52. Le poste des retrouvailles

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Miléna

— Puisque je vous dis que je suis hébergée là-bas et que mes papiers y sont ! m’agacé-je en me redressant sur ma chaise.

— On se calme, Mademoiselle Serobyan. Mes collègues ont tenté d’appeler ce monsieur… De la Marque, mais il est injoignable.

Je soupire et me renfonce dans ma chaise en observant le petit bureau surchargé dans lequel on me questionne. J’ai l’impression d’étouffer, et le bazar qui s’étend devant moi me donnerait presque une folle envie de nettoyage. Je me souviens encore de mon bureau, au journal, toujours nickel, bien organisé, sauf quand j’étais perdue dans mes recherches pour un article.

— Vous pourriez essayer d’appeler le port ? Il travaille là-bas.

Le policier me regarde avant d’éclater de rire. Je jure que la façon dont il me traite depuis que je suis arrivée ici est vraiment honteuse. Alors, c’est comme ça qu’on considère un étranger sur le territoire français ? C’est juste révoltant, j’ai l’impression d’être une moins que rien pour lui, une profiteuse, une gêne qui devrait juste être renvoyée dans son pays par le premier avion disponible, quand bien même j’y risquerais ma vie.

— C’est quand même un comble. Vous êtes hébergée chez un homme qui travaille au port ? Une réfugiée, chez un type qui pourrait vous faire entrer et traverser ?

— Laissez tomber, n’appelez surtout pas le port, marmonné-je.

J’ai dit ça sans réfléchir, mais vu les problèmes de Maxime à son travail, je doute qu’un appel de la police pour savoir s’il héberge bien une étrangère chez lui soit une excellente idée.

— Donc, on fait quoi, Mademoiselle ?

— Eh bien, essayez encore de l’appeler chez lui, je ne sais pas, moi. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?

— Ouais, arrête de t’amuser avec elle, Jérome, on va lui prendre ses empreintes et le système va nous dire si on peut la renvoyer ou pas. Je sens qu’on va lui offrir un aller simple pour le centre de rétention, je te parie une bière qu’elle nous baratine.

— Allez-y, pariez, dis-je en me penchant vers celui qui m’interroge depuis tout à l’heure, vous aurez une bière gratuite, je peux vous le garantir.

Je me retiens de lui dire qu’il ne la mériterait sans doute même pas, et me lève lorsque son collègue me fait signe afin de le suivre dans une autre pièce. En deux temps, trois mouvements, et alors qu’ils auraient pu le faire il y a déjà un moment, mes empreintes sont prises et on me réinstalle dans ce bureau oppressant, où une femme, elle aussi en tenue, me surveille pendant que ses deux collègues doivent se boire un café tranquille pendant leur pause. Peut-être qu’ils devraient nous tatouer des codes barres, ce serait plus rapide encore, et on serait facilement reconnaissables ? J’aurais bien plusieurs idées loufoques à leur proposer, puisque je me retrouve là, à devoir supporter le silence, et que mon cerveau compense en surchauffant.

Je ne voulais pas qu’ils appellent Maxime, mais mes papiers sont restés sur le bureau du salon. Je devais les prendre en déposant la lettre, mais ça m’est sorti de la tête. Et je me retrouve bien dans la galère, maintenant, dans ce poste de police froid et peu accueillant.

— Vous pensez qu’ils en ont pour longtemps ? demandé-je finalement en remontant la fermeture éclair de ma veste.

— Oh, les résultats sont immédiats. Là, ils vous gardent en observation parce qu’ils se demandent s’ils ne vont pas en référer au juge pour prostitution. On vous dira quand la décision sera prise.

— Prostitution ? m’étonné-je. Mais… Qu’est-ce qui leur fait penser ça ? Franchement, j’étais près de l’église, je marchais avec mon gros sac à dos, je n’étais pas du tout en train de… Comment vous dites, ici ? Chercher un client ? N’importe quoi, enfin !

— Ah mais non, c’est par rapport à votre hébergement. Ne nous faites pas croire qu’il est gratuit, quand même ! Bref, taisez-vous, je travaille, moi. Si vous continuez, on vous remet en cellule avec les autres.

Merde… J’ai parlé trop vite, sans réfléchir, pour essayer de me sortir de là, et me voilà en train de m’enfoncer, et peut-être même de causer des soucis à Maxime par la même occasion. Quelle galère, tout ça !

— Et donc vous partez du principe qu’une femme hébergée chez un homme couche forcément pour payer son séjour… C’est beau, la France au vingt-et-unième siècle, soupiré-je.

Bon, techniquement, je couche… Mais ça n’a strictement rien à voir avec ça, c’est ridicule. C’est une toute autre histoire ! L’alchimie, l’attirance, les sentiments… On est bien loin du coup vite fait pour pouvoir dormir à l’abri.

— Taisez-vous, j’ai dit.

Ben voyons. L’échange est à sens unique quand on pointe du doigt ce qui ne va pas, évidemment. Je soupire et glisse mes mains dans mes poches en patientant tranquillement, sans pouvoir m’empêcher de me dire qu’elle est bien belle, la devise française, mais surtout questionnable. Mon cerveau est très occupé à en trouver de nouvelles, bien moins vendeuses de rêves, quand j’ai l’impression d’entendre mon prénom crié au loin. Je relève la tête et tends l’oreille, mais n’entends plus rien d’autre que le brouhaha des policiers en plein travail. Je me dis que j’ai dû halluciner quand le fameux Jérome débarque dans le bureau, suivi de deux petites têtes que je connais trop bien et qui se précipitent sur moi pour m’enlacer. Bon sang, même Tom vient me faire un câlin et mes yeux s’embuent immédiatement alors que je les prends dans mes bras. Je peine presque à distinguer Maxime, posté à la porte, silencieux, mais qui ne rate rien de la scène.

— Mais qu’est-ce que vous faites là, tous les trois ? Vous n’êtes pas à l’école, vous ?

— Ces personnes disent vous connaître. Et on dirait que c’est le cas, indique Jérôme, revenu magiquement au vouvoiement.

— Miléna ! Tu ne dois pas partir ! Nous, on n’a pas peur ! indique Tom. Tu vois, il y a plein de policiers, ici, on ne risque rien !

— En Arménie aussi, il y en a, et ça n’empêche pas le danger, tu sais, soupiré-je. Je… Je suis désolée d’être partie, mais c’est ce qu’il y a de mieux à faire, pour vous trois, vraiment.

— Monsieur, vous confirmez que c’est bien la dame que vous hébergez ? Et qu’il n’y a rien entre vous qui aille contre la loi ?

Le policier fait comme si je n’existais pas et s’adresse à Maxime avec une révérence qu’il ne m’a jamais montrée.

— Oui, je confirme. Et je peux vous signer la décharge tout de suite. Et puis, vous le voyez bien, elle est vraiment invitée chez nous, vous voyez comme sont les enfants avec elle ?

— Bien, je vais faire le PV de garde à vue et vous pourrez la ramener chez vous. Mais à votre place, je ne m’embêterais pas à ça. Vous vous rendez compte si tous les migrants se pointaient chez vous ? On ne peut pas accueillir toute la misère du monde quand même !

J’ai vraiment l’impression de ne pas exister. Il s’adresse à Maxime comme s’il était le propriétaire d’un chat qu’il vient récupérer chez le vétérinaire, ou d’une voiture qu’il a mise en révision. C’est fou, ça. D’ici à ce qu’il propose l’euthanasie, il n’y a qu’un pas.

— C’est vrai qu’il est plus facile de fermer les yeux sur la misère du monde, monsieur l’agent… ne puis-je m’empêcher d’intervenir. Merci, j’attends le PV alors, je dois le signer, c’est ça ?

Je ne sais absolument pas ce qu’est un PV, et j’espère ne pas passer pour une gourde, mais j’imagine, vu la paperasse toujours nécessaire ici, qu’il s’agit d’un document. Espérons que je n’ai pas visé à côté.

— Le PV n’est pas pour vous, Mademoiselle. C’est pour la hiérarchie. Vous, vous sortez comme vous êtes venue. Et n’oubliez pas votre sac, désolé pour le désordre à l’intérieur, mais on a dû le fouiller. Attendez-moi à l’accueil, je validerai votre sortie.

J’acquiesce sans masquer mon agacement plus que ça et me lève pour récupérer mon sac. Plus de vie sociale, plus de vie intime, plus de liberté de circulation, voilà à quoi j’en suis réduite. Et je joue le mouton en suivant docilement la policier qui nous escorte dans les couloirs jusqu’à l’accueil, où on nous fait patienter sur des sièges peu confortables.

Je n’ose même pas regarder Maxime, ni les enfants en fait. J’ai tellement honte de m’être retrouvée ici, sans parler du malaise d’être partie comme ça du château. Je me sens affreusement mal, et pour autant, je ne me vois pas retourner chez eux comme si de rien n’était. D’un autre côté, je ne suis pas sûre que Maxime soit d’accord pour que je rentre avec eux. Je suis totalement paumée, en fait.

Nous patientons en silence et l’agent revient finalement nous signifier que nous pouvons y aller. Nous nous levons comme un seul homme pour sortir, et Maxime me devance pour récupérer mon sac à dos qu’il passe sur son épaule tandis que Lili attrape ma main.

— C’est vraiment moche, un poste de police, Papa, Mais toute la peinture est neuve, c’est pour ça que tu paies plus d’impôts ? lui demande Tom alors que nous passons la porte.

— Non, même pas, sourit-il avant de poser son regard troublé sur moi, hésitant à poursuivre. Miléna, tu sais, j’ai réfléchi, là, au poste. Si tu ne veux pas rentrer, on ne va pas te forcer. Ce n’est pas à nous de décider pour toi et donc, si tu le souhaites, je peux te payer un billet pour Paris. Ou une autre ville. Je ne veux pas t’imposer quoi que ce soit.

— Tu ne comprends pas, Max… Ce n’est pas ça la question. Bien sûr que j’aimerais rentrer, mais… C’est trop risqué pour vous de m’accueillir au château.

— Arrête avec ça. Les enfants et moi, on ne risque rien. On n’est pas en Arménie, ni même en Corse. Ici, il n’y a pas de gang, pas de mafia, on a un climat sain. Si c’est juste une excuse pour ne plus nous voir, dis-le nous franchement et puis voilà. Si ce n’est pas le cas, on rentre ensemble et on affronte la suite ensemble.

Il ne se rend pas compte, ce n’est pas possible autrement. Est-ce qu’il a conscience que Vahik a été tué à cause de mon article ? Que la mafia peut être partout sans qu’on le sache ? Que les risques sont réels et pas simplement dans ma tête ? Et, est-ce qu’il se rend compte à quel point il me blesse en pensant que je n’ai tout simplement plus envie de les voir ? C’est n’importe quoi.

— Ok, je suis vraiment désolée d’être partie comme ça, mais comme je vous l’ai dit dans ma lettre, ce n’est vraiment pas ce que je voulais. C’était juste la chose à faire. Peut-être que tu penses que je ne risque rien ici, et donc que vous non plus, mais j’ai vu de quoi ils sont capables, moi…

— Miléna, tu reviens au château avec nous ? demande Lili. Vous pourrez continuer à parler à la maison et comme ça, Tom et moi, on peut jouer en attendant cet après-midi de retourner à l’école. Nous, on est d’accord avec Papa, en tous cas. Il faut que tu reviennes !

Je soupire et acquiesce, récoltant un nouveau câlin de la jeune fille alors que Tom m’observe avec curiosité. Ou suspicion ? Il est un peu trop perspicace, le petit. Si j’accepte, c’est pour eux, mais surtout pour leur faire comprendre et faire comprendre à Maxime que je ne raconte pas n’importe quoi. Une chose est sûre, je ne serai pas rassurée de retourner au château, ni pour moi, ni pour eux. Je suis sûre que ce mec n’était pas net, et je n’arrive pas à me sortir cette idée de la tête.

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