Partie 7 : Où l'auteure rencontre des difficultés en écrivant son livre

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Ce petit jeu dura cinq ans, et ce furent cinq ans de fluctuations, de bons et de mauvais moments, de sociabilité extrême et de grande solitude. Au lycée, je parlais constamment de ces personnages à des amis qui étaient, eux aussi, embarqués dans une aventure fictive de leur cru. Une en particulier s'amusait à comparer les caractéristiques de Léonard avec celles de l'un de ses personnages, qui, lui, était souvent dessiné et avait plutôt vocation à terminer dans un roman graphique. J'écrivais et je numérotais soigneusement les différentes scènes de mon histoire (si soigneusement que j'en ai retrouvé une intitulée seulement « j'ai oublié le numéro, fuck »), et comme j'étais désormais incapable de garder le moindre jet créatif pour moi, je faisais tout lire à mes camarades de classe et de chambre. Mon œuvre était constituée de feuillets mobiles écrits au criterium (habitude que j'ai gardée), annotés dans les marges de commentaires plus ou moins positifs. C'était une sorte de mini-forum en personne, une réunion de passionnés d'une seule œuvre qui ne devait jamais sortir, mais dont la conception était un excellent divertissement, quelque chose à regarder et à savourer.

Moi, j'étais prise dans une délicieuse lune de miel avec mon roman. J'y pensais tout le temps, je lisais et relisais jusqu'à les connaître par cœur les fragments d'histoire déjà écrits et j'en ajoutais avec jouissance de nouveaux. J'écrivais partout, tout le temps, dans les marges de mes cahiers, sur des feuilles, sur mon téléphone. Je réfléchissais constamment à de nouvelles idées à ajouter à mon histoire, à de nouveaux flash-backs qui n'apportaient rien au récit, sinon une plus grande connaissance de mes personnages adorés, plus de saveur, plus de mordant. Parfois, j'avais des flashs, et je voyais s'unir deux éléments jusqu'alors séparés, je voyais s'éclairer soudain les motivations d'un personnage à qui j'avais, par instinct, fait faire ceci ou cela. J'étais si heureuse alors, je me sentais pousser des ailes. J'avais, très honnêtement, l'impression d'avoir fumé ou bu, la sensation d'une drogue qui se serait répandue dans mes veines et aurait influé sur mon humeur.

Je pense que l'on sentait, dans ces extraits, dans ces scènes détachées les unes des autres, le plaisir que je prenais à écrire. Je vais vous en recopier quelques morceaux. Mis à part de légères précisions et des changements de prénoms (car rappelez-vous, dans cette histoire, tout le monde a droit à un pseudonyme, même les personnages de fiction), le texte, sa grammaire et sa ponctuation sont d'époque, donc ils n'adhèrent pas aux canons que je respecte maintenant. J'éprouve toujours un certain attachement envers ces fragments de vie, bien que la gêne de savoir ce que je sais maintenant sur cette histoire, sur la nature de certains de ses composants, gâche un peu mon plaisir.

« Pendant ce temps, [Blanche B.] attendait [son petit ami] en faisant la sieste ou en observant les allées et venues dans l'hôtel, surprenant de temps à autres [Léonard] dans ses occupations. Étrangement, ses sourires l'effrayaient beaucoup plus que les regards meurtriers qu'il lançait aux autres personnes. Son visage ne semblait pas être fait pour exprimer de la joie. Les expressions qui y défilaient au fil des jours étaient des entrelacs compliqués de différentes émotions. Lorsqu'il lisait ou réfléchissait, c'était un mélange de réflexion profonde et d'embarras, qui pouvait figer ses traits pendant un très long moment. D'autres fois, dès qu'il posait une question ou commandait quelque chose [au bar de l'hôtel], c'était de l'impatience mêlée d'un léger dégoût qui se lisait sur son visage, une expression insultante qui provoquait un vif malaise chez celui qui croyait en être visé. Il y avait aussi des moments où il restait neutre, sans aucune émotion apparente. Mais ceux-ci n'étaient pas fréquents, et un léger changement finissait par faire basculer son expression d'un côté ou de l'autre. Lorsque [Léonard] souriait, ce n'était pas la joie qui dominait chez lui. Il y avait quelque chose de provocateur, de figé, malgré la sincérité de ce visage. En vérité, il n'avait jamais appris à sourire. »

« Sa mémoire ridiculeusement développée n'était pas parvenue à retenir cette image, préférant conserver des noms de plantes, des odeurs, et des recettes de cuisine qui n'avaient jamais servi, rangés et classés comme dans une encyclopédie, séparés par de minces barrières mentales, des connexions mal faites qui menaçaient de se rompre d'un moment à l'autre, d'éparpiller leur précieux contenu jusqu'aux recoins les plus sombres de son hémisphère gauche, provoquant un court-circuit qui pourrait lui être fatal. [Léonard] avait appris sa propre rigueur par assimilation, n'ayant autour de lui pendant toute son enfance que des hommes en costume sombre, aux traits marqués et au visage impassible. D'aussi loin qu'il s'en souvienne, elle avait toujours fait partie de lui. Il n'avait aucune image de son enfance qui fasse état d'une quelconque perte de contrôle. Il ne se rappelait pas d'une crise piquée dans un magasin, ni de la moindre dispute causée par un prétexte futile. Sa mémoire n'était peut-être pas fiable, après tout. »

« Ses angoisses de la veille oubliées, [Glenda] passa l'après-midi sur la terrasse, un café dans une main et une cigarette dans l'autre, la petite table plongée dans un silence serein. Ce silence, elle l'interrompait de temps à autres, pour faire part d'une observation qu'elle pensait intéressante, ou bien pour poser à [Léonard] une question sur l'hôtel ou sur le parc, juste pour s'assurer qu'il ne l'oubliait pas.

Vers dix-sept heures, pourtant, ce fut [Léonard] qui, les sourcils froncés, prit la parole.

"Il y a quelque chose qui m'intrigue..."

[Glenda] écarquilla les yeux, d'une manière à peine perceptible.

"Il y a une cliente qui ressemble comme deux gouttes d'eau à [Emilia]."

[Glenda] se détendit, jeta un coup d'oeil autour d'elle, comme par réflexe, et revint à [Léonard]. Soudain, elle se rappela.

"Vous parlez de la petite rousse qui est toujours avec ce grand garçon aux cheveux bouclés ?"

La mention du "grand garçon" fit sourire [Léonard]. Bien sûr, ce jeune homme était beaucoup plus grand que [Glenda], mais il restait dans la moyenne.

"Je pensais qu'elle était de la famille d'[Emilia], continua [Glenda], mais je ne les ai jamais vu se parler. Je ne sais même pas si [Emilia] a remarqué sa présence."

"C'est ce que je me disais. Elle est très discrète, comme si elle cherchait à passer inaperçue. Mais vous savez, je l'ai vue fumer devant l'hôtel, hier soir. C'était la première fois que je la voyais sans lui."

"[Emilia] m'a dit que la plupart des clients refusaient de venir sur la terrasse de peur de vous croiser. C'est sans doute pour ça que cette fille est sortie de l'hôtel pour fumer."

Un silence pesant s'installa. [Léonard] triturait le fond de sa tasse de café avec sa petite cuillère, si fine qu'il avait du mal à la tenir.

"Je peux aller lui parler, si vous voulez."

»

Arrivée à l'université, je fus séparée du petit groupe d'amis que j'avais eu tant de mal à me constituer et qui avait été à mes côtés pendant trois ans. Ce fut très dur. Je me plongeai alors encore plus profondément dans mon histoire. J'en parlais à qui voulait bien m'écouter, à de vagues connaissances, à des gens de passage qui ne restaient jamais dans ma vie longtemps. Je voulais faire vivre cette œuvre qui m'enflammait, que je prenais très au sérieux tout en la tournant en dérision à chaque occasion. Vraiment, j'étais obsédée. Je laissais mes pensées vaquer à des sujets relatifs à ma trame, à mes personnages, à des flash-backs, à mon style. Je quittais mentalement une conversation avec un ami, un moment avec ma famille, pour rêvasser à mon histoire. Elle représentait mes années lycée, les beaux moments passés avec les amis qui étaient toujours dans mon cœur, qui n'avaient pas été délogés pour faire de la place pour d'autres. Elle représentait quelque chose d'autre, aussi, mais chaque chose en son temps.

Je vous ai parlé de cette amie qui avait un personnage similaire à Léonard. Nous étions chacune doucement obsédée à la fois par notre personnage et par celui de l'autre. Nous en riions, nous en parlions tout le temps. Mais elle n'était pas la seule à ressentir cette vague attirance pour Léonard. Toute personne qui lisait mon demi-manuscrit, qui voyait se mouvoir et parler cet être de papier que j'avais créé, avait l'étrange sensation d'être face à quelqu'un de tridimensionnel, qui dépassait franchement des confins du récit pour devenir quelque chose d'autre, quelque chose de plus. On m'en parlait tout le temps, souvent sur le ton de cet amour que l'on peut porter à un personnage fictif que l'on préfère aux autres. Moi, je commençais à me dire que cet aspect tridimensionnel posait problème.

Je travaillais dur pour écrire cette histoire, mais le personnage de Léonard me mettait des bâtons dans les roues. Je n'écrivais pas ce que je voulais écrire. Il était censé tuer, et il ne tuait pas. Je n'écrivais que les morceaux de vie, que j'ai dû vous faire lire un peu plus tôt, dans lesquels il était parfaitement paisible et sage, semblable à un enfant qui attend son père au café du coin plutôt qu'à un prédateur terrifiant craint de toutes et de tous. L'idée même d'écrire les passages dans lesquels Léonard était violent me semblait risible. J'essayais pourtant, mais rien à faire : j'avais l'impression que mes mains étaient liées, que je mentais honteusement en montrant cette partie de lui. Je me faisais violence, et j'avais horreur de me faire violence. La vocation d'écrivain ne devrait pas exiger une telle douleur, une telle négation de tous ses principes. Pourtant je n'étais pas particulièrement attachée à Léonard, pas à l'époque. Mais j'étais attachée à la vérité.

D'un autre côté, il y avait Blanche B. Je la trouvais ridicule, à dessein, et je la traitais comme une sorte de bouc émissaire. Il fallait qu'elle soit humiliée, torturée, haïe. Il fallait que Blanche la voit et se dise que, tout de même, elle ne pouvait pas laisser faire une telle chose, et qu'il fallait revenir pour me tirer les oreilles. En même temps, à force d'être similaire, par certains points, à mon guide, à ma Blanche, Blanche B. était devenue attachante. Je pensais souvent à elle en marchant dans les rues sombres de Paris, habitée peut-être un peu par quelques idées baudelairiennes et gauches, et je m'imaginais à sa place longer les trottoirs de la ville en fuyant au ralenti un monstre qui me traquerait, priant en silence pour qu'il me rattrape. Je l'imaginais seule à la terrasse d'un café miteux, un soupir au bord des lèvres. Je sortais avec mes amis et je voulais qu'ils me laissent seule avec ma mélancolie, à pourrir dans un lounge aux effluves de gin. Je voulais que Blanche revienne et je voyais Blanche B. prendre sa place. Je voulais qu'elle vienne me voir et que nous mourions ensemble dans un rêve, les pieds liés ensemble et le corps dans la Seine. J'ai écrit un poème à ce sujet il y a longtemps :

J'ai envie de te perdre.

J'ai envie de me perdre.

J'ai envie de nous perdre.

Je ne sais pas par quel nom t'appeler.

J'ai peur de me tromper.

Je n'aurais jamais pensé dire ça,

Mais aujourd'hui, je te veux toi.

Je veux comprendre et vivre ce que tu vis.

Je veux que tes yeux soient un miroir.

Je veux me perdre dans ton abysse et en ressortir dépossédée de moi-même.

L'espace d'un instant, je veux revenir en arrière, dans le néant de la nuit.

Je veux tituber dans les rues baignées des larmes de la ville.

Je veux que personne n'ait rien à nous offrir, même pas de la pitié.

Je ne veux pas que la lumière des lampadaires dissipe notre brouillard.

Je veux être emportée par ce qui est grand pour les petits et petit pour les grands,

Une exaltation noire qui consume le corps et l'esprit comme un poison,

Un rire dans le silence, un cri dans la nuit.

Il n'y a rien à comprendre, il faut seulement le vivre,

Essayer de l'accepter, pas de le justifier.

Répondre à l'appel du vide,

C'est ce que tout le monde veut, mais combien l'ont fait ?

Et je prends un risque lâche,

Et je te pousse pour ne pas me pousser,

Et je te regarde tomber,

Et je tombe.

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