03 Fuir (3/3)

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 La route cahoteuse rendait le voyage inconfortable, et des douleurs affreuses se répercutaient le long de sa vieille colonne vertébrale. Pourtant Exodica prit son mal en patience. Il était le seul responsable de sa maladie. Et s’il fallait recommencer, il le ferait, et plus encore. Il ne craignait pas la mort, il ne l’avait jamais craint.

 Tout était bon pour protéger son fils.

 La route défilait à toute vitesse, les chevaux lancés à vive allure ne manifestaient aucune envie de s’arrêter. L’empereur ignorait combien de temps ils pourraient continuer, mais il faisait confiance aux soldats qui l’accompagnaient. Ils ne tueraient pas leurs montures dans cette course effrénée, même si leur souverain était en danger. Les démons se chargeraient des éventuels poursuivants, comme ils l’avaient fait plus tôt. Comme ils le faisaient toujours.

 Exodica souleva un rideau pour observer la nuit sombre. Le carrosse n’avait pas même une rayure, et le sang des mercenaires ne l’avait aucunement taché. Un travail propre et efficace. Il soupira et laissa retomber le rideau et chercha une position plus confortable. Il culpabilisait. Il avait abandonné son fils, son fils unique ! Un seul démon avait choisit de rester à l’attendre, mais les autres avaient poussé toute la délégation brasienne à fuir. Depuis combien de temps fonçaient-ils, au rythme des sabots et du cliquetis des armures ? Si les insectes chantaient, Exodica ne le saurait jamais.

 Soudain le carrosse impérial s’arrêta soudainement, et on vint frapper à la porte. L’empereur repoussa le petit rideau et croisa le regard affolé du marquis Vlad-Alexeï d’Œilbleu, capitaine et garde du corps de son fils…. Bien qu’il n’ait pas pu faire son travail ce soir.

 –Qu’y a-t-il ? Pourquoi nous arrêtons-nous ?

 –Nous sommes arrivés, votre Excellence, répondit-il, le souffle court.

 La porte s’ouvrit, et le démon qui s’apparentait aux Poissons lui tendit la main. Une main gantée de métal, qui interdisait toute chaleur. Mais Risha n’était pas le pire de cet ordre décadent. En réalité, il avait toute la confiance impériale. Celui-là était l’un des rares à se découvrir la tête presque en permanence, malgré une grande timidité. Mais pas ce soir-là. Les drôles d’événement exigeaient sans doute une tenue complète, et la disparition totale d’un semblant d’humanité.

 L’empereur accepta la main, et posa le pied à terre, tenant fermement sa canne en ébène. Il ne pourrait plus jamais s’en séparer. C’était le prix à payer.

 Vlad sauta à terre et contourna prudemment le démon à l’armure bleue nuit pour s’approcher de l’empereur. Droit, il joignit son poing droit à sa main gauche et posa un genou à terre, tint la position quelque seconde et se releva d’un mouvement souple.

 –Votre Excellence, les hommes sont partis vider cette auberge pour que vous puissiez y passer la nuit.

 Exodica fronça les sourcils, peu enchanté à l’idée de déloger les pauvres clients au beau milieu de la nuit.

 –À vrai dire, commença le marquis en se grattant l’arrière de la tête, je sais ce que vous vous dites, mais les chevaux sont épuisés, et la prochaine aérogare est encore loin…

 –Soit, concéda l’empereur dans un soupir, mais soyez doux avec ces pauvres hères.

 –Ne vous en préoccupez pas, ils savent traiter avec les petites gens…

 Vlad hésitait. Exodica connaissait très bien la maison d’Œilbleu, sans qui les Noblargent ne seraient rien aujourd’hui. Elle avait toujours été d’une fidélité irréprochable à l’empereur, et il avait été un temps question d’unir les deux maisons en mariant Celtica à la jeune sœur de Vlad. Une union qui aurait sans doute été plus au goût de son fils, mais qui avait été contrarié par des pressions politiques.

 Tel était le triste sort des puissants au Brasier, le sacrifice d’une vie de bonheur égoïste au profit de relations internationales stables. Le but était bien évidemment la paix. La paix… Pouvait-on seulement espérer l’effleurer du bout des doigts ? D’expérience, l’empereur savait que l’effort consenti était aussi injuste que colossal. Son fils souffrirait, et il ne savait pas encore à quel point. Cette idée lui tordait l’estomac.

 –Continuez, Vlad-Alexeï.

 –Je pensais à Celtica… Je n’aime pas le savoir encore là-bas… Vous croyez que Faranan... ou même que les Arcans nous auraient tendu un piège ?

 –Jesd n’aurait rien à y gagner, car s’il arrivait quoique ce soit au prince héritier, j’autoriserai personnellement le Grand Général à déclarer la guerre à l’Arcane. Quant à Yréan… Il est bien trop stupide pour comprendre les enjeux politiques de cette soirée.

 –Aljinan, souffla le marquis avec une crainte mêlée de respect.

 –Ce n’est pas Aljinan.

 Un soldat en armure d’appart se posta devant l’empereur et procéda au même salut que le capitaine un peu plus tôt.

 –Votre Excellence, l’auberge est désormais vide et une chambre vous a été allouée.

 Exodica échangea un regard avec le marquis. Au fond de ses yeux verts, on pouvait y trouver une gentillesse à faire fondre le plus endurci des bandits. Malgré sa grande taille et sa carrure très impressionnante, le marquis d’Œilbleu n’était pas fait pour être soldat. Il haïssait la violence autant qu’il aimait la terre, et se battait mieux une bêche à la main qu’avec une épée. Malgré sa noblesse, il avait toujours été attiré par l’agriculture, et avait épousé une paysanne, ce qui avait fait grand bruit à la cour. Rien n’empêchait l’union interclasse, Exodica avait célébré lui-même ses noces. Ce fut un très beau mariage, qui devenait fécond. En effet, son épouse, qui avait désormais le titre de marquise, attendait leur premier enfant.

 Vlad était également l’ami le plus proche de Celtica, dont il avait la charge depuis une bonne dizaine d’années à présent. Et lorsqu’ils étaient ensembles, ils faisaient tout ce qui était en leur pouvoir pour faire tourner en bourrique la cour. Dès qu’il s’agissait de fuir les fêtes religieuses, les bals ou les dîners officiels, ils étaient comme le vent, insaisissables. Exodica les soupçonnait de partir en forêt, loin de l’agitation du palais. Celtica ne pouvait pas trouver ami plus dévoué dans tout le pays.

 Ouvrant la porte de l’auberge, Risha fut le premier à pénétrer dans la salle commune. Lentement, il tourna la tête dans toutes les directions, avant de laisser entrer l’empereur. Exodica repéra aussitôt le couple d’aubergiste, le visage tendu par l’angoisse. Pas très loin d’eux se trouvait trois démons, eux aussi dissimulés dans leurs armures rutilantes.

 Un quatrième démon vint le chercher pour l’amener à sa chambre. Exodica se savait en parfaite sécurité, mais ce n’était certes pas le cas de son fils. Son fils… Que ne donnerait-il pas pour qu’on le lui ramène ? Pour qu’il oublie Ironie ? Cette maudite épée…

 La porte se referma derrière Risha, qui avait décidé de rester avec l’empereur. Vlad était aussi présent. Parfait.

 –Vlad-Alexeï, j’ai une haute mission à vous confier, fit-il en commençant à retirer son manteau impérial.

 Aussitôt, le marquis se mit en position de salut, le poing droit dans la main gauche, le genou à terre, prêt à recevoir les ordres.

 –Aux premières lueurs du jour, vous ferez demi-tour et irez au château de Faranan retrouver le prince héritier, et le ramènerez par tous les moyens au Brasien. Emportez autant d’hommes que vous voulez, mais soyez rapides et discrets.

 –Je ne demanderai que l’une d’entre eux.

 Un sourire naquit sur les lèvres d’Exodica. Evidemment, il choisit la meilleure de ses soldats. Un choix qu’il ne pouvait pas lui refuser. Il congédia le marquis, et retira ses bottes. Risha se débarrassa de son heaume pour laisser apparaître un jeune visage aux traits délicats et de longs cheveux noir comme la nuit. Il posa une main apaisante sur l’épaule de l’empereur. Ce démon-là était doué d’une douceur exceptionnelle. Il comprenait ses tourments, lui aussi avait traversé de douloureux moment. Exodica tapota la main du Poisson, perdu dans ses sombres pensées.

 Que soit cent fois maudite la dynastie Noblargent !

*

* *

 La soirée avait presque été un succès total. Autour d’un joyeux feu de camp, Eickœs et les mercenaires se congratulaient et buvaient à la mémoire de leurs camarades tombés sous les coups de ces chiens d’impériaux. Ils n’étaient pas morts en vain !

 Cependant, la victoire lui laissait un goût amer. L’empereur et son fils respiraient encore, et sa sœur, sa fichue sœur, avait faillit comprendre ce qu’il tramait depuis de longs mois. Elle était maligne, il n’avait pas été assez prudent… Ou peut-être trop hâtif. La mort du prince n’était plus qu’une question de temps.

 Avisant l’épée blanche et noire dans sa boîte en bois laqué, il tendit la main pour caresser la lame. Une pièce magnifique, véritablement. Et pourtant incomprise de tous. Mais lui, lui savait. Il savait ce qu’elle était. Qui elle était. Il savait son lien avec le Chant. Et le pouvoir qu’elle renfermait pour qui savait s’y prendre.

 On lui tendit un bol de riz aussi fade que blanc, et un verre d’alcool de poire. Goupil s’assit près de lui et jeta un œil à Ironie.

 −Et maintenant ? demanda-t-il.

 −Et maintenant on se planque pendant quelques temps. Ma disparition ne fera pas plaisir à Aljinan, et têtu comme il l’est, il va partir à notre recherche. Inutile de lui demander la moindre rançon, il ne paiera pas. Le port passe avant moi.

 −Quel père ! ricanna Musaraigne un peu plus loin, déjà ivre.

 −C’est un bon père, et je comprends sa vision des choses. A sa place, j’aurai fait pareil.

 Il se tut pour manger. Le riz était affreux, mais heureusement que ses camarades savaient choisir la boisson ! Leur bande se composait d’une cinquantaine d’hommes, arcans pour la plupart. Ils avaient tous choisis comme pseudonyme un nom d’animal, Eickœs était connu sous le nom d’Epervier. Ils lui obéissaient au doigt et à l’œil, motivés par un important gain. Le jeune homme ne lésinait pas sur le partage de l’argent. Il était même plutôt juste. Rien à voir avec une quelconque démagogie, mais il avait besoin de ces hommes. Tous en perte de repère dans le royaume, ils avaient tous refusé de se soumettre aux règles dictées par Aljinan à Port Lumis. D’une façon ou d’une autre, ils s’étaient tous fait refoulés de la cité portuaire.

 Si Eickœs respectait Aljinan, il ne partageait pas toutes ses idées. Le chef voulait d’une cité-état libre de toute contrainte, qui ne devait son existence qu’à la force des hommes… et bafoué les dieux. Port Lumis n’avait aucune unité culturelle, et traitait ses habitants en égaux à condition qu’ils observent les règles humaines. Aljinan se prenait pour un roi, et finissait fatalement par entraver la liberté qu’il chérissait tant. Les hommes étaient ainsi. Ils détruisaient tout ce qu’il s’efforçait de créer et de protéger, en oubliant les dieux qui les jugeaient en silence.

 Mais un jour, ils briseraient ce silence.

 Eickœs déposa le bol à ses pieds et il souleva précautionneusement l’épée hors de son écrin, comme s’il s’agissait du plus fragile des êtres vivants, et l’admira. Avec Ironie, tout serait différent. Elle était la seule force à pouvoir s’opposer à la décadence humaine. La colère monta en lui lorsqu’il vit les traces de sang séché sur la lame. C’était à cause d’elles que Celtica Illis de Noblargent devait mourir !

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