79. Le Châtelain dans leurs pensées

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Maxime

Je m’installe confortablement dans mon canapé dans la salle ronde de la Tour où mon ami Nestor assume son rôle de garde de la plus placide des façons, à mes côtés. Avec Miléna et Lili, nous avons lustré l’armure et l’avons bien nettoyée et nous avons eu le plaisir de voir des armureries que Miléna a réussi à traquer sur le site de la Bibliothèque Nationale de France. Il ne s’agit pas d’armureries royales et donc cet équipement n’a pas appartenu au Hutin comme l’épée, mais il date de la même époque et appartenait à un de mes aïeuls qui s’est battu aux côtés du roi de France contre les Anglais. Excitant d’imaginer un de mes ancêtres sous tout ce métal, combattre, se prendre des coups, parader. Et donc, ce matin, une fois tout bien séché, nous avons remonté les différentes pièces dans la tour et les avons assemblées sur un mannequin afin de l’installer dans cette pièce où, avec les reflets du soleil, elle sera bien mise en valeur.

J’ouvre mon ordinateur portable et tape l’adresse du blog de Miléna qui m’a dit qu’elle était d’accord pour que je le lise, mais qu’elle ne voulait pas que je le fasse en sa présence. Elle doute de la qualité de ses écrits, ce qui n’est pas du tout mon cas, et elle me dit que derrière l’anonymat du blog, elle s’est beaucoup dévoilée et qu’elle préfère que je me fasse ma propre opinion sur le contenu sans qu’elle soit là pour m’influencer. Je profite donc qu’elle soit allée faire les courses au marché de Calais avec Lili pour découvrir ce qu’elle raconte, en attendant le retour de Tom que ses grands-parents vont ramener en milieu d’après-midi.

Je commence la lecture de ses quelques chapitres sur son voyage depuis l’Arménie. Elle l’a écrit à froid, une fois arrivée au château, mais on sent à travers ses mots toutes les épreuves qu’elle a dû affronter. Elle m’a déjà raconté tout ça, et ce n’est donc pas une surprise pour moi, mais de le voir écrit, cela rend les choses encore plus réelles, et j’avoue que j’ai un petit frisson quand elle raconte comment elle a traversé la frontière en Italie au fond d’un camion dont l’aération s’est arrêtée. Il s’en est fallu de peu pour qu’elle y passe. Je continue ma lecture, suis son parcours au fil des chapitres du blog et m’émerveille devant sa capacité à décrire ses sentiments lorsqu’elle nous rencontre, les enfants et moi, lorsque je la trouble. Notamment, ce petit passage me touche :

Le châtelain a cette capacité à rendre magnifique un simple petit instant du quotidien. Hier, il est rentré tôt du travail et a surpris les enfants qui étaient en train de faire leurs devoirs avec la nounou-furie. Il a chamboulé tout le planning très organisé du soir pour leur proposer d’aller pique-niquer sur la plage, au grand dam de la baby sitteuse qui déteste presque autant que le petit qu’on la bouscule dans ses petites habitudes. Les enfants, eux, étaient ravis, et Monsieur Intense (c’est son nouveau surnom, il faut dire qu’un regard de sa part peut vous pousser à l’auto-combustion) avait tout préparé. Plus que la joie des enfants, c’est le sourire que leur père a affiché qui m’a frappée. Cet homme donnerait tout pour eux, et ça se voit au premier coup d’œil. Chaque gamin mériterait un père tel que lui. S’il savait à quel point ses enfants l’aiment et l’admirent, il arrêterait sans doute de se poser toutes ces questions silencieuses que je vois passer dans ses yeux lorsqu’il les observe de loin.

C’est fou comme elle a su me percer à jour et deviner ce qu’il se passe en moi, mes doutes et mes interrogations sur le fait de les élever seul. Quand j’arrive au dernier article, je suis d’abord surpris de voir sa longueur. Alors que les autres sont parfois très courts, celui-ci est beaucoup plus long et semble construit différemment. C’est sûrement parce qu’il s’agit de celui sur les camps de migrants. Miléna a été frappée par le dénuement des personnes, mais aussi leur courage. L’article est un savant mélange de faits replaçant le contexte, de descriptions de leur situation et à travers tout le texte, on a l’impression qu’il y a une voix qui nous parle, qui nous livre discrètement mais certainement ses émotions et son ressenti, sa colère et son admiration. C’est vraiment un article très émouvant et très bien fait qui mériterait d’être publié pour le grand public.

Je referme mon ordinateur et reste ainsi dans mon canapé, le regard perdu vers l’horizon, jusqu’à ce que la jolie blogueuse se gare en bas de chez moi. Quand je la retrouve dans la cuisine alors qu’elle est en train de ranger les légumes et les fruits qu’elle a achetés, je suis obligé de la serrer dans mes bras et de l’embrasser longuement.

— C’est beau ce que tu as écrit, ma Chérie, finis-je par dire. Et moi aussi, je t’aime.

— Oh, tu as commencé à lire mon blog ? rit-elle. Alors, pas trop de fautes de français ?

— Il y a deux ou trois coquilles, mais c’est presque parfait. Et c’est surtout magnifique. Tu as un vrai talent, tu sais ?

— Il faut bien que mes études servent à quelque chose, non ? Ce serait dommage d’écrire n’importe comment en étant journaliste.

— Et ce dernier article sur le camp des migrants, il faut que tu l’envoies à un journal français pour le faire publier, tu sais ! Il y a tout dedans ! Même moi, ajouté-je en souriant.

— Tu es indissociable de cette aventure, beau châtelain. Mais je n’ai pas la prétention de vouloir le faire publier, tu sais… Même si ça ne touche que les quelques personnes qui me lisent, ça me va.

— Eh bien, si tu ne veux pas le faire, je vais l’envoyer à un ami qui décidera s’il veut le mettre dans son journal ou pas. On verra bien, je vais juste lui envoyer le lien du blog, sans dire que je connais l’auteure. Et on verra bien ce qu’il en fera. Tu es d’accord ?

— Heu… Si tu veux, oui. J’imagine qu’au pire, il dira que c’est moyen et tant pis. Je suis contente que ça te plaise, en tous cas.

Nous sommes interrompus par Emilie qui débarque à son tour dans la cuisine en criant.

— Papa ! Miléna ! Tom est de retour ! Et c’est pas Papy et Mamie qui l’ont ramené, mais c’est Maman qui est là ! Vous n’avez pas entendu la voiture se garer ? Il faut venir, Maman vous attend pour rentrer !

— Oh, ta mère est là ? lui demande Miléna avant de me jeter un coup d’œil. Je vais finir de ranger les courses pendant que tu retrouves ton fils.

— J’espère qu’on ne va pas recommencer comme la dernière fois, soupiré-je avant de me laisser entraîner par Lili jusqu’à l’entrée du château où, effectivement, Florence m’attend avec Tom.

Celui-ci vient se jeter dans mes bras dès qu’il m’aperçoit. Je le réceptionne et le serre fort contre moi alors qu’il est déjà en train de me raconter toutes ses vacances chez ses grands-parents.

— Papa, j’ai fait un tour sur un âne et puis on est allés se baigner et le musée des marins, c’était trop bien ! J’adore les vacances ! Mais vous m’avez manqué, Lili et toi !

— Eh bien, il va falloir que tu nous racontes tout ça et que tu nous montres les photos ! Papy et Mamie en ont envoyé quelques unes, mais je n’ai pas tout vu ! Et tu n’es pas bavard au téléphone, mon fils, tu viens de m’en dire presque plus en quinze secondes que lors de tous nos appels cette semaine !

— J’aime pas parler dans un téléphone, c’est nul, me dit-il alors que Casanova plante sa truffe entre nous et donne des coups de tête pour recevoir ses caresses.

— Tu n’aimes pas non plus les visios, ça promet quand tu seras assez grand pour quitter la maison, dis donc ! Et toi, comment tu vas ? demandé-je à sa mère qui reste toujours immobile près de nous. Je croyais que tes parents allaient se charger du retour. Il faut que je te prépare ta chambre ?

— Non, non, c’est bon… Je voudrais juste discuter un moment avec toi, si tu veux bien, mais je ne veux pas déranger.

— Viens, on va aller saluer Nestor. Tom, tu dis à Miléna qu’on arrive, s’il te plaît ? On sera dans la Tour si vous nous cherchez.

— D’accord, Papa. Maman, tu ne pars pas sans me dire au revoir, hein ?

— Promis, Chaton, lui dit-elle en lui lançant un sourire rassurant. Je te suis, Maxime.

Nous montons les marches en silence et je remarque en la suivant qu’elle porte le même parfum que le jour de notre mariage. Je sens que l’entretien va encore m’énerver.

— Tu veux discuter de quoi ? Tu sais que tu n’es pas la bienvenue ici, même si, pour l’instant, je ne peux pas te refuser d’y vivre, l’attaqué-je directement.

— Je n’ai pas envie de me battre, Maxime, soupire-t-elle en se plantant devant la fenêtre. Je peux comprendre que tu sois agacé, mais j’agite un drapeau blanc, si tu veux bien. J’ai consulté, cette semaine, et je suis sous traitement. Je compte bien me sortir de tout ça, même si la montagne me paraît vraiment très haute…

Je suis surpris de l’entendre s’exprimer ainsi et ce qu’elle dit doit être vrai car son ton me semble un peu ralenti.

— C’est bien si tu vois quelqu’un, dis-je. Cela te fera du bien, mais ne compte pas sur moi pour te dire que tout est oublié et tout repart comme avant.

— Je ne t’ai rien demandé de tel… Bien sûr, j’aimerais qu’on ait une nouvelle chance, toi et moi. Je… Je me rends compte à quel point j’ai mal agi, si tu savais comme je m’en veux et comme je suis désolée, me dit-elle en se tournant dans ma direction. Tu ne méritais pas ça, tu es quelqu’un de bien, Maxime, et tu as été un mari formidable.

— Il n’y aura pas de nouvelle chance entre nous, Florence. Je suis heureux avec Miléna et je ne remettrai pas ça en cause. Mais OK pour un drapeau blanc. Pour les enfants, c’est ce qu’il faut, de toute façon.

— Oui, j’ai bien compris que tu étais amoureux d’elle… Il me faudra du temps pour l’accepter, et j’espère vraiment qu’elle est sincère avec toi. Je te souhaite d’être heureux avec elle. Je signerai les papiers du divorce, si c’est ce que tu veux, me dit-elle d’une petite voix.

Je sens bien qu’elle essaie de me faire craquer, de jouer sur ma corde sensible et j’avoue que je suis un peu touché de la voir si fragile, mais cela n’est pas suffisant pour me convaincre de lui donner une nouvelle chance.

— Oui, c’est ce que je veux, Florence. Séparons-nous et réglons ce divorce à l’amiable, tu pourras refaire ta vie, sans moi. C’est ce qu’il faut faire, sinon on va passer le restant de notre vie à se battre et je n’en ai pas envie. Pas après tout ce que nous avons vécu tous les deux.

— On a quand même vécu de belles choses aussi, non ?

— Oui, c’est ça que je voulais dire, Florence. Après toutes ces belles choses, il ne faut pas se quitter en ennemis. Mais il faut passer à autre chose, et ce n’est pas en restant ici que tu y arriveras.

— Je sais bien, mais pour tourner la page, il faut en avoir vraiment envie. Je ne sais pas comment on peut avoir envie de passer à autre chose quand on t’a connu, Maxime.

— Ne va pas sur ce terrain-là, la flatterie ne te mènera à rien. C’est terminé entre nous, il faut que tu travailles avec ton ou ta psy sur la question et tu verras, ça finira par aller mieux. Tu repars ce soir, alors ou tu souhaites passer quelques jours ici ?

— Non, je vais partir ce soir… Ça vaut mieux, vu l’accueil, soupire-t-elle. Je fais je ne sais combien de pas dans ta direction et tu me traites encore comme une malpropre.

— Je fais ce que je peux, tu sais ? J’aimerais me montrer plus agréable, mais je n’y arrive pas. Tu avais d’autres choses à voir avec moi ?

— Oui. Je voudrais avoir la possibilité de prendre les enfants aux prochaines vacances, s’ils en ont envie, me dit-elle plus froidement.

— Bien sûr, au moins la moitié des vacances, pour que ça soit équilibré. Tu comptes rester chez tes parents ? Parce que si tu habites dans le coin, on peut s’arranger pour que tu les aies plus souvent… Si tu restes en Normandie, ce sera un peu plus compliqué, je pense.

— Je vais rester chez eux quelques mois, oui. Le temps de reprendre du poil de la bête. Ensuite, je reviendrai dans le coin.

— On trouvera toujours les moyens de s’arranger, ne t’inquiète pas. Il faudra juste s’assurer que les enfants sont d’accord avec tout ça. Allez, retournons les voir. Tu as encore de la route à faire, et l’heure tourne.

Je lui fais signe de me suivre et, quand elle passe devant moi pour sortir de ma pièce, je ne sais pas ce qu’il me prend, mais je passe mes bras autour de ses épaules et l’attire contre moi. Elle ne dit rien, ne fait même pas un geste pour me serrer en retour mais ne se recule pas non plus. Nous restons ainsi, en silence, quelques instants, avant que je ne la repousse doucement.

— Tout ira bien, Florence, tu verras. La deuxième partie de notre vie sera au moins aussi bien que la première.

— Pour toi, peut-être, je n’en suis pas encore à penser ça. On verra, Carpe Diem.

En effet, Carpe Diem. J’avoue que c’est une philosophie qui me convient tout à fait. Et quand nous la regardons partir, Lili et Tom entre Miléna et moi, je pense que nous avons conscience de la chance d’être réunis tous ensemble alors qu’elle part seule de son côté. La roue tourne, Miléna l’a bien aidée de mon côté, et je souhaite à mon ex-épouse de connaître elle-aussi la joie de rencontrer une nouvelle âme sœur.

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