80%

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Mes poignets sont attachés à la chaise. Sur ma tête sont vissées d'étranges diodes changeant de couleur de façon très irrégulière et dans mon bras droit une perfusion dont le goutte à goutte emplit mes veines. Sur l'écran devant moi, les images se succèdent avec une folle rapidité. Si vite que je n'ai que le temps de les entrapercevoir. En synchronisation avec elles, une imprimante dont sort un rouleau entier de papier noirci d'encre. Ma lèvre est fendue, je me suis débattue, encore. J'ai fait payer à l'un d'entre eux ce qu'ils ont fait à GP-2, en lui mordant violemment l'oreille tandis que cette dernière passait par là. Évidemment cela m'a valu une gifle bien sentie. J'ai encore le goût de son sang dans la bouche, ferreux et amer.

– K0-8, tes résultats ne sont pas terribles. Concentre-toi un peu plus sur les images. Si tu es sage, tu seras rentrée plus tôt du bloc.

Je déteste le Doc. Imperméable à toute humanité, c'est la terreur de chacun des Exclus de l'institut. Pour tous sauf pour moi. Je ferme les yeux de toutes mes forces pour que le flot d'images rebondisse contre mes paupières closes. Je refuse de lui faciliter la tâche, je refuse de lui accorder quoi que ce soit, le but de ma vie étant de contrecarrer tout ce qu'il entreprend. L'imprimante se tait d'un seul coup déroulant un papier blanc légèrement jauni.

– K0-8, fais attention, ça va encore mal finir cette histoire.

Rien n'y fait, mes paupières restent pressées, hermétiquement fermées.

– C'est comme tu voudras... Allez chercher GP-2 peut-être que l'albinos se décidera enfin.

Mes yeux s'ouvrent comme sous l'effet d'une décharge. Je sais très bien de quoi ces ordures sont capables pour me convaincre. Je me concentre du mieux que je peux sur les images incessantes. Elles semblent déferler dans ma tête, prenant le dessus sur chacune de mes pensées. S'il y a une chose que je ne peux supporter c'est que l'on touche à mon amie. J'endurerais n'importe quoi pour elle, même si ça va à l'encontre de mon instinct premier.

– Eh bien, voilà, quand elle veut. C'est mieux, beaucoup mieux. Un record exceptionnel. On essaie d'aller à 80% ? Allez chercher GP-2, je suis certain que cela peut l'aider.

La voix de Doc est lasse, comme s'il s'ennuyait, comme s'il attendait que quelque chose se produise. Je perds mon sang-froid, mes résultats baissent. Je ne sais même pas ce qu'on attend de moi exactement. J'essaie de me concentrer mais les images semblent glisser sur la paroi de ma rétine. J'entends les pieds nus de mon amie sur le carrelage froid. Elle doit être terrorisée. Je fixe mon esprit sur les images mais rien n'y fait. Le monitoring indique que mes battements cardiaques sont en forte hausse, trahissant une angoisse certaine. Un premier coup s'abat sur GP-2 et j'entends son souffle se couper. Je sais que tout ne dépend que de moi. J'ai beau y mettre toute ma bonne volonté, je n'y arrive pas.

– Tss tss tss... Tu es en chute libre l'albinos, tu ferais bien de te reprendre. Je dis ça mais c'est seulement un conseil d'ami rien de plus.

Un coup de pied dans les genoux et GP-2 s'effondre sur le sol, à quelques mètres

seulement de moi. J'essaie de calmer les battements de mon cœur, de m'imprégner des images qui défilent sur l'écran. L'imprimante s'agite à nouveau.

– 78%. Encore un effort, un dernier effort et elle sera libre de rentrer dans son trou.

La tête me lance, mes mains sont crispées sur les accoudoirs, les paumes moites de sueur.

– 79%.

Un coup vient d'atteindre GP-2 dans les côtes. Les larmes qui perlent à mes cils obscurcissent ma vision. On la tire par les cheveux pour la redresser. J'ai beau ne pas la regarder, je l'aperçois sur le côté de mon champ de vision.

– C'est bon, remettez-la dans son compartiment.

Pliée en deux, je la vois partir, regagner son coin sombre, en paix.

– Alors K0-8, qu'est-ce que ça fait de perdre, hein ? Chaque fois que tu résisteras, c'est elle qui le payera. Le moindre écart, la moindre rébellion et elle en pâtira, est-ce clair ?

Je hoche la tête, furieuse.

– En tout cas, tu es, de tous les spécimens, celle qui a obtenu les meilleurs résultats à cette expérience. Reconduisez-la dans sa cellule.

– À vos ordres, Doc.

Quand je suis de retour dans la cellule, j'essaie d'entamer la discussion avec GP-2.

Elle ne répond que par des bribes de phrases éparses.

– GP-2, je t'en supplie, j'ai fait tout ce que j'ai pu.

Après un silence de quelques minutes, sa voix fluette, parvient enfin jusqu'à moi.

– Je sais, mais si tu n'avais pas pris l'habitude de te rebeller, je n'aurais jamais été conduite et battue devant le Doc.

J'ai beaucoup de mal à la comprendre. Malgré ce qu'il nous inflige elle essaie par tous les moyens de le contenter. Elle veut voir la satisfaction briller dans ses yeux. Elle veut voir cette petite étincelle de reconnaissance jaillir des pupilles de notre bourreau. Elle a le sentiment d'avoir perdu de la valeur à ses yeux. Je le sais même si nous n'en parlons jamais. Je m'en veux tellement de ce qu'elle a dû subir à cause de moi.

– Je te promets que cela n'arrivera plus... S'il te plaît, dis-moi que tu me pardonnes.

– Je ne pourrai jamais t'en vouloir de quoi que ce soit et tu le sais très bien chipie. Je retrouve l'amie que j'aime tant. Celle qui rit même dans le pire des moments, celle qui essaie à tout prix de garder sa joie et sa bonne humeur malgré les difficultés.

Elle est tout simplement formidable.

– Doc paiera pour ce qu'il nous a infligé.

– Ne sois pas aussi haineuse K0-8, tu vas te faire du mal pour rien. Tu sais qu'on ne pourra jamais l'atteindre.

– Je me demande comment il s'est retrouvé à la place de Doc si jeune. Quel âge peut-il avoir à ton avis ? Vingt-cinq, trente ans maxi.

Je ne lui parle pas de la menace dont elle était l'objet, je ne veux pas l'inquiéter pour rien.

Nous continuons de bavarder sur l'âge présumé de notre tortionnaire commun. Puis nous nous amusons au jeu du demi chiffre. L'après midi s'écoule, l'ennuie persiste.

– K0-8, je suis pleine de plaques rouges depuis quelques heures. Elles ne cessent de se propager, j'en suis presque couverte ! Au début je n'en avais que quelques-unes et maintenant il y en a partout.

GP-2 a gardé sa voix calme comme à l'accoutumée. Cette fois-ci, c'est à mon tour de m'emporter :

– Bon sang, pourquoi ne m'en as-tu pas parlé auparavant ?!

– Tu peux faire quelque chose pour moi ? Non, alors qu'est-ce que cela change pour nous ?

Je me rends compte de l'absurdité de ma réaction. Mais mon amour-propre m'empêche de l'admettre devant GP-2.

– Se confier à quelqu'un soulage, c'est bien pour cela que tu m'en parles, non ? Tu te serais épargnée du tracas en m'en parlant tout de suite. Est-ce que tu as d'autres symptômes ?

– J'ai la peau qui semble brûler dès que je la touche.

C'est sûrement ce qu'ils lui font avaler depuis qu'elle est ici. Visiblement ma petite gélule rouge est inoffensive, mais ce n'est pas le cas du traitement qu'on lui a prescrit et qu'elle prenait si docilement. Maintenant qu'elle est malade, j'espère qu'ils vont trouver un médicament pour la guérir, ils n'ont pas le choix, ils n'ont pas le droit de me l'enlever. Rien qu'a cette idée je sens mes yeux s'humidifier.

– Ils vont trouver comment te guérir, ne t'inquiète pas.

Je sais que c'est un mensonge, mais ai-je vraiment le choix ? Tous les virus que l'on nous implante sont pour essayer des traitements expérimentaux. Alors comment pourrais-je croire ne serait-ce qu'une seconde qu'elle va guérir ?

Environ une heure après notre discussion, Doc en personne vient la chercher. En passant devant ma cave, il s'arrête. Me regarde, puis sourit. Pas d'un sourire cruel, mais d'un petit sourire triste comme si le fait de me voir enfermée derrière ces barreaux d'acier le peinait. Quand GP-2 sort, je ne peux que remarquer sa peau marbrée de rouge. C'est absolument terrifiant. Le doc a mis un masque et ses gants blancs. Je n'aime pas cela du tout. Alors que je m'apprête à lui serrer la main comme à chaque fois qu'elle va au bloc, il l'écarte vivement de moi, comme si le simple contact de nos deux peaux pouvait doubler le nombre de leurs cobayes malades. Je m'arrache l'épaule pour l'attraper mais elle est trop loin de moi. Je lance un regard plein de désespoir au Doc mais il ne me regarde plus. Il ne regarde plus qu'en face de lui, imperturbable de froideur. GP-2 ne revient pas dans sa petite cave étriquée, l'attente est insoutenable.

Le chagrin et la tristesse ont eu raison de mon état émotionnel. Je somnole dans une demi-conscience, consumée par l'angoisse. Je finis par m'endormir profondément.

Quand on vient me chercher pour m'emmener au bloc, je ne proteste même pas, épuisée par mes sentiments, trop violents.

Quand je pénètre dans la vaste pièce blanche, ce que je vois me saute à la figure : GP-2 allongée et sanglée sur un lit dans la salle d'isolement. C'est une chambre stérile, pour éviter les microbes. Je m'arrache à l'étreinte des hommes en blanc pour venir m'écraser de tout mon poids contre la vitre. Je frappe du plat de la main de toutes mes forces.

– GP-2, je t'en supplie, dis-moi que tu m'entends ! GP-2 réponds-moi ! Je t'en prie!

Avec une extrême lenteur, comme si elles pesaient des tonnes, ses paupières papillonnent et s'ouvrent enfin. La sclère de son œil, au lieu d'être d'un blanc laiteux, est d'un jaune vif. Je tremble. Pas de froid, mais de peur. Qu'est-ce qu'elle peut bien avoir pour être dans cet état ?

– Ce n'est pas beau à voir, n'est-ce pas ?

Je ne sursaute même pas à la voix de baryton derrière moi. Cette même voix qui m'avait donné du fil à retordre, grondante et menaçante.

– Que lui avez-vous fait ? Que lui avez-vous fait !?

Je me mets à crier, hors de moi.

– Je vais vous réduire en pièces.

Je me jette sur lui, mais déjà deux gardiens sont sur moi, me tenant fermement par les bras.

– Vous nous avez tout pris ! Notre liberté, notre honneur, nous parquant comme des animaux de foire, notre santé, et voilà que vous voulez lui prendre la vie après lui avoir pris ses ovaires ! Je jure de causer votre perte, j'en fais le serment Doc, vous regretterez le mal que vous avez fait autour de vous !

Au lieu de lire de la colère sur ses traits, je ne vois qu'une profonde lassitude, comme s'il entendait cela pour la centième fois.

– Tu vas être une gentille fille d'accord ? Tu vas te plier à ce que l'on te demande ou elle mourra. En réalité peut-être qu'elle mourra quand même, mais on ne fera absolument rien pour la sauver...Est-ce clair ?

– Cela irait à l'encontre de vos intérêts que de la laisser mourir.

– Mais cela irait à l'encontre de nos intérêts que tu ne coopères pas. Seulement, on a plus d'avantages à avoir tes résultats que les siens, donc, tu te plieras à ce que l'on te demande de faire, oui ou non !?

Mon silence l'agace.

– J'ai dit : oui ou non ?

– Oui. Doc, je coopérerai.

J'ai coopéré. Pour sa vie, j'ai coopéré. Je ferais n'importe quoi pour son bonheur. On m'a tendu une liasse de feuilles noircies d'innombrables calculs. Mon objectif : les résoudre en un temps record. Pas de coups, pas de noyade, pas de douleur si ce n'est celle du cœur.

Tout se passe comme sur des roulettes.

– Eh bien, K0-8 merci pour ce nouveau record battu. Tu ne m'as pas déçu.

– Ce n'est pas pour vous que je l'ai fait mais pour elle. Et votre absence de déception est bien la dernière chose qui m'intéresse.

Et maintenant me revoilà de retour dans ma cellule.

Plus seule que jamais sans la présence rassurante de GP-2 à côté de moi, je prends ma gélule sans broncher. Les hommes en blanc, étonnés, me regardent d'un air étrange, comme si j'avais un troisième œil au beau milieu du front.

– Qu'est-ce que vous avez à me regarder comme cela ? Vous me voyez tous les jours depuis plus de trois ans que je sache !

Ils sont partis sans rien ajouter, je n'ai qu'une envie, c'est de fendre le crâne de toutes ces ordures ! J'aimerais pouvoir les faire souffrir autant que ma GP-2 et moi souffrons.

Le lendemain, on vient me chercher, comme tous les jours depuis que je suis arrivée dans cet endroit maudit. À peine la porte est-elle ouverte que je me dégage d'un geste pour aller voir GP-2. On me laisse faire. Comme si chaque instant passé avec elle était une piqûre de rappel, que son sort était entre mes mains.

Je l'appelle de toutes mes forces mais elle ne me répond pas, les paupières irrémédiablement closes. Autour de sa bouche, sa peau se craquelle comme le ferait celle des Arlequins. Du pus s'écoule de ses yeux traçant des sillons jaunâtres sur sa peau rougie par les plaques.

Ma motivation est comme décuplée pour la maintenir en vie. Je me tourne vers Doc qui est patiemment en train de se curer les ongles. Je hais cet homme plus que jamais. Plus je vois la force et la vie déserter mon amie, plus je le hais d'une haine farouche.

– Je t'en supplie GP-2, donne-moi seulement un peu de temps.

Le liquide bleuâtre de la seringue entre dans mes veines. Je m'endors dans un

sommeil terrible, peuplé de cauchemars. Je me réveille sur la table d'opération, les yeux grands ouverts, en transe. Je suis en proie à des hallucinations et à de violents vomissements. Doc me regarde de ses prunelles sombres. Ils sont tous là autour de moi, tantôt prenant des notes tantôt en train de s'occuper de mon état. Le monitoring constate un affolement de mon rythme cardiaque. Les bips deviennent de plus en plus fréquents et rapprochés. Puis, c'est le néant.

Je me réveille en sursaut. Doc est au-dessus de moi, le visage soucieux. Dans ses mains : deux défibrillateurs.

– On a failli la perdre ce coup-ci. Nous devrions faire plus attention la prochaine

fois.

Il pose délicatement un masque à oxygène sur mon visage. Je respire à nouveau, hantée par les visions. Reste au fond de moi un vague sentiment d'être très loin, détachée de tout.

Toutes les heures, un médecin vient m'ausculter dans ma cellule. Même la nuit venue, il se déplace pour moi. C'est comme si j'étais devenue importante pour eux. On a déjà vu des cobayes mourir sans que personne ne s'en occupe.

Au midi de ce troisième jour en solitaire on vient me chercher. Aux yeux de GP-2, des croûtes de pus se sont formées, les cristallisant. Le bout de ses doigts est noir et ses ongles sont tombés. Sur sa peau de grosses cloques se forment en amas purulents.

Maintenant je sais qu'il n'y a plus rien à faire pour elle. Sa propre chair se décompose. Peut-être n'est-ce plus qu'une question de jours.

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