirer au mieux avantage du système, comment remplir ma déclaration pour être tranquille. Elle fait son métier. Dans mon autre vie, je défends la veuve et l’orphelin, je suis garant des valeurs familiales, je me mets au service des justes causes. J'accepte tout ce qu’elle me propose.

Arrive le jour où je sauve cette femme, la trentaine, pas vraiment jolie. Pour dire vrai, elle s’est plus ou moins sauvée toute seule, mais bon, j’étais là. Elle marche dans la rue, le soir après le bureau. Moi, je me cache dans une impasse, derrière une benne à ordures pour ôter ce costume ridicule qui me gratte sous mes vrais vêtements. Je suis là, à cloche pied, empêtré dans le lycra, et je remarque cette femme qui passe en tailleur strict, talons, petit sac à main. Je crois qu’elle me jette un regard perplexe. Pas sûr. Bref, elle passe au moment où je m’écroule dans l’allée, les deux pieds coincés dans la même jambe.

Je suis face contre terre, le nez dans les détritus, et j’entends des voix au loin, des pas précipités sur le trottoir, des cris, et les ombres dansent contre les murs de ma ruelle. Alors, je bondis hors du caniveau et mon pantalon craque, une large déchirure qui laisse apparaître mes dessous fuchsias. Je suis grotesque. J’ai presque envie de ne pas y aller, de passer mon tour, mais vous savez ce que c’est, plaindre les gens, connecter avec le reste de l’humanité pour les seuls remords et l’embarras.

Je suis prêt, affublé de guenilles, j’ai ma tirade de justicier en tête, mon slip est sur mes chevilles, j’oublie de porter mon masque. Je fais mon entrée sur une scène de music-hall, révélé dans la lumière aveuglante d’une voiture de police. Dans le public, deux agents prennent la déposition d’une femme très sûre d’elle, à ses pieds gisent deux malfrats. La foule applaudit et me regarde. Une voix s‘élève de l‘assistance : « Non, le pervers n’était pas avec eux. » Une sirène d’ambulance hurle dans les premières heures de la nuit, le spectacle est fini. Je rentre chez moi couvert de souillures et de bubons. Je suis allergique au lycra à présent.

Lorsque je fais l’amour, je garde mes chaussettes, même si ce n’est pas très sensuel. C’est pour me tenir chaud parce que je suis tout seul dans mon lit. L’idée de partager ces moments-là avec quelqu’un comme elle, quelqu’un de fort, de décidé, me réchauffe le cœur et fait fondre mes supers pouvoirs. Fragile, tremblant de sueur, je me blottis dans mes draps humides, dissous par la notion de bonheur.

Mes parents adoptifs ne comprennent pas pourquoi je m’embête autant. Pour eux, tout est très simple. Je pourrais avoir une meilleure situation, un meilleur job, une meilleure femme, de meilleurs enfants. En fait, ils ne savent pas. Je veux dire qu’ils ne savent vraiment pas. D’accord, ils sont à des années lumières de ce que peuvent être mes aspirations personnelles et tout, mais surtout ils ne sont pas dans la confidence. Ils ignorent mon secret. Comment est-ce possible ? Je ne sais pas, une intuition, le génie de la petite enfance. Je me suis toujours gardé de toute complicité. Et ils n’ont jamais été très perspicaces. Pas très malins. Le genre à avoir besoin de deux combinés, chacun le sien, pour suivre une même conversation téléphonique. Et puis gentils comme tout avec des prénoms de fermiers à la retraite, ceux qui vous vendent leurs pommes bio sur les marchés, le matin de bonne heure. Ils n’ont jamais été intrigués par mon absence totale de maladies infantiles, ma moyenne olympique en cours de sport, mes accidents mortels du samedi soir, la liste non exhaustive de mes amis tétraplégiques. « C’est de famille ! ». Même si, en fait, ce n'est pas vraiment le cas. Je ne m’en plains pas.

Me voilà en train de faire cuire des steaks. Énième boulot sans envergure. Me voilà en train de servir des foules affamées, en train de fourrer dans leurs bouches avides des quartiers entiers de bovins, des basses-cours de poulets panés, des nuées de poissons carrés, toute une ménagerie de friture pour leurs estomacs gloutons. Et ils en redemandent. Ce n'est pas assez. Me voilà en train de respecter des protocoles, d’obéir à des consignes de sécurité et d'hygiène. Toute une hiérarchie plus jeune que moi. Les maillots verts ou bleu clair signifient amis, collègues inoffensifs, sans aucun pouvoir. Bleu marine et ça se gâte. Attention. Votre pote sous-chef. Celui qui est de votre côté, mais qui aimerait tant changer de bord. En vous marchant dessus au besoin. Pourquoi pas ? Puis il y a les carreaux. C’est plus difficile. Cela dépend. Un vichy bleu sur étoffe blanche et c'est un bon jour généralement. Jour de bonne humeur. Plaisanteries. Évitez de blaguer les jours de chemisette beige. Un maillage brun sur fond clair, si bien que l’ensemble paraît douteux. Personne n’aime les chemises douteuses. Le blanc cassé. Le blanc sécrétions corporelles excessives. Votre sourire paraît terne également. Votre teint merdeux. Allez prendre une décision de manager après ça. Pas de respect possible. Donc animosité. Évitez les jours de chemise beige. Un conseil. Ou alors changez de métier. Tirez-vous. Envolez-vous par la première fenêtre ouverte. Au besoin brisez-la, c’est dans vos cordes. Dites-vous qu'ils n'en croiront pas leurs yeux. Ce n’est pas admis comme faisant partie des possibles. Et à ce moment-là, vous serez heureux. Vous planerez dans les airs comme un oiseau. Et vous perdrez un énième job minable.

« Au secours ! » Et j'arrive.

« Au feu ! » C'est pareil.

Filles ou garçons, jeunes ou vieux, beaux ou laids. Riches ou pauvres, je ne vois pas la différence. Déontologie du renoncement.

Ma voix à moi ne compte pas.

« Bonjour... » On ne me répond pas.

« Excusez-moi ? » On regarde ailleurs.

« S'il vous plaît ! » Il n'y a déjà plus personne.

« Voulez-vous passer le reste de votre existence avec moi ? » Et c'est une moitié de placard vide, un beau matin.

« Aidez-moi par pitié ! » Et j'arrive...

Tous les supers héros ont un ennemi juré. Un double maléfique. Quelqu'un qui vous veut du mal. Un savant fou hystérique, un chef d’entreprise chauve, vos propres parents, la Terre entière. Parfois même, vous aurez droit au petit cousin venu de la même planète que vous donc investi des mêmes supers pouvoirs, les complexes en moins. Le brave type ayant dérivé des années durant dans le vide intersidéral avant d’échouer sur votre planète, dans votre ville, votre quartier. La personne qui n’a pas vraiment un mauvais fond mais qui, après avoir été condamnée à perpétuité par un tribunal galactique, se laisse un peu aller. Toute une jeunesse passée enfermé dans un monolithe de verre incassable, ça vous forge un caractère. Et c’est sur vous que ça tombe. Bien sûr, ces choses-là arrivent aux véritables héros. Pas moi. Je n'ai pas cette chance. Personne à combattre en particulier. Personne obsédé par mon anéantissement. Personne qui ne pense réellement à moi.

Je traîne dans les allées de mon épicerie bio préférée. Je choisis avec attention mes produits d'hygiène corporelle dans le rayon hypoallergénique. J'étudie soigneusement la composition de chaque lotion. Je renifle les boîtes de carton recyclé qui sentent le vieux savon craquelé. J'étale les différentes pâtes sur le revers de ma main pour en éprouver la toxicité. Je suis là à attendre les premiers symptômes de rejet et ELLE entre en trombe dans la boutique. Tailleur, talons, petit sac à main. Tac-tac-tac-tac... La voilà à mes côtés.

En général, pour combattre l’anxiété, je me nourris. J’ai besoin de mordre dans quelque chose. Réduire un quelconque aliment en bouillie informe me donne un sentiment de puissance. Sentir un objet céder sous la pression de mes molaires me rassure. Alors, je mâchouille mon tube de dentifrice à l’argile verte en me disant que ça va aller.

Au loin des sirènes retentissent.

« Excusez-moi monsieur ? »

Des gens s’attroupent dans la rue.

« Je voudrais pouvoir choisir mon shampooing, si vous le permettez... »

Ils regardent tous dans la même direction.

« C’est-à-dire que vous me gênez ! »

Les secours s’arrêtent bruyamment et bloquent la chaussée.

« Hé oh ! Vous m’entendez ?! »

La fenêtre du cinquième étage est ouverte. Un homme se tient debout.

« On se connaît, non ? Je ne vous ai pas déjà vu quelque part ? »

Je m’avance. Je vais être un héros pour elle.

« Vous avez la bouche pleine de dentifrice, vous savez ? »

Les petits cercles pâteux dessinés sur ma peau animent ma chair d’une brûlure aiguë. Ma main a doublé de volume. Au-dehors, une longue échelle est déployée et les passants poussent leurs premiers cris, tous en chœur. J'ai du mal à déglutir. Je fais quelques pas pour les rejoindre et m'effondre au ralenti. La foule retient son souffle. Les regards parcourent le vide, de haut en bas. Certains ferment les yeux et se détournent. Je tends vers eux mes doigts boudinés. Le choc est sourd. Le sol retentit pendant de longues secondes. Puis les larmes. Puis plus rien.

Je reviens à moi sur le carrelage frais. J’ouvre les yeux et je la vois, ELLE. ELLE, à cheval sur ma poitrine. ELLE qui arrache mes vêtements. Ma chemise largement ouverte laisse entrevoir mon costume ridicule. Elle m’embrasse à pleine bouche, ses lèvres sont toutes vertes. Je lui dis que je l’aime et elle m'enfonce deux doigts dans la gorge pour en extraire une boule visqueuse de pâte à dents et d’emballage mâché. Elle me dit que ça va aller maintenant.

Dans la rue, des ambulances nous attendent pour nous conduire à l’hôpital. La foule se masse en silence autour de nos deux civières. Les gyrophares colorent le tissu de nos draps blancs. Je regarde, allongé, les lumières qui défilent dans ses yeux fixes encore ouverts et un docteur pose sa main chaude sur mon front.

« On vous a sauvé. »

Parfois je rentre le soir après une dure journée. Parfois je rentre chez moi et j’allume toutes les lumières pour ne pas me sentir trop seul. Parfois je rentre chez moi le soir et je m’affale sur le canapé avec le sentiment du devoir accompli.

S. D.

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