06 Dans les bois (3/3)

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 Comme il le craignait, une pluie diluvienne s’abattit sur eux, tiède et assourdissante. Alors que Celtica tira sur les rênes pour arrêter le cheval, par crainte qu’il ne glisse sur la boue qui ne tarderait pas à se former, Cléon se réveilla en sursaut, se redressa, regarda tout autour d’elle comme pour se situer dans l’espace et se tourna vers le jeune homme, l’air embarrassée.

 –Désolée, fit-elle piteusement. J’ai dormi longtemps ?

 –Deux bonnes heures, je pense. Tu te sens mieux ?

 –Un peu. J’ai mal à la tête, mais je me sens moins… moins molle, j’dirais.

 Obéissant à une impulsion, Celtica posa une main sur son front. Elle ne s’y opposa pas, mais le surveillait d’un air suspicieux.

 –La fièvre a l’air de tomber, se réjouit-il.

 –C’est la potion, Kwen est le meilleur médecin du monde !

 Celtica sourit et sauta à terre. Il tendit les bras vers la jeune fille pour l’aider à descendre aussi.

 –On s’arrête ? demanda-t-elle.

 –Juste le temps que la pluie passe. Rivalis est épuisé, je voudrai qu’il prenne une pause. Tu sais, ce n’est pas facile pour les chevaux de transporter autant de poids, je veux le ménager.

 Elle acquiesça et prit appui sur ses épaules alors qu’il la saisit par la taille. Elle descendit tout en souplesse, et le remercia d’un sourire qu’il était heureux de retrouver. Puis ils étendirent une toile au dessus d’eux pour s’abriter et s’assirent sur une couverture. La pluie battait les sous-bois avec une rare intensité et les obligeait presque à crier pour parler. Bien que l’heure du déjeuner fût passée, ils partagèrent de la viande séchée et des pommes, que Rivalis s’empressa de réclamer. Celtica lui en concéda quelques unes de bon cœur, voyant là un moyen de le remercier de ses incroyables efforts.

 La jeune fille avala une nouvelle fiole d’un geste mécanique, presque habituel. Elle devait avoir une santé fragile. Ce ne serait pas étonnant, avec sa petite taille et sa faible constitution… Elle le questionna sur le sort des deux agresseurs, et le prince avoua qu’ils avaient trouvé la mort. Cléon ne dit rien, et se contenta de simplement hocher la tête. Ils prenaient tout doucement conscience des dures réalités du monde, et déploraient en silence toute cette violence inutile. Celtica sortit de sa poche l’ordre qu’il avait trouvé sur sa victime, et le tendit à Cléon. La Lumissienne la parcourut rapidement, et blanchit d’un coup.

 –Où tu l’as trouvé ? demanda-t-elle, abrupte.

 –Dans la poche de celui que j’ai…

 Elle se pinça les lèvres.

 –Il faut qu’on les retrouve, fit-elle après un moment de silence. Il faut qu’on les retrouve, vite. Promets-moi que tu seras prudent, maintenant.

 Celtica acquiesça, grave. Son frère courait un danger certain, et il comprenait son besoin vital de le retrouver. Silencieusement, il jura qu’il ferait tout ce qu’il pourrait pour le délivrer… Non, les délivrer, Ironie et lui. Quant à sa propre sécurité, il était plutôt confiant en ses capacités, et en l’entraînement rigoureux que lui avait prodigué le maître d’armes impérial, qui était un ami proche. Il ne risquerait rien tant qu’il resterait vigilent.

 La pluie diminuait d’intensité, Celtica insista pour que Cléon couvre ses épaules et sa tête afin de lui éviter une rechute de fièvre, puis ils plièrent la toile et la couverture avant de remonter à cheval. La terre détrempée formait de vicieuses plaques de boue, trop dangereuse pour Rivalis pour autoriser un nouveau galop. Très prudent, Celtica conduisait l’animal en surveillant l’état de la route. Pas question de blesser leur brave monture, ni de risquer de tomber et se rompre le cou, même s’il lui tardait de retrouver la route. Il en avait assez de la pluie, la boue, du sentiment d’être complètement perdu et d’errer sans vraiment savoir où ils allaient. En outre, il se sentait épuisé, et son amie avait besoin de repos.

 Cléon ne dormait plus, même si elle paraissait complètement terrassée. Elle s’intéressa néanmoins à la façon dont il menait Rivalis, comment il se faisait comprendre et comment il réussissait à anticiper ses réactions. Pour elle, cela relevait de la magie. En riant, Celtica lui proposa de prendre quelques instants les rênes pour qu’elle se rende compte par elle-même que l’entreprise n’était pas aussi mystique qu’elle le pensait.

 –Reste détendue, lui conseilla-t-il. La nervosité est une émotion communicative, et les chevaux sont des animaux sensibles. Fait preuve de fermeté et de douceur, et il te conduira où tu voudras !

 Cléon acquiesça et saisit les liens de cuir avec une certaine hésitation, le prince plaça ses mains fermement autour des siennes et lui montra la meilleure façon de les tenir. Même s’il agissait de son propre chef, il ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine anxiété. Il frissonnait et ne pouvait contenir les battements affolés de son cœur... que la jeune fille devait sans doute sentir cogner dans son dos ! Mais puisqu’elle ne démontrait aucun signe d’inconfort, il décida de profiter un peu de cette situation… pas si désagréable que cela. Il espérait au moins que Rivalis ne percevait pas son agitation, il s’en voudrait si cette première leçon d’équitation se passait mal.

 La Lumissienne essaya de faire tourner le cheval à droite, puis à gauche, mais n’obtint qu’un petit succès. Rivalis refusait de dévier de son cap, même lorsque le prince reprenait la direction. Encore une réaction bien à lui ! Celtica étouffa un soupir d’agacement. Le cheval devait être épuisé, et peut-être souhaitait-il lui aussi sortir de cette forêt oppressante, et retrouver le confort d’une écurie sèche et du foin à foison.

 Ils continuèrent de cette manière jusqu’à la tombée de la nuit, où ils s’arrêtèrent et montèrent leur camp. La pluie avait cessée, mais le sol trempé offrait bien peu de confort. Ils décidèrent de s’installer au pied d’un chêne au large tronc, où la terre leur semblait moins détrempée. Autour du feu magique, ils partagèrent le repas, épuisés.

 –Tu crois qu’on sortira un jour de cet endroit ? demanda Cléon.

 –À force de marcher, on finira bien par y arriver. Comment te sens-tu ce soir ?

 –Mieux.

 Celtica posa une main sur son front pour vérifier sa température. Il n’en était pas très satisfait, mais les couleurs qu’elle recouvrait peu à peu le rassuraient. La voir dans un tel état de faiblesse avait été un vrai déchirement. Il s’était sentit si inutile, si impuissant, qu’il s’était mit à douter de ses propres capacités à reprendre l’œuvre de son père. S’il n’était pas capable de prendre soin d’une seule personne, comment pouvait-il espérer s’occuper du vaste empire ? Non, il n’y avait pas que cela…

 –Celtica, je voudrai te poser une question… Mais je crois qu’elle est un peu indiscrète.

 –Je t’écoute.

 Elle joua nerveusement avec ses doigts, hésita.

 –Est-ce que tu aimes Annya ?

 Celtica rougit tout à coup, et s’étouffa avec l’eau qu’il était en train de boire. La jeune fille se précipita sur lui et frotta son dos dans l’espoir de l’aider à reprendre son souffle. C’était en réalité très agaçant, mais il n’eut pas le cœur à la repousser. Ou plutôt, il n’en eut pas l’envie.

 –Non, essaya-t-il d’articuler. Non, je ne l’aime pas. Et je ne crois pas que je l’aimerai un jour. Pourquoi est-ce que tu me poses cette question ?

 –Alors, pourquoi est-ce que tu vas l’épouser ? insista-t-elle.

 Le prince ouvrit la bouche, mais se ravisa. Cette question, il se l’était longuement posée, sans jamais y trouver la moindre réponse concluante.

 –T’as pas une amoureuse ?

 –Je…

 Très mal à l’aise Celtica ramena ses genoux contre sa poitrine et laissa se perdre son regard dans le feu magique.

 –Non, répondit-il finalement. Je vais épouser Annya pour monter sur le trône. Parce qu’on m’a promis Ironie en échange de sa main. Je n’ai pas de… d’amoureuse.

 –Tout ça pour une simple épée ? s’insurgea subitement la jeune fille.

 Son ton le fit sursauter, et l’obligea à la regarder dans les yeux. Il y lut une vraie colère qui le stupéfiait. Ils se connaissaient depuis si peu de temps, et elle paraissait déjà se préoccuper de son bien-être. Il admira sans s’en apercevoir la couleur de ses iris. Un ambre lumineux, précieux.

 –Ce n’est pas une simple épée, la contredit-il doucement. Elle est… plutôt un symbole. Comme une couronne, ou un drapeau. Elle est essentielle au trône du Brasier.

 Il baissa les yeux sur sa main droite, sur ses cicatrices. Il les caressa du bout des doigts, comme s’il s’agissait d’une chose inestimable.

 –Elle est tout pour moi, souffla-t-il. Mon passé, mon avenir. Mes derniers espoirs. Si épouser cette femme est le seul moyen pour moi de la récupérer, alors je l’épouserai.

 Cléon soupira.

 –Alors tu es stupide. T’as de la chance, toi. Tu pourras mener la vie que tu veux, et tu vas quand même te laisser faire. Ta fameuse épée est dans la nature, t’as juste à la retrouver et à rentrer chez toi. Et tu vas quand même gâcher ta vie entière pour un bout de papier.

 Celtica sourit.

 –Mais ai-je vraiment le choix ? Si j’annule nos fiançailles pour ce simple prétexte, je risque d’entraîner le Brasier dans une guerre longue et difficile avec l’Arcane. C’est un traité de paix, que mon père et Jesd ont signé, pas seulement un contrat de mariage. Histoire de politique.

 –Et alors ? Tu es quelqu’un de bien, je suis sûre que tu trouveras quelqu’un de mieux qu’elle. Je te dis ça, parce que je t’aime bien, et j’ai pas envie que mes amis souffrent. Tu as la chance d’être intelligent, beau et en bonne santé. Prends ta vie en main, sans te soucier des autres !

 La colère fit place à une profonde tristesse. Elle baissa les yeux sur le feu et y jeta un petit caillou.

 –Moi, j’en aurai pas la chance, ajouta-t-elle dans un souffle.

 –Que veux-tu dire ?

 Elle lui adressa un pauvre sourire.

 –C’est sans importance.

 Elle s’allongea et s’enveloppa dans sa couverture. Celtica fronça les sourcils, perplexe. Il avait l’impression qu’elle avait essayé de lui dire quelque chose, mais qu’elle avait manqué de courage, ou qu’il avait été complètement sourd. Il s’étendit à son tour, mais ne parvint pas à trouver le sommeil. De toute la journée, la seule chose que son esprit épuisé voulait retenir, était ces compliments. Ainsi, elle le trouvait beau ! Un sourire stupide sur les lèvres, il contemplait les branches entrelacées.

 Depuis les ténèbres, il les observait. Ils avaient évité le pire. Grâce à lui. Et ils ne le sauraient jamais. Il ne les laisserait jamais savoir. C’était important. Plus important que tout au monde. S’il avait craint le pire au début de leur périple, il devait bien avouer qu’ils savaient se débrouiller. C’était rassurant. Rassurant de savoir que le Gardien avait la tête sur les épaules. Lui qui fonçait vers sa destinée, sans aucune autre lueur que ses propres convictions et expériences. Il était rudement jeune. Mais il aurait pu l’être plus encore. Si quelqu’un n’avait pas cherché à tricher avec les dieux. Avec Mérénos. Il était bien placé pour le savoir.

 On ne trichait pas avec Mérénos. On ne trompait pas Mérénos. On ne défiait pas Mérénos.

 Il ne pourrait pas les protéger. Il fallait déjà qu’il se protège lui-même. Le Chant, il avait cru l’entendre. Mais qui sais ? Peut-être était-ce une hallucination ? Il l’espérait. Il l’espérait tant que s’en était douloureux. Il haïssait ce jeu. Ce jeu dont il était l’origine.

 Que dirait Araane ? Le Gardien était tout proche. Quels sentiments pouvaient habiter cette déesse si secrète ? De la crainte ? De la haine ? De l’indifférence ? Les dieux possédaient un cœur complexe. Froid, sinistre, et clair comme du cristal. Lui, il connaissait bien le cœur des dieux. Et il savait que le Chant régnait en maître dans leurs pires cauchemars.

 À condition qu’ils Rêvent encore…

 Il s’approcha du cheval, sans un bruit. L’animal dressa les oreilles à son arrivée et accepta en silence la caresse. Il retira son heaume et posa son front contre celui du cheval, pour échanger sa fatigue contre une nouvelle force. Il en aurait besoin. Il grava l’image de la fille au plus profond de son cœur animal, embua son esprit de l’odeur du Gardien. Les deux devaient rester en vie, le plus longtemps possible.

 C’était son pari. Son pari pour la Vie.

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