Cortinaires

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L’avis d’obsèques s’étalait en page douze du Berliner Morgenpost.

Sur une colonne, le conseil d’administration de la Neue Chemische invitait les lecteurs à partager sa tristesse. La veille, Otto Hirsenberger, président directeur général de ce fleuron de l’industrie berlinoise, était malheureusement décédé des suites d’une insuffisance rénale sévère.

Page trois, un article relatait la brillante carrière de cet homme d’affaires qui avait su transformer l’entreprise familiale de fabrication de pesticides en un géant de la chimie mondiale.

Le journaliste soulignait la bonhomie d’Otto Hirsenberger, son goût pour les plaisirs simples : la pêche, le kayak, la cuisine...

David Bach posa le journal sur le comptoir et contempla la salle du restaurant. En cette heure matinale, les tables étaient vides. Les premiers clients arriveraient vers midi : quelques salariés des entreprises locales, l’aréopage habituel des commerçants des boutiques de la Levetzow Staße et des cabinets d’avocats voisins ; la cuisine de David était réputée dans le milieu des gastronomes berlinois.  

Trois mois auparavant, le PDG de la Neue Chemische avait franchi les portes de son établissement, accompagné de Karl Schmitt, un avocat plus célèbre pour ses aventures extraconjugales que pour ses réussites judiciaires. Karl était un fidèle du Schwarz Kiefer, le restaurant de David, et avait pris l’habitude d’y emmener ses clients. Ce n’était pas le regard bleu acier d’Otto Hirsenberger que David avait tout d’abord reconnu. L’homme engoncé dans un manteau de laine noire s’appuyait sur une canne d’ébène et  boitait de la jambe gauche. Cette claudication avait ramené David quarante années plus tôt. Il s’était revu, jeune homme solide de vingt-cinq ans, faisant la queue au milieu de centaines de personnes le long d’une voie ferrée.

Otto Hirsenberger avait commandé la spécialité maison, l’escalope de veau aux cèpes et aux pâtes, et avait assuré David qu’il reviendrait dans son établissement si le repas lui donnait satisfaction. David s’était rendu en cuisine et avait mis tout son savoir-faire dans la confection du plat.

Le chef d’entreprise  avait tenu parole. Un vendredi sur deux, il avait pris l’habitude de franchir  les portes du Schwarz Kiefer pour goûter les spécialités de David.  Le cuisinier se chargeait lui-même de la préparation et du service des plats du PDG. Chaque fois qu’il tendait l’assiette en souhaitant un bon appétit à l’homme vêtu de noir, David se remémorait leur première rencontre.

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Cet hiver-là, la neige était tombée sans discontinuer. Sur cette allée de terre battue, David avait senti le froid glacer ses orteils. Les deux files avançaient lentement. Judith se retournait de temps en temps pour lui adresser un sourire anxieux. David se rappelait encore ses traits creusés par le voyage, ses cheveux ramassés en un chignon serré.  Fragile, inquiète, mais toujours aussi belle.

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Otto Hirsenberger appréciait tout particulièrement les accompagnements de pâtes et de champignons. « Des plaisirs ordinaires pour un homme ordinaire », comme il le répétait à David. Le cuisinier avait passé de longues heures dans les forêts du Brandebourg à la recherche des champignons et des herbes sauvages qui relevaient ses recettes.

Voici quinze jours, le PDG s’était à nouveau assis à la petite table de chêne que David lui réservait. Des cernes profonds marquaient ses yeux clairs.

— Mon bon ami, avait-il dit au chef cuisinier, je ne vous rendrai pas visite avant longtemps. Mes médecins, ces andouilles, me prescrivent un mois de repos dans une clinique de la forêt noire. La faute à ces maux de ventre qui me pourrissent la vie ! Alors, gâtez-moi, Monsieur Bach, avant que je ne tombe aux mains de ces nutritionnistes adeptes de la cuisine sans sel et sans goût !

Quand Otto Hirsenberger avait quitté son restaurant, David savait qu’il ne le reverrait plus. Tout comme il savait que le véritable nom du PDG était Adrian Huber.

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La file de gauche avait pris de l’avance. À son extrémité, un homme en blouse blanche encadré par deux gardes effectuait le premier tri. David avait remarqué une dizaine d’enfants mis de côté : des jumeaux et des jumelles de toute évidence. Une femme protesta courageusement quand le médecin désigna ses deux petites filles, des gamines de cinq ans à peine. Un homme surgit entre les files et lui projeta en pleine figure une canne noire au pommeau d’acier. David entendit distinctement le bruit de l’os nasal qui se brisait. La femme s’effondra, assommée. L’homme en uniforme de la Waffen-SS jaugea la foule pétrifiée de ses yeux bleus et cria :

— Le premier d’entre vous que j’entends sera passé par les armes !

Il regagna son poste en boitillant. David venait de rencontrer le Hauptsturmführer Adrian Huber, capitaine de la compagnie qui surveillait le camp.

Judith fut placée d’office dans la longue file qui se rendait aux douches. Bientôt, ce fut au tour de David d’affronter le regard inquisiteur du médecin. Il l’entendit grommeler « Sonderkommando ». Un garde lui désigna un attroupement de jeunes hommes et le poussa d’une bourrade nerveuse.

C’était le 23 décembre 1944. Un mois plus tard, l’armée russe libérait Auschwitz.

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David se rendit dans la cuisine, salua les commis qui épluchaient les légumes et se dirigea vers son bureau. Il ferma la porte vitrée à clef puis composa la combinaison du coffre.  La boîte en fer-blanc était presque vide. À peine  une dizaine de chapeaux de cortinaire des montagnes. Le tueur silencieux, lui disait son père en désignant ce champignon dont les effets mortels, s’ils étaient certains, n’étaient jamais immédiats.

David ouvrit le poêle qui réchauffait la pièce. Il y jeta le contenu de la boite puis, après réflexion, le récipient lui-même.

L’horloge sonna la demie de onze heures. Les premiers clients arriveraient bientôt.


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