068 Entretien d'embauche

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   La maison de Ceyla Bouabe trônait au milieu d'une clairière. C'était un bâtiment bas, de forme carrée, dont le toit débordait des murs de près de deux mètres sur les quatre façades. Sa terrasse était très agréable, protégée du soleil par les branches des paramacs, des arbres d'une espèce indigène, aux feuilles géantes de couleur bleu-vert et qui dégageaient une légère odeur poivrée. Une petite brise concourait aussi au confort des invités, assis dans des sièges en rotin tapissés de coussins moelleux. Ceyla avait présenté Batistin Beaufils à Alter Pavi puis, toujours discrète, s'était retirée, pour qu'ils puissent parler tranquillement.

Alter observa l'homme qui lui faisait face, et fut un peu déçu. Il ne sentait pas, chez lui, le charisme nécessaire pour s'occuper de grandes causes. Il se doutait aussi que son vis à vis avait peu de chance de découvrir son potentiel s'il se protégeait de lui. Il commençait à se demander à quoi rimait cette confrontation. Leurs « amis » continuaient à se moquer de lui, en lui envoyant un sous-fifre. Il entama néanmoins les débats d'un ton poli.

  — Ainsi, vous êtes l'un des hommes qui ont conçu le message et les messagers ?

L'homme eut un sourire forcé et se dandina sur son siège, visiblement mal à l'aise.

  — Pas tout à fait. Mon rôle est plus modeste : je suis un messager, dans le sens initial du terme : celui qui transmet des messages « ordinaires ».

  — Une sorte de facteur en somme.

L'humour caustique du journaliste le décontenança. Il ne savait pas s'il convenait de sourire à une plaisanterie amicale, ou à réagir et montrer son mécontentement devant ce qui semblait être une moquerie. Alter le regardait attentivement, suivant sans peine son débat intérieur, et en jouissant. Sans se montrer agressif, il tenait à ce que son interlocuteur sache qu'il n'appréciait pas le fait de ne rencontrer qu'un intermédiaire. Celui-ci préféra finalement ignorer l'interruption. Il reprit la conversation d'un ton neutre.

  — On m'a confié la mission de nouer un premier contact avec vous,. Je dois m'assurer que vous êtes bien, comme le pense Mademoiselle Bouabe, le messager de Solera, et envisager avec vous votre implication éventuelle dans nos plans futurs.

  — Vous avez dit « on ». Qui est désigné sous ce vocable ? Et puis d'abord, qui êtes vous tous ? J'ai conscience de votre pouvoir, puisque j'ai découvert votre technologie de pointe, et la manière dont vous étiez, grâce à elle, capable de nous manipuler. Depuis que je sais avoir failli être votre cobaye, ma curiosité se teinte d'agacement, autant que vous le sachiez.

  — Vous montrez bien vite votre rancœur. Cependant, je peux vous comprendre. Après tout, vous n’étiez pas au courant de nos intentions jusqu'à maintenant. Mais, avant d'aller plus loin, permettez moi de vous poser à mon tour une question toute simple : aimez-vous jouer au cricket ?

Alter pâlit, et se précipita vers le bord de la terrasse pour vomir dans le jardin. Une fois soulagé, il revint, furieux, vers son interlocuteur.

  — Qu'est-ce que cela signifie ?

Batistin Beaufils sourit.

  — Cela veut dire que vous étiez bien le messager de Solera. Ce petit conditionnement, pour une question apparemment anodine, nous permet de le vérifier facilement. J'ai donc le droit de continuer la discussion avec vous.

  — Vous m'en voyez ravi.

Le ton de la voix du journaliste l'était beaucoup moins. Il but un peu de jus de fruit, pour faire disparaître le goût amer de sa bouche. Son interlocuteur en profita pour enchaîner.

  — Puisque vous êtes le messager pressenti pour Solera, je peux lever pour vous un coin du voile. Nous nous appelons entre nous « la communauté », par opposition au reste des humains que nous appelons « l'humanité ». Notre société est issue de la volonté de certaines personnes de vivre suivant des préceptes moraux rigoureux. Vous en avez une idée, puisqu'il s'agit en partie du discours du prophète de Solera. Nous avons, jusqu'à présent, réussi à cacher notre existence au reste de la Galaxie. Quand au « on », je désignais par ce terme les personnes formant notre plus haute instance gouvernementale, le « Conseil des Sages ».

Alter acquiesça de la tête.

  — Quel est le but des messagers ? Pas vous, bien sûr, mais les autres, comme celui que j'aurais pu devenir.

  — La réponse me semble évidente : nous sommes contrariés de voir l'évolution morale de la société galactique, ou plutôt sa stagnation. Les messagers étaient prévus pour porter la bonne parole, et toucher le maximum de gens de bonne volonté, afin d'essayer d'infléchir en douceur le destin de l'humanité. Solera a été le grain de sable qui a fait dérailler une entreprise, sans doute trop ambitieuse. Notre but était de faire prêcher les messagers tous en même temps, et sur un maximum de planètes, afin d'avoir l'impact le plus important possible, de susciter un élan chez l'ensemble des humains.

  — Votre intention était peut-être généreuse, il n'empêche que vous nous avez manipulés. Pensez-vous que vous en ayez eu le droit ?

  — Mademoiselle Bouabe ne voit pas ça sous le même angle que vous. Les messagers ont été choisis en fonction de leur sensibilité au message. Nous n'avons forcé personne à agir contre ses convictions profondes. Elle estime que le but justifiait les moyens.

  — Mademoiselle Bouabe a une indulgence infinie à votre égard. Il n'en est pas de même pour moi. J'ai assez mal vécu ce qui s'est passé, et j'avoue avoir du mal à considérer votre attention à mon égard comme gratifiante.

Batistin Beaufils fit un geste vague de la main, l'air de dire « c'est vous qui voyez », mais ne répondit pas à la récrimination de son interlocuteur.

Alter Pavi resta songeur une minute, se grattant distraitement l'arête du nez. Puis il se décida brusquement.

  — Et maintenant ?

  — Pardon ?

Batistin Beaufils avait été déstabilisé par le coté abrupte de la question.

  — Oui, maintenant que votre initiative a capoté, que comptez-vous faire ? Si vous avez accepté de me rencontrer, ce n'est pas seulement pour me remercier du travail que je n'ai pas pu faire sur Solera.

  — Heu... Non, bien sûr. Mais puisque vous nous avez reproché de vous avoir manipulé, êtes-vous prêt à reprendre du service pour nous, et dans l'intérêt de l'humanité évidemment.

  — J'ai été très frustré d'avoir manqué le bon wagon, de ne pas avoir réellement pu jouer mon rôle, sachant que ma réflexion se place dans l'optique de mademoiselle Bouabe, tout en n'excluant pas mes réserves précédentes. L'aventure vécue auprès du prophète a soulevé chez moi de grands espoirs, de même qu'elle a renforcé mon scepticisme. Je serrais prêt à jouer un autre rôle dans votre action, à condition bien sûr d'en connaître les tenants et les aboutissants, et de ne plus être manipulé. Comme vous l'avez certainement compris, je reste très chatouilleux sur le sujet.

  — Je note avec plaisir votre désir de vous impliquer dans nos plans. Sans que nous ayons eu la possibilité de vous donner le coup de main nécessaire, vous nous avez néanmoins apporté une aide précieuse sur Solera. Celà nous laisse espérer une collaboration future fructueuse. J'en réferrerai au conseil des sages, qui est seul habilité à prendre une telle décision. Aucune action n'est en cours actuellement. Nous en sommes encore à analyser notre échec, et à essayer de mettre sur pied un nouveau plan d'action plus réaliste.

Alter Pavi fronça les sourcils. Son interlocuteur semblait brusquement mal à l'aise, comme s'il avait quelque chose à cacher. Après une rapide réflexion, il décida de ne pas exprimer son ressenti. Il avait déjà lâché un certains nombre de piques, mieux vallait ne pas trop insister, au risque de compromettre leur collaboration future.

  — Bien. J'ai essayé de vous faire passer quelques messages aujourd'hui, et j'espère que vous les ferez remonter tels quels à qui de droit, et qu'il en serra tenu compte dans le futur. Pouvons-nous entre temps rester en contact ?

  — Bien sûr, par l'intermédiaire de mademoiselle Bouabe, comme pour notre rencontre d'aujourd'hui. Mais vous pouvez peut-être déjà faire quelque chose d'utile...

  — Dites.

  — Et bien voilà : il n'y a pas de plan grandiose là-dedans, il s'agit seulement de semer la petite graine qui, associée à d'autres actions, pourra sensibiliser l'humanité à notre message.

  — Quel serrait mon rôle ?

  — Il s'agirait d'écrire un livre sur les événements de Solera, du sauvetage du prophète dans la mine, jusqu'à sa mort, en insistant sur les idées, les grands principes moraux qu'il défendait et, bien sûr, en taisant tout ce qui concerne les messagers.

  — Ou les cotés sombres du personnage et de certains de ses disciples.

Alter avait un petit sourire mi ironique mi amer. Batistin approuva d'un signe de tête sans faire de commentaire. Le journaliste reprit la parole.

  — C'est effectivement dans mes cordes. Vous oubliez seulement un détail : je suis un fugitif, avec un contrat sur ma tête. Reparaître au grand jour serrait suicidaire.

  — Vous écrivez le livre, et je me débrouille pour le faire diffuser en version papier et numérique. Cela vous va ?

  — Tout à fait. Marché conclu.

Satisfait de l'issue de la négociation Batistin Beaufils se retira rapidement. Ceyla refit son apparition, mais ne posa aucune question sur ce qui s'était dit. En bonne hôtesse elle invita Alter Pavi à rester quelque temps chez elle. Il la remercia mais déclina l'offre. Il avait conscience de la valeur de son hôtesse, mais il avait du mal à se sentir à l'aise en sa présence. Différences culturelles bien sûr, mais aussi un sentiment d'infériorité, comme s'il n'était pas digne de fréquenter une telle personne. Il se sentait encore partagé entre les grandes valeurs morales qu'elle incarnait, et le septicisme hérité de sa profession de journaliste.

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