6.2

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  • Je vais te faire gagner un peu de temps, mon ami, fait Jésus avec un sourire bienveillant. Je sais d'où tu viens, et même... de quand tu viens. Suis-je assez clair ?

Raymond encaisse. Sensation intérieure qu'une digue est sur le point de céder en lui. Pas facile de revenir sur une vie entière de déni. Fatalement, ça met une distance entre eux, et la distance entre un être divin et un vieil ivrogne, ça ne se mesure pas, tellement c'est immense. Un ange passe, à moins que ce ne soit qu'une de ces foutues mouches qui pullulent. Raymond doute, alors il cherche à comprendre.

  • Dis-donc, reprend-il, tout pensif, ça veut dire que tu sais depuis qu'on s'est rencontrés ?
  • Et même bien avant !
  • Pas possib' ! bave le vieux. Et depuis quand ?
  • Je te raconterais ça en temps voulu. En attendant...
  • Pas question ! Dis-moi comment tu as fait pour savoir !
  • Les voies du Seigneur... oppose Jésus en secouant la tête.
  • Mais tu ne pouvais pas savoir où on était, c'est impossible.
  • Hé ! Je vais quand même te faire une confidence : j'ai su tout de suite quand vous êtes arrivés. Et inutile de me demander comment, je ne te le dirais pas. Puis, quand j'ai compris que les trois branquignoles seraient jamais foutus de me retrouver, j'ai décidé de quitter le Nord pour aller à votre rencontre. Ils sont marrants, ces trois-là, mais il aurait fallu l'invention du GPS pour les secourir, tu crois pas ? Un GPS, c'est bien comme ça qu'on dit, à ton époque, non ? demande Jésus qui veut enfoncer le clou.

Ce dernier ne sait plus quoi dire. L'évidence est là, sous ses yeux : Jésus est réel. Celui dont il avait toujours nié l'existence se trouvait là, à un pas de lui ! Tout s'écroulait soudain dans l'esprit du vieillard.

  • Ecoutez, Seigneur, fait-il péniblement, le regard au sol, je suis confus.
  • Je sais, alors pas la peine de perdre ton temps en excuses inutiles. Tu es comme la plupart des autres : aveugle, sourd et têtu. Il faut sans cesse vous mettre le nez dans la merde pour obtenir un signe d'intelligence de votre part. Pas marrant, je te jure, mais que veux-tu : mon Père vous a fait ainsi !
  • Mais...
  • La ferme, Raymond. La ferme ! Crois-moi, moins tu en diras, mieux nous nous entendrons. Pour le moment, je veux te rappeler que ton épreuve du jour consiste à me raconter ce que tu ferais si tu étais à ma place, et si ça continue, je vais choper des escarres aux miches à force d'attendre ton bon vouloir !
  • Seigneur !
  • Merde, commence pas à faire comme les autres ! Tu changes rien à tes manières, ok ? Tu parles comme un charretier, tu pètes quand tu veux, mais tu modifies pas d'un iota ta façon de dialoguer avec moi ! Je t'accorde même le droit de m'engueuler. J'en ai plein les bottes de tous ces lèches-cul, tu comprends ? Et vas-y que je te suce les arpions, que je remouille la compresse, que je te balance des compliments qui déboucheraient le fion d'un constipé chronique. Je te veux "Raymond" sans la moindre trace de flagornerie !

Raymond, qui ne sait plus quoi dire, regarde Jésus avec effarement. Presque arrivé au terme de son existence, il réalise avec effroi qu'il a refusé toute sa vie de croire en Lui et qu'il ne pouvait commettre pire erreur.

  • J'attends ! s'impatiente Jésus. Ton plan pour l'Homme, alors ?
  • Eh bien, je pense que je changerais quelques petites choses.
  • Du genre ? Allez, grouille ! Tu as une Humanité à sauver !
  • Je ne sais pas... avoue Raymond d'un air navré.
  • Et tu te permets d'ouvrir ton claque-merde depuis des années ? s'emporte Jésus. Moi, je vais te donner quelques pistes : d'abord, on change les empereurs, on vire les rois, on remplace les cons et on laisse enfin la place à la liberté ! La vraie, celle qui dit que tu as le droit de vivre comme bon te semble, sans qu'on te reproche de ne pas savoir compter, d'être noir, blanc, jaune, vert, riche ou pauvre ! Un monde où ceux qui se disent indispensables à la bonne marche du monde seront immédiatement jetés sous la Terre, avec leurs compères à queue fourchue !
  • Euh...tu me disais pas qu'il fallait pas trier ?
  • Je t'emmerde ! Disons que je fais seulement du tri sélectif... Je sépare les ordures du reste, et je garde ceux qui veulent vivre en paix, sans prétendre imposer aux autres ce qu'ils doivent faire.

Raymond observe Jésus d'un oeil effaré.

  • Et la Science, dans tout ça ? Elle pourrait rien changer ?
  • Tu as vu la gueule de ton époque ? rétorque Jésus, plein d'amertume. On vous a filé des cerveaux gros comme des pastèques, et vous n'avez rien trouvé de mieux que de pourrir une planète entière. Et tout ça grâce à la Science, ce truc que vous ne savez pas utiliser, sauf pour détruire vos contemporains, ou vous en foutre plein les poches !
  • Tiens, regarde, tu viens de de soulever un bon sujet ! Le fric ! Faudrait le supprimer.
  • Ouais, ça c'est vrai. Normalement, c'était un truc fait pour rendre vos échanges plus faciles. Mais d'un moyen, vous avez fait une finalité. Z'êtes vraiment trop cons ! fait Jésus en se tapant sur les genoux.
  • L'avarice fait partie des trucs que tu nous reproches depuis toujours, c'est vrai aussi, concède Raymond avec acidité. Vos règles à la con sont contre nature, aussi ! Et moi aussi, je t'emmerde.

Débordés par la fureur, ils ne peuvent plus rien ajouter. Il y aurait pourtant tant de choses à refaire, pensent-ils tous les deux ! Il leur faut un peu de temps pour se calmer. A ce petit jeu, c'est Jésus qui gagne, bien sûr. Raymond fulmine encore en silence, mais il prend finalement le parti de parler sans haine.

  • Non, je crois que je sais exactement ce que je ferais si j'étais à ta place...

L'autre le regarde sans rien dire, persuadé que la suite tombera toute seule. Pourtant, le vieux ne jacte plus. Il est, semble-t-il, animé d'un nouveau feu intérieur. Raymond à eu une idée, et elle lui paraît terriblement juste. Jésus est curieux de savoir, mais il résiste à l'envie de lui demander. Question de principe, quand on est fils d'un dieu.
Finalement, Raymond laisse tomber d'une voix calme :

  • La première chose que je ferais, si j'étais à ta place, mon pote, ce serait de supprimer les dieux dans l'esprits des hommes. Et, à bien y réfléchir, je ne ferais absolument rien d'autre.

A suivre...

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