065 Sur un air espagnol

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   Autant Tenos était sûr de lui lorsqu'il haranguait les foules, autant il devenait fébrile dans l'action, surtout lorsqu'il n'en était pas l'acteur principal. Il avait toujours peur d'une initiative malheureuse de l'un de ses proches, qui glisserait le grain de sable dans la mécanique de précision de sa stratégie, si minutieusement réglée.

Présentement, il tournait comme un ours en cage dans le petit studio sous les toits, qui leur avait été prêté pour quelques semaines. L'aménagement était sommaire : un coin cuisine avec un équipement minimum, pas de quoi préparer un banquet. De toute façon, il n'y aurait pas eu de place pour accueillir beaucoup de convives dans le minuscule appartement. Ensuite, une table et deux chaises, servant alternativement de coin repas et de bureau, un petit salon avec un canapé assez défraîchi, prévu pour regarder une télévision antédiluvienne et... en panne ! Et enfin, un coin repos, avec un lit large pour une personne, mais trop étroit pour deux, sauf... utilisation pour une autre activité que le sommeil ! Ce repaire leur permettait d'avoir un pied à terre temporaire où, théoriquement, la police ne viendrait pas les chercher. Mais son inconvénient était sa situation au quatrième et dernier étage, sans ascenseur, et sans issue cachée permettant de s'éclipser, dans le cas où les forces de l'ordre les trouveraient quand même.

Quand il entendit des pas dans l'escalier, il se crispa. Apparemment une seule personne, mais ça ne voulait rien dire. C'était peut-être un piège. Il ne se voyait pas se sauver par les toits pentus et rendus glissants par la pluie qui tombait sans discontinuer depuis deux jours. Pour un habitant de Solera, habitué à un climat semi-désertique, la météo d'Ursianne était particulièrement humide, surtout dans la capitale. Les périodes de précipitations étaient aussi longues que fréquentes, et Tenos avait l'impression que ses habits n'étaient jamais vraiment secs. Une clef tourna dans la serrure. Lota entra, un grand sourire sur les lèvres. Il soupira et s'assit lourdement sur le bord du lit.

  — Alors ? Raconte.

La jeune femme prit le temps d'accrocher son imperméable ruisselant dans la douche, puis revint dans la pièce principale, le sourire aux lèvres, jouissant avec impertinence de l'impatience de son chef. Elle se laissa tomber sur le canapé, et attendit encore quelques secondes avant de prendre la parole, et encore pour le faire enrager un peu plus.

  — Tu as l'air agité, n'aurais-tu pas confiance en tes propres décisions ?

  — Arrête ton cirque. Si tu te permets de me chambrer comme ça, c'est que tu as de bonnes nouvelles à m'annoncer. Alors accouche !

  — Heu... Il y a un problème. Pour accoucher, il faudrait d'abord que je sois enceinte ; et pour être enceinte, j'aurais besoin d'un petit copain. Sa "participation" à l’enclenchement du processus me parait nécessaire.

  — Ça, ce n'est pas le plus difficile à trouver : tu n'as qu'à demander, les prétendants vont se bousculer. Moi, en particulier, si tu le veux bien, dès ce soir...

Elle éclata de rire, se releva et esquissa quelques pas de danse bohémienne en chantonnant :

« J'ai des galants à la douzaine, mais ils ne sont pas à mon grès, voici la fin de la semaine, qui veut m'aimer, je l'aimerai... ».

Tenos resta dubitatif.

  — De quoi s'agit-il ?

  — Oh l'inculte ! Carmen, un ancien opéra de l'époque pré-galactique. Enfin, tout le monde connaît ça : « l'amour est enfant de bohème et n'a jamais connu de loi... ». Bon, ici il s'agit d'un autre passage, la séguedille, où elle essaie de séduire un soldat, pour qu'il la fasse échapper de la prison.

  — Tu crois vraiment que j'ai eu la possibilité d'étudier ? Dès mon plus jeune age j'ai travaillé dur, j'avais mieux à faire que de pousser la chansonnette.

Lota s'arrêta de danser et le regarda, attristée.

  — Parce que moi j'ai fait de longues études ? Vois-tu, ce qui te manque, c'est de la curiosité intellectuelle : ce que je sais, je ne le dois pas à des professeurs me déversant leur enseignement dans l'esprit, pendant que j'attendais, passive, de tout connaître sans effort. Le savoir, je suis allé le chercher, dans les bibliothèques, sur les chaînes de télévision culturelles, dans les conférences, etc... Lorsque l'on veut apprendre, on peut toujours le faire. Il suffit d'en avoir la volonté ! Sais-tu seulement qu'à l'université, certains cours ou conférences sont accessibles au public gratuitement ? Je n'ai pas eu la chance de pouvoir faire des études, mais je me suis toujours intéressée à beaucoup de choses : art, géographie, histoire... Pour pouvoir écouter des opéras, je m'étais faite engager comme hôtesse. Après une journée interminable de travail à l'usine, je rentrais en vitesse chez moi, pour me changer et être présentable, avant de passer la soirée dans les coulisses du spectacle. Tu es centré sur ton objectif, et pour tout le reste tu as des œillères. Dommage.

Tenos n'apprécia pas l'algarade, mais préféra ne pas insister. Il savait que la jeune femme avait la langue bien pendue, et qu'elle ne céderait pas sur ce terrain. Une fois partie dans une diatribe, personne ne pouvait l'arrêter. De ce coté là, elle était pire que lui, ce qui n'était pas peu dire !

 — Bon, et si nous laissions tomber ce badinage ? Consentiras-tu enfin à m'expliquer ce qui s'est passé ?

Elle se mit au garde-à-vous et effectua un salut militaire.

  — Oui chef ! A vos ordres chef !

Elle n'avait pas vraiment envie d'être sérieuse, mais elle vit que Tenos commençait à s'énerver. Il se montrait certes plus indulgent avec elle qu'avec les autres, elle se doutait bien de la raison, mais il ne fallait quand même pas exagérer. Elle rompit la position militaire et se laissa tomber sur le canapé. Elle s'étira et croisa ses mains sous sa nuque. Cette attitude mettait en valeur sa poitrine menue, et elle sourit en voyant le regard de son chef se troubler et s'attarder là où il n'aurait pas du le faire. Elle reprit une position plus « correcte » et enchaîna :

  — Pas de problème: débrayage dans tous les ateliers demain matin.

  — Tu es sûre qu'ils ne vont pas se dégonfler ?

  — Pas de risque. L'augmentation des cadences sans compensation financière, c'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Le problème serra surtout d'empêcher des débordements. J'ai eu beau leur expliquer que la police n'attendait que ça, j'ai peur que certains craquent devant les provocations.

  — Toujours la même chose. Ils les poussent à bout.

Tenos se passa la main dans les cheveux en soupirant. Puis une nouvelle idée lui traversa l'esprit.

  — Tu es sûre que personne ne t'a suivie ?

  — Pas de risque, je connais le quartier comme ma poche. Bien que je n'ai repéré personne, j'ai quand même fait de nombreux détours.

  — Nous ne serrons jamais trop prudents.

Lota le regarda, moqueuse.

  — Je te trouve bien timoré pour dire que tu es le grand Tenos, la voix de la classe ouvrière !

  — Moque-toi ! Sur Solera, j'opérais au grand jour, sans avoir à craindre grand chose. Ici, je ne suis qu'un clandestin, que l'on peut faire disparaître sans rendre de compte à personne. Et n'oublie pas que ton sort n'est guère meilleur.

  — Je sais.

Elle était redevenue sérieuse.

  — Ne t'en fait pas, demain serra un grand jour.

Il secoua la tête.

  — Si ça pouvait être vrai !

Elle s'étira et bailla.

  — Ce n'est pas tout ça, mais moi j'ai besoin de dormir pour être en pleine forme au jour « J », à l'heure « H ». Tu prends le lit ou le canapé ?

  — Heu... Il y aurait un moyen de ne pas avoir à choisir...

  — Rêveur !

Elle avait un sourire moqueur, mais une petite lueur brillait au fond de ses yeux. Tenos décida de tenter sa chance.

  — Nous ne sommes mariés ni l'un ni l'autre, nous n'avons pas d'enfant, nous partageons le même idéal, la même vie de fugitif. Rien ne s'oppose à ce que nous partagions quelque chose en plus. Je suis sûr que nous sommes fait pour nous entendre pour cela aussi.

  — Hum... Tu es comme les marins, une femme dans chaque port, ou plutôt spacioport. Combien as-tu laissé de compagnes éplorées sur Solera ?

  — Que vas-tu croire ? Aucune.

  — Mauvaise réponse : lorsque l'on répond aucune, c'est en général qu'il y en a plusieurs.

Tenos ouvrit les bras en signe d'impuissance.

  — Si tu le prends comme ça !

  — Peu importe comment je le prends : maintenant, j'ai besoin de dormir, pas d'autre chose.

  — J'ai bien noté qu'il ne s'agit que de « maintenant ».

Elle sourit.

  — Interprète mes paroles comme tu veux. Hier soir j'étais dans le canapé, alors aujourd'hui je te le laisse et prends le lit. Bonne nuit.

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