Une journée de congé

3 minutes de lecture

Quand je suis sorti du parc, je tremblais tellement et j'étais tellement perturbé par ce que j'avais vu – ou par ce que je croyais avoir vu – que le chauffeur de mon taxi a cru que je faisais une crise suite à la prise de stupéfiants. Il a d'ailleurs insisté pour appeler une ambulance. J'ai dû le persuader que tout allait bien et que je n'allais pas convulser et ruiner ses sièges en simili-cuir pour qu'il ne mette pas ses menaces à exécution. Après une nuit de sommeil, je suis toujours très secoué par l'aventure que je viens de vivre. Je me suis réveillé tôt, ce matin. Il m'était impossible de penser à autre chose qu'à cette hallucination qui me préoccupait tout entier. Après avoir essayé de déjeuner sans que l'appétit ne soit au rendez-vous, je téléphone à mon entreprise pour leur signaler mon absence puis, aussitôt que j'ai raccroché le combiné, je tape le numéro de mon médecin traitant, un vieil homme qui me connait depuis que je suis petit enfant. Il me propose immédiatement de passer le voir en consultation.

Quand je me retrouve en face de lui – après une dame que je vois systématiquement là, que je soupçonne d'ailleurs de s'inventer quelques maladies afin que l'on fasse attention à elle, et avant un petit garçon qui n'avait vraiment pas envie de se faire vacciner et qui avait décidé que le monde entier serait mis au courant de sa décision – je me sens tout de suite mieux. En tout et pour tout, j'ai pourtant dû le croiser une cinquantaine de fois, moins que certaines personnes que je croise régulièrement dans le métro. Mais ses lunettes dont il n'a jamais changé les montures argentées, sa barbe qui a peu à peu viré au gris en passant par le poivre-et-sel, son crâne qui a toujours été, d'aussi loin que je me souvienne, dégarni et qui lui donne des airs doctes de moine, tout cela me rassure malgré moi. Il est un de ces nombreux points fixes que l'on se construit au fil du temps, afin de ne pas se perdre dans l'immense complexité du monde adulte.

D'un air paternel, il me demande comment se passe mon travail, si je suis un peu stressé ou ennuyé par ce que je fais. Sa voix de basse remplit toute la pièce et ferait presque trembler les murs s'il n'avait pas pleinement conscience de cet espace dans lequel il officie depuis des décennies. En comparaison, ma voix qui lui répond me semble prononcée par un adolescent qui n'aurait pas encore tout à fait mué.

- Non, docteur, tout se passe bien. J'ai des horaires qui me vont bien, un boulot pas toujours tranquille mais qui m'intéresse et qui parfois me passionne. Non, ce qui me dérange, c'est autre chose.

Il me demande de lui expliquer la situation. Je ne me fais pas prier une seconde fois et je lui détaille mes aventures de ses dernières semaines, avec la disparition progressive des arbres du parc du Cinquantenaire, mais aussi de ceux de l'avenue de Tervueren et même de certains autres près de chez moi. Je lui explique que je suis le seul à remarquer ces disparitions ou du moins à les trouver normales. Derrière sa mine impassible, je devine une sorte d'incompréhension dans ses yeux, comme si moi, le patient-modèle dont il n'avait jamais eu à se plaindre, je le décevais en lui révélant mon instabilité mentale. Je décide de ne pas lui parler du drôle de bonhomme avec son détonateur qui s'est évaporé sur la place des arcades.

Lorsque je finis mon petit exposé de la situation, il murmure un instant, pensif. Il pose son regard sur les notes qu'il a gribouillées pendant que je lui parlais et me répond.

- Une petite dépression saisonnière, rien de bien inquiétant. Je vais vous prescrire quelques vitamines et vous diriger vers un mien collègue psychologue, afin de voir si un suivi est nécessaire pendant les prochaines semaines.

Je n'ai jamais aimé cette distance que les docteurs mettent entre leurs patients et eux. Le vouvoiement m'insupporte et me fait toujours l'effet d'un mur de glace construit entre moi et mon interlocuteur. Ici, c'est encore pire : j'ai l'impression que mon point de repère se fissure et disparaît dans les ténèbres. La séance se termine et il me prescrit quelques jours de congé pour me reposer un peu de mes émotions. Je le remercie avant de m'en aller.

Chose incroyable, je réussis à avoir un rendez-vous chez le psychologue pour le lendemain, un autre patient ayant décommandé pour le créneau qui m'échoit. Je passe le reste de cette journée du lundi à me détendre. J'en profite pour me reposer, pour ranger un peu la maison qui en a bien besoin. Au soir, je prends un bain et j'en profite pour terminer un livre que j'avais mis de côté. Je m'enferme dans une bulle faite d'habitudes concrètes et d'une bonne dose de fiction. J'avais oublié à quel point cela peut faire du bien de se déconnecter de la réalité.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Alexis Ids ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0