047 Mi-temps

10 minutes de lecture

   Le temps peut paraître long lorsqu'il ne se passe rien, que l'on attend une personne qui n'est pas là, ou un événement qui tarde à se produire. C'était ce qu'avait éprouvé Constantin Corcan durant les premiers des quarante cinq jours, lorsqu'il attendait le bon vouloir de Lina Carolis. Mais, depuis qu'ils s'étaient lancés tous les deux, à corps perdu, dans l'élaboration de leur nouveau projet, leurs journées étaient bien remplies.

Au terme du trentième jour, ils éprouvèrent le besoin de faire une pause, le temps de prendre du recul, et de faire le point. Constantin avait, pour une fois, commandé un repas amélioré, et avait invité sa consœur dans ses quartiers. Celle-ci fut frappée par l'austérité du lieu. Contrairement à elle, Constantin n'avait pas jugé utile de personnaliser la décoration, dans un appartement où il était quand même sensé passer pas mal de temps.

  — Vous n'avez pas eu envie de recréer un petit « chez-vous » ici ?

  — Je n'ai pas de « chez-moi » au sens où vous l'entendez. Je me suis détaché, depuis longtemps, des biens matériels. Tous ces objets, dont nous nous entourons, viennent parasiter notre vision, nous détourner de l'essentiel. Un petit terminal informatique suffit, pour consulter nos gigantesques bases de données, ouvrages écrits, audio ou vidéo. Lorsque vous m'avez envoyé quérir par Batistin Beaufils, j'étais dans la maison du vent, en pleine méditation. Depuis que je maîtrise la technique de projection astrale, j'ai cessé de me cramponner aux objets, souvenirs, etc... Lorsque l'on a accès à l'essentiel, pourquoi s'encombrer du superflu ?

L'utilisation du verbe "quérir" avait fait sourire Lina Carolis. C'était tout à fait dans son personnage d'utiliser des expressions désuètes. Elle essaya d'argumenter :

  — Je ne suis pas d'accord avec vous. Les objets dont nous nous entourons, le décor dans lequel nous vivons, influent nécessairement sur notre humeur, et en conséquence sur nos décisions. Le décor est un reflet de notre moi, mais il a un effet boomerang, en nous modifiant un peu à son tour.

  — C'est incontestable, et c'est bien pour cela que je disais à l'instant « parasitent notre vision ».

  — Pourquoi appeler cela un parasitage ? N'est-ce pas plutôt un garde-fou, qui nous garantit de ne pas trop dériver, en nous murmurant à l'oreille « souviens-toi de qui tu es ».

  — Oh, pour cela j'ai un autre moyen, il s'appelle Lina Carolis !

Lina éclata de rire.

  — Touchée ! Vous savez que vous pouvez compter sur moi !

Corantin fit une grimace.

  — Depuis plus de vingt ans, assurément.

Ils commencèrent à manger. Tout en buvant à petite gorgées le vin rosé "des sables du levant" qui leur avait été apporté, Lina questionna :

  — Vous avez choisi le vent comme élément image de votre personne. Cela m'a toujours intrigué : l'élément fondamental est l'air, le vent n'en est qu'une manifestation.

  — Pas du tout. Le vent est le déplacement d'un gaz, généralement l'air, mais, par extension, il s'applique à tout déplacement de particules discrètes, comme, par exemple, les vents solaires. L'air est constitué principalement d'oxygène et d'azote. C'est donc de la matière. Le vent par contre est l'énergie qui fait se déplacer ces atomes. Ce que je ressens, lorsque je me projette hors de mon corps, c'est les mille nuances de cette énergie, et non les atomes qu'elle emporte.

Lina hocha la tête.

  — Lorsque je suis devant un feu, je me sens attirée par lui, hypnotisée par le ballet des flammes, jusqu'à en perdre la notion de ce qu'elles sont en réalité. Quelque soit l'endroit, le feu, dès qu'il est présent, capture l'attention, et nous permet de nous échapper du reste du monde. Qu'en est-il pour le vent ?

  — Son abord est moins évident. Suivant la nature des atomes qu'il bouscule, de sa force aussi, il peut être ressenti agréablement ou désagréablement, en fonctions des personnes. Mais il est vrai que, pour s'identifier à lui, cela demande une pratique rigoureuse. En particulier, il faut avoir la faculté de s'extraire de l'environnement soi-même, car il ne possède pas un pouvoir hypnotisant aussi fort que le feu. D'où mon goût immodéré pour les décors ascétiques, où rien ne vient distraire ma concentration. D'autre part, si l'attraction du feu est d'abord visuelle, celle du vent est basée sur l'audition. La maison du vent est construite sous une crête qu'il balaye en permanence, et l'on y entend son chant, parfois grave, parfois sifflant, parfois doux, parfois violent. C'est en me concentrant sur son murmure ou son hurlement, suivant les jours, que je m'identifie à lui, jusqu'à l'incarner.

   — Je ne pourrai jamais tenter une telle expérience : je suis bien trop impatiente !

Constantin sourit. Quelques répliques acides lui traversèrent l'esprit, mais la hache de guerre était enterrée. Il convenait de mettre les formes pour faire passer le message.

  — Cela explique-t-il notre difficulté à nous comprendre, en particulier dans le passé ?

  — Jusqu'à maintenant, nos différences nous opposaient. J'ose espérer que, dorénavant, elles nous rendront complémentaires.

Ils trinquèrent à nouveau. Constantin hésita quelques secondes, puis se décida à poser la question qui lui brûlait les lèvres.

  — Dites-moi, Lina, qu'avez-vous pensé en entendant le président de la grande chambre nous condamner à ces quarante-cinq jours de cohabitation ?

  — Hum...A ce moment là, j'étais plus préoccupée par les raisons de votre revirement, que par ses conséquences.

Elle observa son verre par transparence dans la lumière, songeuse.

  — Nous nous sommes opposés depuis le début du premier plan. Nous étions tous deux premier conseiller de nos sages respectifs, qui nous avaient envoyés en première ligne nous affronter. Nous n'avons pas eu le choix de notre adversaire intime, il nous a été imposé par les circonstances.

  — Et ce n'est pas nos nominations respectives au postes de sages, qui ont simplifié les choses. Je n'ai jamais voulu de ce plan, mais, à mon grand désespoir, je n'avais pas assez de poids politique pour m'y opposer. Vingt ans de disputes ! Croyez-vous que nous serons crédibles dans quinze jours, lorsque nous présenterons le fruit de notre travail commun ?

  — Bonne question Constantin ! Je pense que nous savons ce que nous voulons. Le reste nous importe peu. Si nous sommes solidaires, qui osera s'opposer au deuxième plan, quoi qu'en pensent les gens en général et les deux autres sages en particulier.

  — Voilà la Carolis-bulldozer qui réapparaît : si l'on est assez fort, on peut se passer de l'accord des autres. Belle leçon de démocratie.

Lina ne put s'empêcher de marquer son irritation.

  — Il faut savoir ce que vous voulez : brasser des idées sans jamais avancer, ou porter un projet jusqu'à son terme ?

Constantin présenta la paume de sa main en signe de reddition.

  — Ma remarque était puérile. Je vous présente mes excuses. L'habitude sans doute de vivre dans l'opposition !

Elle se détendit et eu un petit sourire.

  — Ce nouveau projet est notre œuvre. Nous en sommes en quelque sorte ses parents. De ce fait, il est naturel que nous fassions tout pour qu'il réussisse.

  — Je n'aurais jamais pensé avoir un enfant avec vous !

Lina éclata de rire.

  — Pourquoi ? Je suis si monstrueuse que ça ?

Corentin réfléchit afin de trouver les mots justes.

   — En fait, dès que l'on endosse un rôle officiel, notre personnalité n'est plus perçue telle qu'elle est réellement, mais à travers le prisme de nos opinions, ou plutôt de ceux que nous défendons. De ce fait, je n'ai jamais regardé Lina Carolis en temps que personne, mais seulement comme l'adversaire politique qui m'était opposé. Durant toutes ces années, je n'ai jamais pensé à regarder la femme, si tant est qu'elle se soit un tant soit peu découverte, ce dont je ne me rappelle pas.

Lina le regarda attentivement.

  — Je ne crois pas avoir, de mon coté, envisagé que Constantin Corcan puisse être une personne physique. Mais en est-il vraiment une ? N'est-il pas aussi impalpable que le vent qui le fascine tant ?

Constantin s'agita sur sa chaise, mal à l'aise.

   — Que voulez-vous dire par impalpable ?

  — Se comporte-t-il comme tout un chacun ? A-t-il une vie en dehors de son engagement politique, des amis, des amours ? J'avoue avoir du mal à l'imaginer.

  — Une vie en dehors de la politique ? Il ne reste pas beaucoup de temps. Plus jeune, j'ai eu des amis... dans mon parti ! Politique toujours. De même pour mes amours.

Embarrassé, il pris son verre et but une gorgée pour se donner une contenance. Lina le scrutait toujours.

  — Et cette jeune femme blonde, que l'on a pu voir à vos cotés, il y a longtemps. Ce n'était pas une amitié « politique » celle-là.

Ce n'était pas une question. D'ailleurs Constantin ne répondit pas et baissa la tête. Lina, consciente d'être allée trop loin, s'excusa.

  — Je suis désolée. Cette remarque était aussi impolie que déplacée. Vous aviez parfaitement le droit à une vie privée.

Il sourit tristement en la regardant.

  — Depuis quand, les gens comme nous ont droit à une vie privée ? C'est d'ailleurs à cause de cela, qu'elle n'est pas restée à mes cotés. La seule chose que j'ai pu sauvegarder, c'est mon rapport avec le vent. Peut-être qu'à travers lui, je cherche à échapper à mon enveloppe humaine, à ses contingences et à ses besoins.

  — Voilà une différence notable entre nous : de mon coté, je puise dans le feu, l'énergie nécessaire pour continuer ma trajectoire humaine, sociale, politique. Savez-vous que j'ai été mariée ?

Il redressa brusquement la tête, et la regarda, stupéfait. Elle laissa échapper un petit rire.

  — Et oui, j'ai aussi eu du temps pour cela. J'avoue que j'étais jeune, bien avant le premier plan. Pour moi non plus ça n'a pas duré : le temps de faire un enfant, et de se rendre compte que l'on avait fait fausse route. Je suis revenue à la politique et lui s'est occupé de notre fils.

  — Il fait de la politique ?

  — Le père ou le fils ?

  — Les deux.

Lina soupira.

  — Dieu merci, non ; ni l'un ni l'autre. Pour le premier cela n'a jamais été sa vocation, puisqu'il était architecte.

   — Un faiseur de plans quand même.

   — Je ne suis pas sûre que cette remarque soit neutre.

  — Hum... C'était un jeu de mots, n'y voyez rien d'autre. Et votre fils ?

  — Le fait d'avoir eu une mère quasi inaccessible, l'en a dégouté. Cela m'a aussi servi de leçon : je n'ai plus jamais confondu besoin et sentiment, si vous voyez ce que je veux dire. J'ai d'ailleurs, dans mon parti, une réputation sulfureuse en ce domaine.

Constantin eut un petit sourire.

   — Pas seulement dans votre parti ! Mais, bien sûr, personne n'aurait l'idée d'utiliser cela contre vous, ce serait contraire aux usages. Une des choses qui nous différencie de l'humanité !

   — Et votre réputation à vous est-elle aussi méritée ?

  — Dites-la moi d'abord.

Il avait un sourire ironique, mais Lina ne se démonta pas.

  — Ascète, misanthrope, limite autiste.

  — Diable ! C'est si grave que ça ?

  — A vous de me le dire.

Il réfléchit avant de répondre posément :

  — Ascète, sûrement. Je vous ai déjà expliqué ma vision des choses à ce sujet. Misanthrope, pourquoi ? Parce que je n'attache pas d'importance à tout ce qui motive les foules ? Que je ne cherche pas la gloire facile ? Que je fuis comme la peste les mondanités ? Si j'étais réellement misanthrope, aurais-je envie de consacrer ma vie au bonheur de la communauté ? Le mot exact pour moi c'est austère, je l'assume, mais pas misanthrope. Quand à autiste, j'espère que c'est pour me faire marcher que vous l'avez rajouté à la liste.

   — Peut-être s'agit-il de ma part d'un ressentiment refoulé, provoqué par nos longues années d'opposition, pendant lesquelles j'ai eu parfois l'impression que vous ne saviez pas dire autre chose que non.

Son sourire démentait la dureté du jugement. Constantin hocha la tête.

  — L'épithète n'est certainement pas exacte, mais peut-être est-elle méritée, de par mon attitude peu constructive. Pour résumer, nous avons donc un ascète face à une sulfureuse. Joli programme !

  — Alors, c'est à moi de jouer le rôle de la tentatrice, qui essaie de détourner du droit chemin le saint homme ?

  — Vous aurez fort à faire. Non pas que je sois insensible à vos charmes, permettez-moi pour une fois de me montrer galant, mais parce que je ne cours jamais deux lièvres à la foi. Lorsque nous aurons bouclé notre plan, et que nous pourrons enfin sortir de cette cage dorée, alors je serrai accessible. Avant, nous avons trop besoin de négocier pied à pied chaque détail, pour que je me mette en position de faiblesse. Car, sentimentalement, je ne me fais aucune illusion : c'est moi qui serrais en position de faiblesse, pas vous.

  — N'en rajoutez tout de même pas trop sur ma réputation de sulfureuse : j'admets être assez... autoritaire, mais je ne suis pas femme à n'apprécier que des partenaires soumis. Ce serrait éventuellement à vous de gérer. Je vous soupçonne quand même d'avoir d'autres raisons, mais de ne pas les mettre en avant, parce que vous êtes quand même, de temps en temps, un gentleman. Je prends néanmoins note du rendez-vous, et comptez sur moi pour vous le rappeler.

Constantin Corcan la regarda attentivement. Pour la première fois, il avait conscience d'avoir une femme en face de lui. Mais il se doutait bien que, dans ce domaine aussi, elle n'était pas une personne à faire des concessions. Pourtant, l'aventure le tentait. Il soupira et détourna le regard. Lina Carolis sourit.

  — A quoi pensez-vous ? Vous fantasmez à mort ?

Constantin sourit.

  — Moi ? Vous me connaissez mal. Je vis dans l'instant. Les fantasmes, c'est le domaine de l'avenir hypothétique. Cela ne me concerne pas.

  — Ne me dites pas, que vous ne pensez pas à ce qui pourrait se passer entre nous, lorsque nous sortirons d'ici. Je m'en sentirais offensée.

  — Je sais, je suis un ingrat. Vous vous mettez en frais pour me troubler, et je suis bien placé pour savoir que vous ne savez pas admettre l'échec. Rassurez-vous, je n'éprouve pas l'envie de contrarier vos desseins.

Lina Carolis brandit son verre de vin.

  — Et bien, c'est parfait. Buvons déjà à notre avenir... immédiat !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Guy de Grenoble ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0